28.

Bonaparte, en ce printemps de l’an V, rêve donc de rentrer en France avec la gloire du général vainqueur et l’aura rassurante du faiseur de paix.

Mais il ne veut pas brûler ses chances, et ne jouer que les utilités, en se mettant au service de ces triumvirs, Barras, Reubell, La Révellière-Lépeaux, républicains certes, mais surtout décidés à conserver le pouvoir.

Ces Directeurs recherchent un « bon » général, pour disperser à coups de plat de sabre les membres du Conseil des Cinq-Cents ou des Anciens, ce Ventre royaliste ou tenté de se rallier à une restauration.

Pour Bonaparte, point question de n’être que cet instrument.

Il répète :

« Je ne voudrais quitter l’armée d’Italie que pour jouer un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici et le moment n’est pas encore venu… »

Il va observer les « badauds de Paris ». Il veut être indispensable sans pour autant se compromettre en leur compagnie. Il sait bien que l’opinion les méprise, comme elle rejette les députés du Ventre.

Elle veut des hommes – un homme nouveau.

Il peut être celui-là.

Il a lu avec attention les papiers contenus dans le portefeuille rouge saisi sur ce comte d’Antraigues qui tentait de fuir Venise.

Il s’agit de rapports faits à d’Antraigues par un agent royaliste, Montgaillard.

Y est consigné le détail de toutes les négociations conduites par le général Pichegru avec les envoyés de Louis XVIII. Pièces accablantes pour Pichegru devenu président du Conseil des Cinq-Cents !

Il avait obtenu pour prix de sa trahison le titre de maréchal, la croix de commandeur de Saint-Louis, le château de Chambord, deux millions en numéraire payés comptant, cent vingt mille livres de rentes, réversibles pour moitié à sa femme, pour quart à ses enfants, et même quatre pièces de canon !

Bonaparte veut obtenir de D’Antraigues qu’il recopie ces documents en excluant toutes les indications qu’ils contiennent quant aux relations conclues entre des officiers de l’armée d’Italie et des envoyés de Louis XVIII. Il faut que ces pièces expurgées, réécrites, n’aient pour cible que Pichegru et les royalistes qui le suivent.


« Vous êtes trop éclairé, vous avez trop de génie, dit Bonaparte à d’Antraigues, pour ne pas juger que la cause que vous avez défendue est perdue. Les peuples sont las de combattre pour des imbéciles et les soldats pour des poltrons. La révolution est faite en Europe, il faut qu’elle ait son cours. Voyez les armées des rois : les soldats sont bons, les officiers mécontents et elles sont battues. »

Napoléon pousse les papiers vers d’Antraigues :

« Une nouvelle faction existe en France, dit-il. Je veux l’anéantir. Il faut nous aider à cela et alors vous serez content de nous. Tenez, signez ces papiers, je vous le conseille. »

Si d’Antraigues signe, Bonaparte disposera d’une arme redoutable contre Pichegru et les royalistes.

Mais Bonaparte attend avant de l’offrir à Barras, dont il connaît la détermination et l’habileté, le sens politique.

C’est à l’évidence Barras qui mène le jeu. C’est Barras qui prend contact avec le général Hoche, commandant l’armée de Sambre-et-Meuse.

Hoche est nommé ministre de la Guerre, et autorisé, au prétexte de la préparation d’un débarquement en Angleterre, à conduire quinze mille hommes du Rhin à la Bretagne.

Ils passeront par Paris, violant les lois qui interdisent aux troupes d’entrer dans la capitale.

« Nous sommes convenus avec le général Hoche, reconnaît Barras, que son armée se prononcera. »

C’est-à-dire dispersera les royalistes.

Et en même temps, Barras veille à rassurer l’opinion modérée.

Il ne veut pas apparaître comme l’homme par qui la violence, les journées révolutionnaires ensanglanteront de nouveau Paris.

Barras sait que le peuple est las, aspire à l’ordre, à la paix civile. Les citoyens ne veulent le retour ni des « terroristes », ni des « anarchistes ».

Et le procès des babouvistes – des républicains montagnards –, tous confondus dans la même appellation d’« anarchistes » qui se tient devant la Haute Cour réunie à Vendôme, en ce printemps de l’an V, sert Barras.

Il se montre ainsi partisan de l’ordre et des propriétés.


On compte soixante-cinq accusés.

Mais Drouet, l’ancien conventionnel Lindet et le général Rossignol, tous montagnards, sont parmi les dix-huit contumaces.

Les accusés, dont Babeuf, Buonarroti, Darthé et les anciens conventionnels Vadier et Amar, n’ont pas tous participé à la conspiration des Égaux.

Mais le Directoire veut profiter de ce procès pour en finir avec la « faction anarchiste ».

Le procès va durer trois mois – du 20 février au 26 mai 1797 (du 2 ventôse au 7 prairial an V).

Les débats sont violents.

Les accusés crient « Vive la République ! », proclament :

« Un seul sentiment nous anime, une même résolution nous unit, il n’y a qu’un principe : celui de vivre et mourir libres, celui de nous montrer libres de la Sainte Cause pour laquelle chacun de nous s’estime heureux de souffrir. »

Ils entonnent des chants patriotiques et le public mêle sa voix à celles des accusés.

On insulte le « traître » Grisel qui a dénoncé la conspiration à Carnot : « Bois la ciguë, scélérat », lui lance-t-on.

Du côté du tribunal, l’accusateur national Bailly est impitoyable.

« La France est fatiguée d’avoir roulé de révolution en révolution. Les anarchistes sont une faction de crime et de sang, dont le triomphe aurait abouti à ensevelir la République sous les monceaux de cadavres, dans les flots de sang et de larmes, dit-il… La France ne serait plus qu’un désert affreux si la Convention, délivrée le 9 Thermidor, n’avait pas précipité Robespierre et son abominable Commune dans le gouffre qu’ils avaient eux-mêmes creusé. »

Dans la nuit du 26 au 27 mai, le verdict tombe : presque tous les accusés sont acquittés – Buonarroti est l’un d’eux -mais Babeuf et Darthé sont condamnés à mort.

« Aussitôt que le jugement est prononcé, Darthé crie : “Vive la République !” Il s’est déjà percé le sein et le sang jaillit de sa plaie, raconte L’Écho des hommes libres et vrais. Babeuf sans rien dire imite son exemple et s’enfonce dans le corps un fil de métal aiguisé. Il tombe mourant. Un sentiment d’admiration pour les suicidés et d’horreur pour leurs bourreaux se répand dans toute l’assemblée. Une foule de citoyens de tous âges et de tous sexes sort de la salle épouvantée, effrayée d’avoir soutenu la présence des meurtriers du patriotisme. Une partie y est retenue par un religieux respect pour les illustres condamnés. »

Le lendemain 28 mai, malgré leurs blessures Babeuf et Darthé sont conduits à l’échafaud.

Darthé refuse d’obéir au bourreau et est traîné sanglant sur la guillotine.

« Babeuf parle de son amour pour le peuple auquel il recommande sa famille… Il s’est présenté et a reçu le coup fatal avec le calme de l’innocence, presque même de l’indifférence. »

Il avait écrit dans sa dernière lettre à sa femme : « Les méchants sont les plus forts. Je leur cède. »


Quelques jours plus tard, Bonaparte charge un courrier de remettre à Barras les documents qui accusent le général Pichegru. Menacé d’être exécuté, d’Antraigues les a finalement signés.

L’épouse du comte s’est écriée, s’adressant à Joséphine de Beauharnais dont elle est l’amie :

« Madame, vous m’avez dit : “Robespierre est mort !” Le voilà ressuscité. Il a soif de notre sang. Il fera bien de le répandre car je vais à Paris et j’y obtiendrai justice. »

Voyage vain puisque d’Antraigues a cédé.


Dans le portefeuille rouge du comte d’Antraigues, Bonaparte a trouvé le portrait que l’agent royaliste a tracé de lui, sans doute pour Louis XVIII.

« Ce génie destructeur, écrit d’Antraigues, pervers, atroce, méchant, fécond en ressources, s’irritant des obstacles, comptant l’existence pour rien et l’ambition pour tout, voulant être le maître et résolu à périr ou à le devenir, n’ayant de frein pour rien, l’appréciant les vices et les vertus que comme des moyens et n’ayant que la plus profonde indifférence pour l’un ou l’autre, est le cachet de l’homme d’État. »

Bonaparte lit, relit, se regarde dans ce portrait comme dans un miroir.

« Naturellement violent à l’excès, poursuit d’Antraigues, mais se réfrénant par l’exercice d’une cruauté plus réfléchie qui lui fait suspendre ses fureurs, ajourner ses vengeances, et étant physiquement et moralement dans l’impossibilité d’exister un seul moment en repos… […]

« Bonaparte est un homme de petite stature, d’une chétive figure, les yeux ardents, quelque chose, dans le regard et la bouche, d’atroce, de dissimulé, de perfide, parlant peu, mais se livrant à la parole quand la vanité est en jeu ou qu’elle est contrariée ; d’une santé très mauvaise par suite d’une âcreté de sang. Il est couvert de dartres, et ces sortes de maladies accroissent sa violence et son activité. […]

« Cet homme est toujours occupé de ses projets et cela sans distraction. Il dort trois heures par nuit et ne prend des remèdes que lorsque ses souffrances sont insupportables.

« Cet homme veut maîtriser la France et par la France, l’Europe. Tout ce qui n’est pas cela lui paraît, même dans ses succès, ne lui offrir que des moyens.

« Ainsi il vole ouvertement, il pille tout, se forme un trésor énorme en or, argent, bijoux et pierreries. Mais il ne tient à cela que pour s’en servir : ce même homme qui volera à fond une communauté, donnera un million sans hésitation à l’homme qui peut le servir… Avec lui un marché se fait en deux mots et deux minutes. Voilà ses moyens de séduire. »


Pourquoi Bonaparte récuserait-il ce portrait ?

Ceux qui ne sont pas haïs ne font rien. Ne sont rien.

Bonaparte veut être tout.

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