27.

Bonaparte, en ce mois de ventôse an V (février-mars 1797), ne traverse pas la mer pour s’élancer sur les traces du Grand Alexandre.

Il se contente de rêver au destin fulgurant du Macédonien, d’imaginer qu’un jour viendra, peut-être, où lui aussi comme Alexandre sera dans l’éclat d’une gloire aveuglante.

Mais pour cela il faut, à partir de l’Italie, marcher vers Vienne, franchir les cols des Alpes, les vallées encaissées de la Piave, du Tagliamento et de l’Isonzo, afin de s’enfoncer dans l’empire des Habsbourg.

Il le dit à ses soldats. Il l’écrit aux Directeurs :

« Il n’est plus d’espérance pour la paix qu’en allant la chercher dans les États héréditaires de la maison d’Autriche. »


Il sait qu’il joue une partie décisive.

Le Directoire a nommé le général Hoche à la tête de l’armée de Sambre-et-Meuse. Et avec celle du général Moreau, elle devrait se diriger vers Vienne.

Mais elles piétinent, et Bonaparte craint que les Directeurs n’aient choisi de le laisser affronter seul les troupes autrichiennes, afin qu’il s’y brise les reins.

Il n’a pas confiance dans ces « badauds » de Paris, ces Directeurs que sa gloire naissante inquiète.

Carnot, auquel il écrit que « si l’on tarde à passer le Rhin il sera impossible que nous nous soutenions longtemps », fait mine de ne pas comprendre.

Sans doute Carnot est-il, comme tous les « badauds » bien à l’abri dans leurs fonctions politiques, seulement préoccupé par les élections aux Conseils des Anciens et des Cinq-Cents, qui ont lieu les 1er et 15 germinal an V (le 21 mars et le 4 avril 1797).

Et les républicains du Directoire craignent qu’une vague royaliste ne les chasse du pouvoir.

Ils sentent bien que les électeurs sont las de ceux qu’ils appellent les « scélérats », anciens Jacobins, anciens conventionnels qui ont réussi grâce au décret des deux tiers à continuer de dominer les Conseils.

Ce sont ceux qui ont désigné comme Directeurs cinq régicides. Le peuple dans sa majorité veut rompre avec ces hommes dont le nom seul rappelle la Révolution.

Il choisit des candidats qui, quand on leur pose la question : « Les cloches chanteront-elles si vous êtes élu ? », répondent par l’affirmative.

On veut le retour des prêtres, on veut entendre les carillons, retrouver la religion traditionnelle, et l’on rejette cette religion dite naturelle, cette « théophilanthropie » qu’un La Révellière-Lépeaux veut imposer à la nation, et qui n’est qu’un culte de l’Être suprême agrémenté de quelques cérémonies.

Et les résultats des élections de ce printemps 1797 confirment et avivent les craintes des Directeurs.

Tous les députés élus dans le département de la Seine sont des royalistes, plus ou moins masqués.

L’un d’eux est même un ancien ministre de Louis XVI !

À Lyon, en Provence, ce sont des hommes qui ont mis en œuvre la Terreur blanche qui sont désignés. Quant aux deux cent seize ex-conventionnels qui se représentaient, deux cent cinq ont été battus !

C’est bien le triomphe des « honnêtes gens » sur les « scélérats » qui est publié à Paris : « Le Directoire ne pourra gouverner avec les Conseils, il devra ou conspirer ou obéir ou périr. »

Et déjà, par tirage au sort, l’un des Directeurs, proche de Carnot, Le Tourneur, est remplacé par le ci-devant marquis de Barthélémy, royaliste dissimulé, confirmant ainsi la victoire des clichyens.


Cette révolution de l’opinion s’affiche et se chante dans les rues de Paris, autour des Tuileries où siègent les Conseils, et de ce palais du Luxembourg où se réunissent les Directeurs :

On dit que vers les Tuileries

Est un chantier très apparent

Où 500 bûches bien choisies

Sont à vendre dans ce moment.

500 bûches pour un Louis

Mais bien entendu mes amis

Qu’on ne les livre qu’à la corde !

Sur le boulevard des Italiens plus que jamais « boulevard de Coblence », les « honnêtes gens » mêlés aux inc-oyables et aux me-veilleuses se pavanent.

« Il faut être sans cocarde, porter collet noir sur habit gris aux 18 boutons, en l’honneur de Louis XVIII, sur habit carré, et grosse cravate, au nœud bouffant, démesuré. Il faut avoir toujours à la bouche les qualifications de “Monsieur le Marquis”, de “Monsieur le Bailli”, de “Monsieur le Président”, de “Monsieur le Curé”. »

On se retrouve dans les salons, dans des réunions rue de Lille, à l’ancien hôtel de Montmorency ou à l’hôtel de Salm.

Dans ce dernier se réunit autour de Benjamin Constant un « cercle constitutionnel ».

Les femmes élégantes et brillantes attirent, mais dans les salons huppés l’on se détourne désormais de Thérésa Tallien.

Et ce sont Mesdames de Récamier et de Staël, la royaliste Madame de Montesson qui gouvernent le plus d’invités influents.

Mais le pouvoir attire toujours.

Barras reçoit au palais du Luxembourg, Sieyès, chez lui rue du Rocher, et l’ancien évêque d’Autun Talleyrand, dont on murmure qu’il sera bientôt ministre des Affaires étrangères, en son hôtel particulier, proche du Luxembourg.

Les journaux rapportent les propos tenus dans ces soirées, les racontent.

« Chez Madame de Viennais ? On joue. Chez Madame Tallien ? On négocie. Chez Madame de Staël ? On s’arrange. Chez Ouvrard ? On calcule. Chez Antonelle ? On conspire. Chez Talleyrand ? On persifle. Chez Barras ? On voit venir. À Tivoli ? On danse. Aux Conseils ? On chancelle. À l’institut ? On bâille ! »

La vie mondaine, les intrigues de salon, paraissent n’être que parades, futilités, bavardages sans conséquence. Mais ce n’est qu’apparence.

« Tout semble calme, commente Le Courrier républicain, et cependant il n’est personne qui ne s’attende à quelque prochain événement. »


Il se produit dès le 20 mai 1797 (1er prairial) quand les nouveaux Conseils des Anciens et des Cinq-Cents portent à leur présidence respective, l’un le ci-devant marquis de Barbé-Marbois, ancien diplomate de Louis XVI, et l’autre le général Pichegru, soupçonné d’être entré en relation avec les envoyés de Louis XVIII.

Et aussitôt la nouvelle majorité propose des mesures en faveur des prêtres, et la liberté de « sonner des cloches », et le contrôle des comptes du Directoire, qu’on accuse de dilapider – à quelles fins ? – les millions que lui envoie Bonaparte.


Celui-ci n’ignore rien de ce qui se trame à Paris. Il s’est enfoncé en territoire autrichien. Il a atteint la ville de Leoben, et il a proposé à l’Autriche que s’engagent des « préliminaires de paix ».

Il n’a pas consulté les Directeurs. Il a décidé de proposer à l’Autriche un troc : Venise paiera à Vienne la rive gauche du Rhin et la Belgique abandonnée à la France, car c’est l’Italie « padane » qui importe à Bonaparte.

Il a aidé les patriotes italiens à créer une République cisalpine. Il a écrasé une révolte antifrançaise à Vérone, « quatre cents soldats français massacrés ».

Et ces « Pâques véronaises » ensanglantées – peut-être suscitées par les services secrets de l’armée d’Italie, pour fournir à Bonaparte un prétexte – ont permis d’investir et d’occuper Venise, le gage pour l’Autriche, d’y arrêter un agent monarchiste, le comte d’Antraigues, de saisir ses papiers et de commencer à les lire, d’y découvrir le nom de Pichegru, et le détail des négociations conduites entre Louis XVIII et le général aujourd’hui président du Conseil des Cinq-Cents !


Bonaparte médite.

Il dispose avec les « papiers » d’Antraigues d’une arme puissante contre les royalistes présents désormais dans les Conseils de la République.

Et il sent bien que parmi les Directeurs, Carnot et le ci-devant marquis de Barthélémy sont disposés à aider le Ventre, ces députés modérés, à faire lentement glisser la République vers une restauration.

Même si Carnot, régicide, est sincèrement républicain, et même si le ci-devant Barthélémy est un homme timoré.

En face de ces « modérés », il y a ces triumvirs, Barras, Reubell, La Révellière-Lépeaux, ce dernier exaspéré par le regain de foi catholique, ce que les modérés appellent l’« antique culte de nos pères ».

Et La Révellière-Lépeaux d’appuyer les républicains qui s’indignent, protestent, déclarent :

« Vous qui parlez sans cesse de la religion de nos pères, non, vous ne nous ramènerez pas à d’absurdes croyances, à de vains préjugés, à une délirante superstition. »

Bonaparte sait que ces triumvirs, et d’abord Barras, ne sont pas hommes à se laisser déposséder du pouvoir.

Mais Bonaparte ne veut plus être seulement le glaive, le bras armé de Barras, comme il l’a été le 13 Vendémiaire.

Il veut jouer sa partie, à son profit, apparaître comme l’homme qui a conclu la paix, avec le pape Pie VI, et maintenant avec l’Autriche.

Et ses courriers déjà parcourent les routes d’Europe, vers les états-majors des généraux Moreau et Hoche, pour leur annoncer que les préliminaires de paix ont été ouverts à Leoben.

D’autres courriers apportent les propositions au Directoire qui ne pourra que les approuver.

Voudrait-il, alors que tout le pays aspire à la paix, apparaître comme le gouvernement partisan de la continuation de la guerre ?

Le Directoire sait-il que, à chaque halte, les courriers de Bonaparte ont clamé que le général en chef de l’armée d’Italie avait ébauché avec Vienne une paix victorieuse ? Et la foule d’acclamer.


Bonaparte a envoyé à Paris son aide de camp, La Valette.

L’officier est porteur d’une lettre pour les Directeurs qui leur annonce que les préliminaires de paix avec l’Autriche sont engagés, aux conditions fixées par Bonaparte.

« Quant à moi, je vous demande du repos, conclut Bonaparte. J’ai justifié la confiance dont vous m’avez investi et acquis plus de gloire qu’il n’en faut pour être heureux… La calomnie s’efforcera en vain de me prêter des intentions perfides, ma carrière civile sera comme ma carrière militaire, une et simple… »

Ces derniers mots font trembler les Directeurs.

Que veut ce Bonaparte qui demande un « congé pour se rendre en France » ?

Et en même temps, ce général Vendémiaire peut être indispensable, avec son armée victorieuse et chantée par le peuple, pour briser ces Conseils pénétrés de royalisme.

Le Directoire, dans ces conditions, ne peut qu’approuver le dernier état des préliminaires de paix : Venise – occupée par les Français – sera livrée à l’Autriche en échange de la rive gauche du Rhin et de la Belgique.

Quant à la Lombardie, à l’Émilie, cette riche plaine du Pô, elles deviennent le cœur d’une République cisalpine.


Bonaparte reçoit enfin le premier courrier que lui adresse de Paris son aide de camp La Valette.

« Tous, mon cher général, ont les yeux fixés sur vous, écrit l’officier. Vous tenez le sort de la France entière dans vos mains. Signez la paix et vous la faites changer de face comme par enchantement. Et alors, mon général, venez jouir des bénédictions du peuple français tout entier qui vous appellera son bienfaiteur.

« Venez étonner les Parisiens par votre modération et votre philosophie. »

Napoléon Bonaparte aime ce printemps 1797.

L’an V est pour lui une année faste.

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