15.

« La vérité terrible et la mort » : ces mots de Robespierre inquiètent et angoissent de nombreux membres des Comités de salut public et de sûreté générale, du Tribunal révolutionnaire et de la Convention.

Et comme l’incorruptible a refusé de donner les noms de ceux qu’il vise, la peur se propage.

Certains ne doutent pas du sort que l’incorruptible leur réserve.


Fouché, lorsqu’il se rend auprès des députés du Ventre, cette Plaine, ce Marais, qui occupent le centre de la Convention et qui siègent précisément en face de la tribune, et forment un groupe de conventionnels compact qui, par son vote, peut faire basculer l’Assemblée – pour ou contre Robespierre

— ne cache pas que sa vie est en jeu.

« J’ai l’honneur d’être inscrit sur les tablettes de Robespierre, à la colonne des morts », dit Fouché.

Il parle avec passion à Boissy d’Anglas qui, depuis son élection en 1789, aux États généraux, mène une prudente carrière et est devenu à la Convention l’un des membres les plus influents de ce Ventre.

Fouché veut le convaincre que renverser l’incorruptible, c’est mettre fin à la Terreur, à cette loi de Prairial qui transforme chaque citoyen en suspect et donc en condamné, selon le bon plaisir du Tribunal révolutionnaire.

Barras, Fréron, mais aussi Collot d’Herbois et Billaud-Varenne, que les Jacobins viennent de chasser du club en les menaçant du « rasoir national », appuient Fouché.

Boissy d’Anglas réunit ses collègues du Marais.

Si les Montagnards, à la suite de Fouché et des autres « terroristes » anciens représentants en mission, corrompus, abandonnent Robespierre, si l’incorruptible n’est plus entouré que de quelques amis sûrs et critiqué par les plus humbles des citoyens, écrasés par la misère, las et mécontents, alors il y a un avenir pour le Marais, le Ventre, la Plaine.


Dans la nuit du 8 au 9 thermidor, Fouché et Tallien pressentent que les modérés de la Convention, les prudents et les lâches, les héritiers des Feuillants commencent à redresser la tête, prêts à saisir l’occasion d’abattre Robespierre et ces lois terroristes, si elle se présente.

Tallien insiste.

Il viendra, le 9 thermidor, avec un poignard. Car il ne s’agit pas seulement de sa vie, mais de celle aussi de Thérésa Cabarrus, sa femme aimée, cette fille de banquier et armateur espagnol, qu’il a rencontrée à Bordeaux.

On l’avait arrêtée parce que son père était aussi agioteur, corrompu et corrupteur, riche et donc suspect. Tallien avait réussi à la faire libérer, mais, venue à Paris, elle a de nouveau été arrêtée, en mai, et elle n’échapperait pas à la Sainte Guillotine si Robespierre et Saint-Just, Couthon, Le Bas, et ses partisans à la Commune de Paris continuaient de dominer le pouvoir.


Il fallait que Robespierre tombe.

Et Tallien dénonce le discours prononcé la veille par l’incorruptible à la Convention et répété au club des Jacobins.

Phrases hypocrites, apologétiques, annonçant la tyrannie, dit-il.

Et ce sont ces mêmes accusations que Collot d’Herbois, Billot-Varenne ont reprises au Comité de salut public, lorsqu’ils sont rentrés du club des Jacobins, au milieu de la nuit. Ils ont entouré Saint-Just, qui écrit.

« Tu rédiges notre acte d’accusation ? » lui demandent-ils.

Saint-Just les toise.

« Eh bien oui, tu ne te trompes pas Collot, et toi aussi, ajoute-t-il en se tournant vers Carnot, tu n’y seras pas oublié non plus et tu t’y verras traité de main de maître. » Et Saint-Just reprend la plume, indifférent aux colères des autres.

Vers cinq heures du matin, il range ses notes, se lève, impassible, et s’éloigne d’un pas tranquille.

Il a l’intention, avant la chaleur qui s’annonce étouffante, d’aller chevaucher au bois de Boulogne, pour respirer un air encore frais.


Mais il suffit de quelques heures, ce 9 thermidor, pour qu’une chaleur orageuse étouffe Paris, sous l’épaisseur sombre de nuages bas, que déchire parfois la foudre.

Dans le pavillon de Flore, Billaud-Varenne, Barère, Collot d’Herbois, Carnot, vont et viennent, s’épongent le front, échangent quelques phrases, consultent leurs montres.

Ils attendent Saint-Just qui est censé venir leur lire son discours. C’est Couthon qui arrive. Le paralytique est lui aussi en sueur. On le questionne, on se dispute. On l’accuse de trahir, comme Saint-Just, le Comité.

Tout à coup, vers midi, un huissier apporte un message de Saint-Just.

Collot d’Herbois le parcourt, a une exclamation de fureur, le lit à haute voix :

« Vous avez flétri mon cœur, écrit Saint-Just, je vais l’ouvrir tout entier à la Convention nationale. »

On s’indigne. On court vers la Convention, puisque c’est devant elle que va se livrer la bataille.

Finis les apparences ou les espoirs de réconciliation au sein des Comités.

Les conventionnels vont trancher, pour ou contre Robespierre.

« Le Ventre est avec nous », murmure Fouché.

Mais les tribunes sont peuplées de robespierristes. Ils acclament Robespierre qui, vêtu de l’habit bleu qu’il n’a porté que pour la fête de l’Être suprême, gagne sa place du pas d’un prêtre qui se dirige vers l’autel.

Saint-Just le rejoint, avec lui aussi la démarche d’un officiant, élégant dans son habit chamois, son gilet blanc et sa culotte gris tendre. C’est lui qui, vers une heure de l’après-midi de ce 9 thermidor an II, monte le premier à la tribune de la Convention.


Collot d’Herbois préside la séance, et déjà il brandit la clochette qui lui permettra d’interrompre les débats et même de couvrir la voix de l’orateur.

Saint-Just s’apprête à parler. Il tourne la tête, regarde à sa droite et à sa gauche les deux tableaux représentant l’un Marat, l’autre Le Peletier, les deux « martyrs » assassinés. Entre eux l’« Arche sainte » contenant le texte de la Constitution de 1793 – l’an I –, jamais appliquée.


Saint-Just commence d’une voix calme, posée :

« Je ne suis d’aucune faction, dit-il, je les combattrai toutes… » Des applaudissements l’interrompent, mais ils saluent l’entrée de Billaud-Varenne.

« Quelqu’un cette nuit, reprend Saint-Just, a flétri mon cœur et je ne veux parler qu’à vous. On a voulu répandre que le gouvernement était divisé, il ne l’est pas, une altération politique que je vais vous rendre a seulement eu lieu. » Robespierre a un geste d’irritation. Il lui semble que Saint-Just se dérobe, Saint-Just veut ainsi éviter l’affrontement, par prudence, parce qu’il a pris conscience de la force de ses adversaires. Il veut rassurer ce Ventre modéré dont les députés sont aux aguets, sans doute prêts à rallier Fouché, Barras, Tallien. Et ce dernier bondit à la tribune, repousse Saint-Just : « Hier, dit-il, criant presque, un membre du gouvernement s’en est isolé et a prononcé un discours en son nom particulier, aujourd’hui un autre fait la même chose, je demande que le rideau soit déchiré. »

« Il le faut, il le faut », scandent plusieurs dizaines de conventionnels.

Saint-Just ouvre la bouche, mais Billaud-Varenne se précipite à la tribune avant même que Tallien en soit descendu.

« Je m’étonne de voir Saint-Just à la tribune après ce qui s’est passé, dit-il. Il avait promis aux deux Comités de leur soumettre son discours avant de le lire à la Convention et même de le supprimer s’il leur semblait dangereux… »

Saint-Just se tait, immobile, impassible, inébranlable mais paralysé, devenu plus spectateur qu’acteur.

Et Billaud-Varenne continue, raconte la séance au club des Jacobins.

« On a eu l’intention d’égorger la Convention », clame-t-il.

Il désigne un homme assis dans les tribunes, demande son expulsion en l’accusant d’être celui qui au club des Jacobins a attaqué la Convention.

« La Convention périra si elle est faible ! » crie Billaud-Varenne.

« Non, non, non », répondent les députés de la Montagne en agitant leurs chapeaux.

Le Bas veut parler. Collot d’Herbois agite la clochette, les tintements, les cris étouffent la voix de Robespierre, cependant que Billaud-Varenne attaque l’incorruptible.

Et quand Robespierre s’élance vers la tribune pour parler, la clochette de Collot d’Herbois sonne, le rend inaudible, et les cris de « À bas le tyran ! » retentissent.

Onze fois Robespierre essaie de parler, mais le nouveau président de séance, Thuriot, agite frénétiquement la clochette et étouffe sa voix.

« De quel droit, lui lance Robespierre, le président protège-t-il les assassins ? »


Tallien est remonté à la tribune.

« J’ai vu hier la séance des Jacobins, crie-t-il. J’ai frémi pour la patrie. J’ai vu se former l’armée du nouveau Cromwell et je me suis armé d’un poignard pour lui percer le sein si la Convention n’avait pas le courage de le décréter d’arrestation ! »

Tallien brandit et agite le poignard.

Robespierre hurle, mais qui l’entend dans les cris, le tintement de la clochette ?

« Pour la dernière fois, président d’assassins, me donneras-tu la parole ? »

Il a le visage congestionné, il continue de parler. Il se tourne vers les députés de la Plaine, ces hommes du Ventre.

« Hommes purs, commence-t-il, hommes vertueux c’est à vous que j’ai recours ! Accordez-moi la parole que les assassins me refusent. »

Mais comment peut-il espérer que ces hommes dont tout

— l’invocation de l’immortalité de l’âme, de l’Être suprême, de la Terreur et de la Vertu – le sépare le soutiennent ?

En fait, c’est la dernière chance de Robespierre.

Abandonné par la Montagne, par les hommes des Comités – Vadier, Barère, interviennent à leur tour –, il est seul.


Un député de l’Aveyron, inconnu, Louchet, que personne jamais n’a entendu, se dresse :

« Je demande le décret d’accusation contre Robespierre », dit-il.

Et les mains se lèvent pour voter le décret.

Robespierre tente de parler, s’avance au milieu des travées.

On l’interpelle :

« Le sang de Danton t’étouffe », crie un député.

« Ne t’avance pas, lance Fréron, c’est là que s’asseyaient Condorcet et Vergniaud. »

On réclame l’arrestation immédiate du « monstre ».

La peur si longtemps contenue devient rage.

« Brigands ! Les lâches ! Les hypocrites, hurle Robespierre.

« Je demande la mort. »

Puis, alors que les cris de « À bas le tyran ! Décret d’accusation ! » retentissent, il lance :

« Les brigands triomphent. »


Augustin Robespierre se dresse.

« Je suis aussi coupable que mon frère, dit-il. Je partage ses vertus, je demande aussi le décret d’accusation contre moi. »

Le Bas, aussitôt, déclare :

« Je ne veux pas partager l’opprobre de ce décret, je demande aussi l’arrestation. »

L’arrestation est même votée pour Saint-Just, silencieux, comme absent, et pour Couthon.

« Couthon est un tigre altéré du sang de la représentation nationale, crie Fréron. Il voulait se faire de nos cadavres autant de degrés pour monter sur le trône. »

Couthon, assis sur sa chaise roulante, ricane, montrant ses jambes paralysées :

« Oui, je voulais monter au trône. »

« Arrestation, arrestation », crie-t-on.

Saint-Just, Le Bas, Couthon, Augustin Robespierre sont décrétés d’arrestation, comme Maximilien.

Des gendarmes s’approchent.

« La Liberté et la République vont donc enfin sortir de leurs ruines », s’écrie Fréron.

« Oui, car les brigands triomphent », répète Robespierre pendant que les gendarmes l’entraînent, avec ses quatre compagnons.

Saint-Just, à la demande de Collot d’Herbois, dépose d’un geste lent, tranquille, le texte de son discours sur le bureau du président !

La chaleur est intense, moite, lourde.

Il est presque cinq heures, ce 9 Thermidor.


Robespierre est épuisé.

Il dévisage lentement son frère Augustin, Couthon, Saint-Just, Le Bas.

Tous dans cette salle du Comité de sûreté générale où on les a conduits, paraissent à bout de force.

Robespierre baisse la tête après avoir longuement fixé Saint-Just qui, bras croisés, semble indifférent.

Cet homme si jeune, si beau, a-t-il songé à l’abandonner lui aussi ?


On entend des éclats de voix !

Vadier et Amar dans une salle voisine décident de disperser les prisonniers dans les différentes prisons de Paris, et, en attendant leur départ, on leur sert à dîner.

Ils parlent peu.

Une insurrection comme celle qui, le 31 mai et le 2 juin 1793, a imposé à la Convention l’arrestation des députés girondins, est-elle possible ?

Robespierre est réticent. Il ne veut pas violer la loi. Et la Convention est la représentation du peuple souverain.

Et tout à coup, le tocsin qui retentit.

Le Conseil général de la Commune, à l’Hôtel de Ville, a dû apprendre les arrestations. Et le maire de Paris, Fleuriot-Lescot, est un fidèle robespierriste. Il appelle les patriotes à se rassembler en armes, il mobilise la garde nationale que commande le général Hanriot, un robespierriste lui aussi.

Le maire ordonne aux concierges des prisons de ne pas accepter les prisonniers qu’on leur présenterait.


Brutalement, les portes de la salle où se trouve Robespierre s’ouvrent avec fracas. Des gendarmes de la Convention poussent dans la salle Hanriot, bras liés.

Éméché, il avait à cheval harangué, au Palais-Royal, les citoyens, les appelant à « exterminer les trois cents scélérats qui siègent à la Convention ».

Les gendarmes n’avaient eu aucune peine à se saisir de lui.

Est-ce la fin ? L’insurrection mort-née, les robespierristes condamnés.

Mais les concierges des prisons obéissent à la Commune, refusent de recevoir les prisonniers qu’on vient de leur présenter. On conduit Robespierre à la mairie, quai des Orfèvres. On l’y accueille par des cris de joie. Il est libre. Il n’est que huit heures du soir.


Tout serait-il encore possible ?

Le vice-président du Tribunal révolutionnaire Coffinhal est parti pour les Tuileries avec deux cents canonniers et des gardes nationaux, représentant seize sections, même si la majorité – trente-deux – ont refusé de marcher.

On délivre Hanriot, mais le général dégrisé refuse de faire bombarder les Tuileries, et se rend à l’Hôtel de Ville où il retrouve les autres prisonniers.

Robespierre vient d’y arriver. Il a fallu que le maire Fleuriot-Lescot l’arrache à ses hésitations, à sa passivité, à sa prudence. Car il ne veut pas prendre la tête de l’insurrection.

Par souci de légalité ? Par habileté ? Afin de rester au-dessus des factions ?

Par épuisement nerveux et sentiment que tout est perdu, que la mort est là, parce que les « brigands triomphent » et que Maximilien est fasciné, attiré par cet échec – et sa mort -qui se dessine.

Mais il n’a pas pu se dérober à l’appel de Fleuriot-Lescot, du Conseil général de la Commune.

« Le Comité d’exécution a besoin de tes conseils, viens sur-le-champ à l’Hôtel de Ville », lui a-t-on écrit.

Et d’ailleurs, comment refuser alors que la Convention déclare hors la loi tous les partisans de Robespierre ?

C’est donc l’insurrection, le conflit armé avec la Convention, l’obligation de jouer son va-tout.


Il faut rassembler tous les robespierristes.

Couthon sera le dernier à rejoindre l’Hôtel de Ville. Il s’obstine à ne pas vouloir quitter la prison de La Bourbe où on l’a accepté.

À toutes les sollicitations, il répond qu’il est fidèle aux principes que lui a enseignés l’incorruptible : respecter la souveraineté de la Convention.

Il faut qu’Augustin Robespierre prenne la plume, écrive :

« Couthon, tous les patriotes sont proscrits, le peuple tout entier est levé. Ce serait le trahir que de ne pas te rendre avec nous à la Commune où nous sommes actuellement. »

Maximilien Robespierre et Saint-Just signent ce message aux côtés de « Robespierre jeune ».


Couthon a enfin rejoint l’Hôtel de Ville. Et Maximilien regarde autour de lui ses partisans rassemblés dans cette salle.

Aucun élan, aucun enthousiasme. Le désarroi, la fatigue, le désespoir même, se lisent sur les visages, dans les attitudes.

On écrit des ordres :

« Qu’on ferme les barrières de Paris. Que l’on mette les scellés sur toutes les presses des journalistes – et qu’à cet effet on en donne l’ordre aux commissaires de police – et les journalistes en arrestation ainsi que les députés traîtres. »

On conclut le message par ces mots :

« C’est l’avis de Robespierre et le nôtre. »

Mais Maximilien Robespierre ne signe pas le texte qui portera le nom de Payan et celui du maire Fleuriot-Lescot.

On parle. On palabre plutôt, dans une atmosphère irréelle.

On dit qu’il faut « mettre le peuple en humeur ».

On décide l’« arrestation des indignes conspirateurs » pour « délivrer la Convention de l’opposition où ils la retiennent ».

Saint-Just, debout, ne dit mot.

Il observe sur la place de Grève, devant l’Hôtel de Ville, les gardes nationaux, les canonniers, qui piétinent, inactifs, auxquels personne ne donne d’ordre.

Nombreux sont ceux qui, après des heures d’attente, commencent à quitter la place.

Il aperçoit des agents de la Convention, ceints de leur écharpe tricolore, qui vont et viennent, annoncent que de nombreuses sections se sont ralliées à l’Assemblée, que l’École militaire de Mars a fait de même, que ceux qui suivent les ordres de la Commune, de Robespierre, sont hors la loi, passibles d’une exécution immédiate, sans jugement.

Les hommes peu à peu s’égaillent, et seule une poignée d’entre eux demeure sur la place.

C’est le 10 thermidor, an II, vers deux heures du matin.


Dans la salle de l’Hôtel de Ville, Fleuriot-Lescot a établi la liste des « ennemis du peuple », ces quatorze députés, parmi lesquels Tallien, Fouché, Fréron, Carnot, « qui ont osé plus que Louis XVI, puisqu’ils ont mis en arrestation les meilleurs patriotes ».

Ils sont décrétés hors la loi.

On entend la pluie d’averse qui en rafales frappe les vitres, les pavés de la place, et qui tombe drue depuis minuit, chassant les derniers gardes nationaux.

Ils ne sont plus que quelques-uns quand une petite colonne de gendarmes, rassemblée par la Convention, après avoir longé les quais, parvient place de Grève. Elle est conduite par Barras, qui en a pris le commandement, et par le député Léonard Bourdon, qui fut longtemps proche d’Hébert.

Elle entre facilement dans l’Hôtel de Ville que plus personne ne garde.

Aux gendarmes de la Convention se sont joints les gardes nationaux des beaux quartiers, et des sans-culottes de la section des Gravilliers, celle de l’Enragé Jacques Roux.


On entend plusieurs coups de feu.

Un gendarme – Méda ou Merda – a-t-il fracassé d’une balle la mâchoire de Maximilien, ou bien celui-ci a-t-il tenté de se suicider ?

L’Incorruptible, joue déchirée, dents arrachées, ou brisées, n’est plus qu’un corps pantelant qui tente avec du papier d’étancher le sang qui macule son habit bleu, sa cravate blanche.

Et qu’on outrage, qu’on moque :

« Il me semble que Votre Majesté souffre ? Eh bien, tu as perdu la parole ? Tu n’achèves pas ta motion ? »

Le corps de Le Bas est étendu sur le sol. Le Bas a réussi à se faire sauter la cervelle.

Augustin Robespierre a tenté de s’enfuir par une corniche ou bien s’est jeté par une fenêtre, mais n’est pas parvenu à mourir. On le transporte le corps brisé, en l’insultant.

Hanriot est tombé ou a été précipité dans une cour de l’Hôtel de Ville.

Saint-Just n’a esquissé aucun geste, ni pour fuir, ni pour se défendre, ni pour se suicider.

On l’a arrêté sans brutalité, avec une sorte de respect pour ce jeune homme singulier, et qui ne semblait pas surpris. On découvre Couthon, caché sous une table, et on le jette dans l’escalier.

Si l’on en croit un témoin : « Couthon fut le jouet de la populace depuis trois heures du matin jusqu’à six. Ils le prenaient par le bras et le soulevaient en l’air, ils le laissaient tomber en faisant de grands éclats de rire. Ils le conduisaient ainsi de culbute en culbute jusqu’au parapet du quai pour le jeter tout vivant ou à moitié mort dans la rivière, mais le plus grand nombre criait de le garder pour la guillotine. Il fut donc ramené toujours en roulant et le culbutant à terre dans l’Hôtel de Ville. »

Mais cette nuit violente, tragique, décisive du 9 au 10 thermidor an II, avait été calme dans la plupart des quartiers de Paris.

L’Opéra et l’Opéra-Comique, où l’on donnait Armide et Paul et Virginie, avaient fait salle comble. On ne s’était pas soucié de ce qui se jouait sur la scène du théâtre politique, à la Convention, à l’Hôtel de Ville et place de Grève.

Les acteurs de ces pièces-là inspiraient la lassitude ou le dégoût.

Qu’ils règlent leurs comptes entre eux !


On a transporté Robespierre et les autres prisonniers -Couthon et Hanriot sont blessés eux aussi, Saint-Just ne paraît pas voir ce qui l’entoure – dans la salle du Comité de salut public.

Deux officiers de santé viennent panser Maximilien, le bas du visage fracassé et ses vêtements couverts de sang.

Ils sont ensuite conduits à la Conciergerie. Et à chaque pas de ceux qui le portent, Robespierre étouffe un hurlement de douleur.

Fouquier-Tinville, la voix hésitante, le visage d’une pâleur de mort, se contente de constater l’identité des prisonniers, qui vont être exécutés sans être jugés puisqu’ils ont été mis hors la loi.


La veille encore, Fouquier-Tinville avait envoyé à la guillotine quarante-quatre condamnés. Et en dépit de l’arrestation de Robespierre, connue vers cinq heures et demie, les charrettes avaient continué leur route.

« Va ton train », avait fait dire Fouquier-Tinville au bourreau.

Parmi les condamnés il y avait un homme de vingt ans, et un vieillard de quatre-vingt-dix !

Un témoin, le 10 thermidor, se souvenant de ces condamnés-là, écrit :

« La Convention trop occupée d’elle-même ne songea point à expédier promptement un sursis pour les condamnés du matin du 9 thermidor. Et le peuple, intimidé par les gardes nationaux du général Hanriot, qui avaient ordre de faire exécuter le jugement et obligèrent les charrettes à poursuivre leur chemin vers la place du Trône-Renversé, n’eut pas le courage de les arrêter.

« Qu’il est affreux de mourir sur l’échafaud au moment où l’on apprend que les monstres qui nous y envoient sont enchaînés et vont bientôt y monter eux-mêmes. »

Et c’est cent quarante têtes qui ont « éternué dans le sac » en quelques heures, le 8 et le 9 thermidor.

Maintenant, ce 10 thermidor, vers six heures du soir, Robespierre et vingt et un de ses « complices » prennent place dans trois charrettes.

Leurs vainqueurs – Fouché, Barras, Fréron, Tallien, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, et les conventionnels du Ventre, tel Boissy d’Anglas – veulent que ces exécutions s’opèrent avec un grand concours de peuple. Et ils ont décidé de faire dresser l’échafaud, de nouveau, place de la Révolution, afin que les charrettes traversent le Paris du centre, des quartiers « modérés », et que la foule se presse et hurle sa joie, tout au long de la rue Saint-Honoré.

Et les emplacements aux fenêtres sont loués à prix d’or. Les charrettes mettent une heure et demie pour parcourir ce trajet.

Elles se sont souvent arrêtées pour laisser la foule s’approcher, voir, insulter Robespierre, couché, attaché aux ridelles.

Une femme se précipite, s’agrippe à la charrette, crie à Maximilien :

« Monstre, au nom de toutes les mères, je te maudis. »


Devant la maison Duplay, on arrête les charrettes. Un enfant court chez le boucher, en revient avec du sang de bœuf, dont il asperge la porte.

La foule crie.

Les charrettes s’ébranlent.


« Chacune de ces charrettes portait en avant un grand drapeau tricolore, agité dans la route par un bourreau, raconte un témoin. C’était un jour de fête, tout le beau monde était aux fenêtres pour les voir passer ; on applaudissait en claquant des mains. Le seul Robespierre aîné montrait du courage, en allant ainsi à la mort, et de l’indignation en entendant ces exclamations de joie.

« Il avait la tête enveloppée d’un linge, ses yeux de faïence ordinairement éteints étaient très vifs et très animés en ces derniers moments.

« Les autres condamnés étaient sans mouvement. Ils paraissaient accablés de honte et de douleur. Ils étaient presque tous couverts de sang et de boue. Hanriot avait un œil hors de la tête.

« On les aurait pris pour une troupe de bandits saisis dans un bois après un violent combat. »


À sept heures et demie, les charrettes arrivent place de la Révolution, ci-devant place Louis-XV.

Elle est remplie par la foule qui, sous un ciel d’été d’un bleu intense, crie sa joie, applaudit.

Elle hurle quand le bourreau s’affaire à lier – et c’est difficile – le paralytique Couthon à la planche.

Et c’est aussi le corps brisé d’Augustin Robespierre qu’on décapite.

Et c’est la tête d’Hanriot, au front ouvert, à l’œil droit pendant sur la joue qu’on fait rouler dans le sac.

Saint-Just monte d’un pas sûr les marches de l’échafaud.

Il précède Maximilien Robespierre et le maire Fleuriot-Lescot qui sera le dernier décapité.

La foule hurle encore plus fort, applaudit quand elle reconnaît l’incorruptible.

« Le bourreau après l’avoir attaché à la planche et avant de lui faire faire la bascule arrache brutalement les bandages et l’appareil qui soutient la mâchoire fracassée de Maximilien. Il poussa un rugissement semblable à celui d’un tigre mourant, qui se fit entendre aux extrémités de la place », écrit le témoin.

Le bourreau montre au peuple trois têtes ensanglantées : celle d’Hanriot, le général commandant la garde nationale, celle de Dumas, le président du Tribunal révolutionnaire, et celle de ce Maximilien Robespierre, l’incorruptible qui croyait à l’Être suprême et à l’immortalité de l’âme.


Sur la place de la Révolution, dans les rues voisines, la foule crie sa joie.

« On se jette dans les bras les uns des autres. »

Le témoin ajoute :

« Ô Liberté, te voilà arrachée à tes plus cruels ennemis. Enfin nous sommes libres, le tyran n’est plus. »

Mais comptant les charrettes qui durant plusieurs jours ont conduit par grandes fournées les complices du tyran au rasoir national, il dénombre cent six exécutions.

« Quelle boucherie ! » s’exclame-t-il. « Mais, poursuit-il aussitôt, quel autre malheur plus grand que cette journée du

9 thermidor ne soit pas arrivée deux ou trois jours plus tôt. Près de cent quarante personnes y auraient gagné la vie… »

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