23.
Le règne de la Concorde ?
Qui peut y croire ou l’espérer, en ce 12 brumaire an IV (3 novembre 1795), en voyant le cortège des cinq Directeurs ?
Ils ont été choisis par le Conseil des Anciens dans une liste de cinquante noms établie par le Conseil des Cinq-Cents.
Barras, La Révellière-Lépeaux, Reubell, Letourneur et Sieyès – ce dernier refusera de siéger et sera remplacé par Carnot – sont tous des régicides.
Ils se sont installés dans deux fiacres escortés par cent vingt dragons et autant de fantassins.
Le cortège parti des Tuileries se dirige vers le palais du Luxembourg, où le Directoire va siéger.
Les Directeurs n’ont pas encore revêtu leur manteau et leur habit d’apparat.
Ils ne sont élus que depuis quatre jours et, dans le palais du Luxembourg dont ils parcourent les pièces, ils constatent qu’il n’y a plus aucun meuble, que depuis le départ du comte de Provence tout est à l’abandon. Les « détrousseurs » de palais sont passés par là.
Les Directeurs s’installent dans une petite pièce au premier étage, autour d’une table branlante. Les sièges sont des chaises de paille, que le concierge a prêtées. Il monte des bûches. La cheminée fume, et l’humidité persiste.
Mais on peut rédiger un procès-verbal d’installation, procéder au choix des ministres, qui sont tous des modérés. Le ministre de l’intérieur serait même royaliste, comme bon nombre de députés, ce qui laisse présager des conflits entre les Directeurs régicides et les Conseils des Anciens et des Cinq-Cents.
Mais pour l’heure on parle costume. On veut de l’éclat, un manteau nacarat, rouge clair aux reflets de la nacre, à doublure blanche, écharpe bleue, broderie d’or, chapeau à panache tricolore.
Les députés porteront la toge, et ceux des Cinq-Cents un turban bleu avec un bouquet d’épis d’or.
La France est misérable, mais ses représentants et ses Directeurs sont résolus à jouir du luxe et des avantages du pouvoir.
Et tant pis pour le peuple, celui des faubourgs ou celui qui est sous les armes.
Les uniformes des soldats qui escortaient les deux fiacres directoriaux étaient usés, quant aux dragons ils montaient sans bottes et l’on voyait leurs bas troués.
Les troupes qui ont conquis la Belgique, celles qui en Italie ont battu sous le commandement du général Schérer les Austro-Sardes ne sont pas mieux loties !
Il en va de même sur les bords du Rhin.
« Les soldats de Pichegru sont dans une situation déplorable, écrit un voyageur. Ils n’ont ni souliers, ni bas, ni chapeaux et bientôt plus d’habits et de culottes. La misère les ronge et les fait déserter par milliers dans l’intérieur. Ceux qui restent dans cet état sont vraiment des héros. Il faut des millions en argent pour réparer ces maux. »
Mais les assignats valent à peine la valeur du papier !
Les Directeurs décident de cesser d’émettre cette monnaie sans valeur. Et le 19 février 1796 (30 pluviôse an IV), ils brûlent place Vendôme les planches servant à leur fabrication.
Les trente-neuf milliards d’assignats en circulation seront retirés, remplacés par des « mandats territoriaux ». Mais pourquoi les citoyens feraient-ils confiance à cette nouvelle monnaie-papier ?
Pourquoi souscriraient-ils l’emprunt de six cents millions que lance le Directoire ?
Le libraire Ruault, observateur toujours lucide, ne s’étonne pas de cet insuccès.
« Le Directoire répand de temps en temps, écrit-il, des homélies très civiques pour réchauffer les cœurs et leur redonner du ton en patriotisme, mais c’est la voix qui crie dans le désert. Elles n’ont pas plus de succès que l’emprunt de six cents millions en numéraire. Le Directoire ne dissimule son embarras ni aux jeunes [le Conseil des Cinq-Cents] ni aux vieux [Conseil des Anciens] ni à personne au monde !
« La machine des finances crèvera dans les mains de ses directeurs avec un fracas épouvantable. On ne voit point de remède à ce mal. »
Et plein d’une amertume désespérée, Ruault conclut :
« La France n’est qu’une plaie, pas un endroit sain dans tout le corps politique, ses gouverneurs marchent à tâtons comme dans une cave et n’ont de lumière que derrière eux. »
En fait, les Directeurs à l’exception de l’austère et rigoureux Carnot, sauvé le 9 Thermidor de l’arrestation parce qu’il a été reconnu comme l’organisateur de la victoire, et de son « double » Letourneur, se soucient d’abord d’eux-mêmes.
Lorsqu’ils apparaissent en grand costume de satin, avec leurs dentelles, leurs écharpes, leurs glaives, leurs bas de soie, les souliers à bouffettes et le chapeau rouge à panache, ils suscitent les moqueries, car personne n’est dupe de cette « mascarade luxembourgeoise », comme on dit dès le premier jour.
Personne ne les respecte.
Barras, roi de la République, est un noble corrompu, régicide et terroriste enrichi. Il place ses maîtresses, Joséphine de Beauharnais, Thérésa Tallien – l’une dans le lit de Bonaparte, l’autre dans celui de l’agioteur munitionnaire Ouvrard. Ainsi, il accroît son influence.
Barras est un cynique « flibustier », qu’attirent encore les Jacobins, comme si le régicide qu’il est ne voulait pas couper tout lien avec la Révolution, car il craint toujours une restauration monarchique qui ferait pendre haut et court les régicides.
Mais en dehors de cette inquiétude – et peut-être a-t-il sollicité de Louis XVIII une absolution –, chacun sait que « Barras jetterait par la fenêtre la République dès demain si elle n’entretenait ses chiens, ses chevaux, ses maîtresses, sa table, sa salle de jeu ».
Les autres Directeurs sont des inconnus.
Reubell, avocat alsacien colérique, est l’un des artisans de l’annexion de la Belgique et de la rive gauche du Rhin. Il parle avec arrogance, jure qu’il faudrait « mettre les députés contre-révolutionnaires dans un sac et les jeter à la rivière ».
La Révellière-Lépeaux, ancien Girondin, s’occupe des questions religieuses. Il veut fonder une « religion naturelle ». Il voudrait détruire la papauté tout en étant hostile à l’unification de l’Italie.
Ces Directeurs ont en commun de vouloir combattre les « factions extrêmes », à la réserve près qu’étant tous régicides, ils sont de « farouches républicains ». Ils l’affirment dans la Proclamation au Peuple français datée du 14 brumaire an IV (5 novembre 1795).
« Le Directoire, écrivent-ils, a la ferme volonté de livrer une guerre active au royalisme, de raviver le patriotisme, de réprimer toutes les factions, d’éteindre tout esprit de parti, d’anéantir tout désir de vengeance, de faire régner la concorde, de ramener la paix, de régénérer les mœurs, de rouvrir les sources de la production, de ranimer l’industrie et le commerce, d’étouffer l’agiotage, de donner une nouvelle vie aux arts et aux sciences, de rétablir l’abondance et le crédit public, de remettre de l’ordre social à la place du chaos inséparable des révolutions, de procurer enfin à la République française le bonheur et la gloire qu’elle attend. »
Les Directeurs désirent en finir avec la Révolution et ses désordres.
Ils veulent être les arbitres au-dessus des factions.
« Il y a trois partis bien prononcés, écrit l’un des commissaires du Directoire, les royalistes avec les fanatiques, les anarchistes et les vrais républicains. Le troisième a combattu et contenu alternativement les doux autres. »
Les Directeurs sont… ces républicains du « centre »… du « Ventre », comme on disait sous la Convention.
Ils frappent les royalistes qu’ils ont écrasés le 13 vendémiaire grâce aux canons de Bonaparte.
Stofflet, le chef vendéen, est arrêté, fusillé, comme le sera quelques semaines plus tard Charette, capturé blessé.
Mais la guerre gagnée, Hoche proclame l’« édit de Nantes de la Vendée », autorisant partout la célébration du culte. Le Directoire se sent si fort qu’il envisage même un débarquement en Irlande, préparé par Hoche et Wolfe Tone, chef des Irlandais unis.
On rêve à une insurrection des Irlandais contre l’Angleterre.
On ne craint pas d’échanger la fille de Louis XVI, Marie-Thérèse, contre des prisonniers français détenus par les Autrichiens.
Et parmi eux, Drouet, l’ancien maître de poste de Sainte-Menehould qui avait permis l’arrestation de Louis XVI en juin 1791.
Drouet est aussitôt admis au Conseil des Cinq-Cents, et participe à la célébration, le 21 janvier 1796 (1er pluviôse an IV), de l’anniversaire de la décapitation du roi place de la Révolution, devenue place de la Concorde !
Ce jour-là « fut la juste punition du dernier roi des Français » et Reubell ajoute : « Que les bons citoyens se rassurent. »
Ceux qui ne sont que citoyens continuent d’avoir faim. Car les prix des denrées, qu’on imaginait avoir atteint leurs sommets, ont encore augmenté.
« On voit par les rues, lit-on dans un rapport de police, un grand nombre de malheureux sans souliers, sans vêtements, ramassant dans les tas d’ordures de la terre et autres saloperies afin de satisfaire la faim qu’ils éprouvent. »
Mais on est las. On hait les Directeurs, les membres des Conseils, les riches, qui affichent leur insolente et récente fortune.
« À quoi sert d’avoir détruit les rois, les nobles et les aristocrates, dit-on, puisque les députés, les fermiers, les marchands, les remplacent présentement ? »
Et La Gazette constate, le 25 brumaire an IV (16 novembre 1795) :
« Les événements ont desséché les cœurs ! Conseil des Anciens, Conseil des Cinq-Cents, Directoire, c’est vers vous que se tournent les regards de ces malheureux qui foulent de leurs pieds demi-nus la terre humide. Adoucissez d’abord nos maux, donnez-nous des mœurs ! »
Mais comment espérer encore ? Croire en la République ? Et mourir pour la patrie ?
On déserte les armées :
« Aller nous faire tuer pour des bougres qui nous volent et nous affament ? »
On s’y refuse. On ne fête plus les victoires. On veut du pain et la paix.
Mais les Directeurs souhaitent que la guerre continue.
Car on peut dans les pays conquis piller les œuvres d’art et les caisses remplies d’or des royaumes, des principautés et des villes.
« On serait perdu si on faisait la paix », explique Sieyès.
Le Directoire a besoin d’argent.
Ne fût-ce que pour maintenir, en dépit de la chute de l’assignat, les indemnités des députés.
« Et l’on travaille à loger les Cinq-Cents au Palais-Bourbon que l’on veut rendre magnifique. »
Et passant devant le Palais, les soldats va-nu-pieds, affamés comme les plus pauvres des citoyens, murmurent :
« Les députés devraient être dans un bois et qu’on y mît le feu. »
Les Directeurs s’inquiètent.
Barras et Reubell ont favorisé l’ouverture du club du Panthéon, où se retrouvent autour de Babeuf les « terroristes » que la défaite des royalistes le 13 vendémiaire a confortés.
Babeuf y est le principal orateur. Il prêche l’égalité, le partage de la terre, le « communisme », et il développe ses idées dans le journal qu’il anime, Le Tribun du peuple.
« Le parti se grossit considérablement, dit une note de police, les ouvriers surtout l’embrassent avec avidité. »
Carnot est le plus déterminé à lutter contre ces « anarchistes ». Il souligne que les « babouvistes » ne se contentent pas de prêcher pour le « bonheur commun », mais qu’ils s’infiltrent dans la légion de police chargée d’assurer l’ordre à Paris.
Le 5 décembre 1795 (14 frimaire an IV), il obtient que Babeuf soit décrété d’arrestation.
Mais Babeuf, bénéficiant peut-être de la protection de Barras, disparaît dans l’ombre de la clandestinité.
Le club du Panthéon continue de se réunir autour du Jacobin italien Buonarroti.
Il discourt, écrit, anime les journaux Le Tribun du peuple et L’Égalitaire, et publie une Analyse de la doctrine de Babeuf et du Manifeste des Égaux.
« L’Analyse, rapporte la police, dès qu’elle est affichée est applaudie par la plupart de ceux qui la lisent, notamment les ouvriers. »
Et Buonarroti réunit à chacune de ses conférences deux mille personnes.
Il faut briser cette « faction anarchiste », et le 8 ventôse an IV (27 février 1796) les Directeurs ordonnent la fermeture du club du Panthéon.
Napoléon Bonaparte, général en chef de l’armée de l’intérieur, est chargé d’exécuter cette décision.
Bonaparte n’hésite pas. Il connaît Buonarroti.
Ils se sont rencontrés à Oneglia, sur la côte ligure, quand le Jacobin italien y résidait comme commissaire, et que Bonaparte, à la réputation de robespierriste, commandait l’artillerie de l’armée d’Italie.
Mais Robespierre est mort. Et Bonaparte est devenu le général Vendémiaire, commandant l’armée de l’intérieur.
Il a un état-major, uniforme de bonne laine, revenus.
Il a distribué les places et l’argent à tous les membres de sa famille.
« La famille ne manque de rien, je lui ai fait passer argent et assignats », écrit-il à son frère Joseph.
Il est souvent reçu dans le petit hôtel qu’occupe dans le quartier de la Chaussée-d’Antin Joséphine de Beauharnais. Elle est la preuve charnelle que l’avenir désormais lui appartient.
Il la désire avec la même fougue qu’il veut un commandement en chef, non plus d’une armée de l’intérieur, qui n’est qu’une force de police, mais d’une armée qu’il mènera à la victoire, par des conquêtes fulgurantes.
Et de plus, le programme politique du Directoire, cette façon d’être au-dessus des factions, de frapper royalistes et anarchistes, lui convient.
Chaque jour il voit Barras, Carnot, les autres Directeurs. Il leur soumet le plan de campagne qu’il a élaboré pour l’armée d’Italie, ce pays où les trésors s’accumulent dans les palais. On peut y rafler des millions indispensables au Directoire.
Il sent que les Directeurs hésitent, que les députés proches des royalistes détestent et craignent en lui le général Vendémiaire.
« J’ai peine à croire que vous fassiez la faute de le nommer à la tête de l’armée d’Italie, écrit, à Reubell, Dupont de Nemours, membre du Conseil des Anciens.
« Ne savez-vous pas ce que c’est que ces Corses ? Ils ont tous leur fortune à faire. »
Mais Bonaparte a donné des gages, le 13 vendémiaire, puis en agissant avec célérité pour fermer le club du Panthéon.
Et il y a cette relation avec Joséphine, qui rassure Barras, cet amour naïf, cette vraie passion même que voue à la créole rouée ce Corse maigre et résolu.
Le 12 ventôse an IV (2 mars 1796), il est nommé général en chef de l’armée d’Italie, avec Alexandre Berthier comme chef d’état-major.
Le 19 mars (29 ventôse an IV), à dix heures du soir, avec un retard de près d’une heure tant il a été pris par ses tâches militaires, la préparation de son départ, Bonaparte épouse à la mairie de la rue d’Antin Joséphine de Beauharnais, mère de deux enfants – Eugène et Hortense. Tallien et Barras sont leurs témoins.
Il sait qu’on murmure qu’il a accepté ce mariage pour débarrasser Barras d’une vieille maîtresse, et obtenir en contrepartie le commandement de l’armée d’Italie.
Mais il suffit de voir Bonaparte regarder l’élégante créole, pour savoir que ce n’est là que calomnie.
Bonaparte est follement épris. Bonaparte désire follement ce commandement.
Le 11 mars 1796 (21 ventôse an IV), il quitte Paris pour Nice.
Dans la voiture de poste, Bonaparte relit les instructions que le Directoire lui a fait remettre.
Elles sont brutales et claires.
« Faire subsister l’armée d’Italie dans et par les pays ennemis… lever de fortes contributions… »
En somme, prendre tout ce que l’on peut aux Italiens, arracher par la force tout ce que l’on veut, et avec le butin nourrir, payer, armer les soldats, et remplir les caisses du Directoire !
Soit. Telle est la guerre. Tel est le pouvoir des armes.
C’est désormais cela, la guerre révolutionnaire. Elle brise les Constitutions et elle pille.
Il va le dire à ces soldats qu’il rassemble dès son arrivée à Nice et qu’il découvre dépenaillés, indisciplinés, affamés.
« Soldats, lance-t-il, vous êtes nus, mal nourris, le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner… Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir. Vous y trouverez honneur, gloire et richesse. »
Il adresse aussi une proclamation aux patriotes italiens :
« Le peuple français a pris les armes pour la liberté. Le peuple français chérit et estime les nations libres. La Hollande est libre et la Hollande fut conquise… »
La campagne d’Italie peut commencer, ce 2 avril 1796 (13 germinal an IV).
« Hannibal a passé les Alpes, dit Bonaparte. Nous allons les contourner. »
C’est parole de conquérant.