20.
Cent vingt mille soldats qui le 4 prairial an III (23 mai 1795) ont encerclé puis occupé le faubourg Saint-Antoine campent plusieurs jours durant dans le quartier.
Les patrouilles parcourent les rues, entrent dans les locaux des sections, les fouillent, jettent sur le pavé les piques, les sabres, les fusils, surveillent les assemblées générales au cours desquelles les « honnêtes citoyens » désignent ces « tyrans », ces « révoltés », ces sans-culottes qui les ont fait trembler depuis plus de deux ans, les ont contraints au silence, les ont insultés, battus, chassés des sections et souvent arrêtés, les ont « terrorisés ».
Maintenant ce sont eux que, dès les 24 et 25 mai, on entraîne, on enferme.
Les soldats les houspillent, les poussent à coups de crosse, les menacent de leurs baïonnettes, les forcent à se mettre en rang et les dirigent vers les prisons.
Ils sont ainsi près de dix mille sans-culottes à être arrêtés.
On recherche les gendarmes et les soldats qui le 1er et le 2 prairial, quand l’insurrection paraissait près de l’emporter, ont pactisé avec les insurgés.
On les licencie, on les incarcère. Et on chasse de la garde nationale les ouvriers, les artisans, les manouvriers.
« Cette classe utile de citoyens qui ne vivent que du travail de leurs bras ne doit pas être distraite de son labeur quotidien », dit-on.
D’ailleurs cette « classe » n’a pas l’argent nécessaire pour payer son équipement. Place aux bourgeois qui s’armeront et s’équiperont à leurs frais, et seront cavaliers, canonniers, piquiers de la garde nationale.
Et le Suisse Benjamin Constant qui vient d’arriver à Paris, en compagnie de sa maîtresse, Germaine Necker – la fille de l’ancien ministre de Louis XVI – devenue Madame de Staël, écrit :
« La garde nationale ne sera plus composée que de gens sûrs ayant quelque chose à perdre dans un bouleversement, au lieu que ceux qui en formaient une partie jusqu’ici avaient tout à y gagner. »
Et Benjamin Constant commence à rédiger une brochure, qui fait l’éloge des vainqueurs de prairial et qu’il intitule De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s’y rallier.
C’est ce que pense ce général de brigade de vingt-six ans, Napoléon Bonaparte, sans affectation depuis qu’on lui a retiré son commandement à l’armée d’Italie.
On le voit hâve, maigre dans son costume élimé, mal taillé, hanter les bureaux du ministère de la Guerre, expliquer qu’il est un général d’artillerie, qu’il ne peut accepter de commander dans l’Ouest une unité d’infanterie comme on le lui propose.
Et d’ailleurs que faire là-bas, puisque le général Hoche a réuni à La Prévalaye, près de Rennes, cent vingt et un chefs royalistes – Cadoudal, Frotté, d’Andigné – et une vingtaine de ces chefs des chouans ont signé avec lui un accord de paix.
On rétorque à Bonaparte que les espions de la République à Londres sont persuadés que les émigrés, transportés par des navires anglais, vont effectuer un débarquement en masse dans la presqu’île de Quiberon.
Mais Bonaparte s’obstine, refuse sa nomination, devine qu’on le suspecte d’être toujours un robespierriste. Ne l’a-t-on pas arrêté à la chute du tyran ? Et les vainqueurs de prairial veulent que ces journées achèvent ce qui a commencé le 9 thermidor. Ils veulent faire place nette.
Ils ont eu peur en ce mois de mai 1795. Ils partagent l’analyse de Mallet du Pan :
« Si les Jacobins eussent eu des chefs de quelque habileté et si au lieu de tuer un député, ce malheureux Féraud, ils en eussent tué dix, la Convention disparaissait pour toujours. »
Il faut donc sévir, condamner, emprisonner, exécuter, massacrer même, comme on le fait dans les départements du Sud, où, à Marseille, quatre-vingt-huit « terroristes » viennent d’être égorgés dans leur prison.
« La Convention nationale, écrit Fréron dans L’Orateur du peuple, doit donc hâter la punition des députés jacobins, Romme et ses complices, qui ont rallié, encouragé les émeutiers. On se demande partout pourquoi leur sang impur est si longtemps respecté tandis que celui de quelques scélérats subalternes a été versé sans ménagement. Qu’ils périssent et que leur sang venge enfin la France et cimente le règne de la liberté pure et raisonnable. »
Napoléon Bonaparte, ses cheveux de jais mal peignés, mal poudrés, encadrant son visage osseux, à la peau si jaune qu’elle semble bistre, observe, écoute.
Il loge en compagnie de son jeune frère Louis, et avec ses aides de camp, dans un petit appartement meublé qu’il loue à l’hôtel de la Liberté, rue des Fossés-Montmartre.
Parfois les regrets le tenaillent.
Peut-être n’aurait-il pas dû rompre ses fiançailles avec Désirée Clary, cette jeune Marseillaise dont la sœur aînée Julie a épousé Joseph Bonaparte.
Il serait à l’abri du besoin, alors qu’il traîne sa misère dans ces bureaux, ces salons, où se presse une foule d’élégants et d’élégantes, inc-oyables et me-veilleuses.
Il rentre à l’hôtel de la Liberté, amer.
Il écrit un court roman, Clisson et Eugénie.
Les jours se succèdent et il n’obtient rien. D’un pas rapide il parcourt les rues, retourne dans les bureaux, jaloux de ces généraux, Hoche, Marceau, Jourdan, Pichegru, qui sont honorés parce que victorieux et non suspects de robespierrisme.
Dans l’Ouest, Hoche semble réussir à pacifier la Bretagne après la Vendée.
À l’Est et au Nord, les Provinces-Unies ont été contraintes de conclure à La Haye un traité de paix. Et elles doivent payer une indemnité considérable de cent millions de florins à la République et entretenir un corps d’armée de vingt-cinq mille soldats. Et cet argent ruisselle sur ceux qui à Paris détiennent le pouvoir.
Ils achètent les biens nationaux. Ils s’enrichissent avec les fournitures de guerre aux armées.
Barras règne au palais du Luxembourg. C’est le « roi de la République ». Madame Tallien est sa maîtresse officielle. Mais d’autres jeunes femmes, la citoyenne Hamelin, Madame Récamier, et la veuve d’un général guillotiné pendant la Terreur, Joséphine de Beauharnais, une créole encore belle, bien qu’âgée de plus de trente ans, se partagent ses faveurs.
Et c’est dans l’antichambre de Barras que le général Bonaparte attend en solliciteur. Il quémande aussi auprès de Fréron et de Boissy d’Anglas, les nouveaux maîtres de la République.
Boissy d’Anglas le reçoit, lui explique qu’un « pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l’état de nature, c’est-à-dire dans la barbarie ».
Bonaparte pense aussi cela. Il rôde comme un loup affamé d’argent, de femmes, de fonctions, de gloire.
Il décrit à son frère Joseph ce Paris où « le luxe, le plaisir et les arts reprennent d’une manière étonnante. Hier on a donné Phèdre à l’Opéra au profit d’une ancienne actrice. La foule était immense depuis deux heures après-midi, quoique les prix fussent triplés. »
« Les voitures, les élégants reparaissent ou plutôt ils ne se souviennent plus que comme d’un long songe qu’ils aient jamais cessé de briller. »
« Les femmes sont partout : aux spectacles, aux promenades, aux bibliothèques. Dans le cabinet du savant vous voyez de très jolies personnes. Ici seulement de tous les lieux de la terre elles méritent de tenir le gouvernail ; aussi les hommes en sont-ils fous, ne pensent-ils qu’à elles et ne vivent-ils que par et pour elles. »
« Une femme a besoin de six mois de Paris pour connaître ce qui lui est dû et quel est son empire… »
« L’aisance, le luxe, le bon ton, tout a repris ; l’on ne se souvient plus de la terreur que comme d’un rêve. »
Mais le « roi de la République » Barras, et Fréron et Tallien, et Sieyès, eux, ont la mémoire encore hantée de cauchemars. Ils veulent en finir avec les Montagnards.
Tous les membres encore libres des grands Comités de l’an II sont décrétés d’arrestation, à l’exception de trois d’entre eux, dont Carnot l’« organisateur de la victoire ».
Quarante-trois députés sont incarcérés, traduits devant le Tribunal criminel qui a remplacé le Tribunal révolutionnaire aboli.
Le mot même, d’ailleurs, de « révolutionnaire » est par décret de la Convention proscrit.
Et c’est devant une Commission militaire que sont traduits les suspects. Il y aura trente-six condamnations à mort, douze à la déportation.
Même en tenant compte de la Terreur blanche qui fait couler le sang en province, la répression est mesurée, si on la compare à la Grande Terreur de l’an II.
Billaud-Varenne et Collot d’Herbois sont embarqués pour la Guyane. Barère s’enfuit, échappe ainsi à la déportation. Mais d’autres députés – Rühl, Maure – se suicident au moment de leur arrestation.
Quant aux députés qui sont jugés, six d’entre eux sont condamnés à mort par la Commission militaire.
Dès que le jugement est prononcé, aux acclamations de la Jeunesse dorée, les Montagnards se passent de main en main deux couteaux et se poignardent.
Trois d’entre eux – dont Romme – meurent. Les trois autres sont transportés moribonds à l’échafaud et décapités.
« On a été étonné du courage de ces six brigands », commente un journaliste.
Mais aucune « émotion » populaire n’accompagne le geste de ceux que leurs partisans appellent les « martyrs de prairial ».
La me appartient à la Jeunesse dorée, dont le « royalisme » commence à inquiéter les « rois de la République ».
Ils ne veulent plus du retour de la Terreur ni d’une restauration monarchique. Or, les muscadins foulent aux pieds la cocarde tricolore, abattent des arbres de la Liberté.
Et festoient quand la Convention ordonne que les bâtiments des ci-devant Jacobins de la rue Saint-Honoré soient démolis et que sur leur emplacement soit construit un marché.
Les danses, l’arrogance, les applaudissements des muscadins autour des ruines du club des Jacobins font pressentir aux vainqueurs de prairial qu’ils vont devoir livrer une autre bataille :
« Depuis le 9 thermidor, écrit Thibaudeau, la lutte était restée entre les terroristes et les Thermidoriens. » Ceux-ci ont triomphé mais un nouvel ennemi se présente à eux : c’est « le royalisme que l’on avait cru mort des coups terribles qu’on lui avait portés ».
Le revoici renaissant, souhaité par la Jeunesse dorée, et de nombreux députés du Marais, ce Ventre de la Convention.
C’est dans ce Paris-là qu’erre, inactif et impatient, le général de brigade Napoléon Bonaparte. Il rêve de se faire envoyer en mission à Constantinople pour réorganiser l’armée turque.
Mais cet espoir n’est que mirage vite dissipé.
« Moi, écrit Napoléon à son frère Joseph, très peu attaché à la vie, en la voyant sans grande sollicitude, me trouvant constamment dans la situation d’âme où l’on se trouve la veille d’une bataille, convaincu par sentiment que, lorsque la mort se trouve au milieu pour tout terminer, s’inquiéter est folie. Tout me fait braver le sort et le destin. Et si cela continue, mon ami, je finirai par ne pas me détourner lorsque passe une voiture.
« Ma raison en est quelquefois étonnée mais c’est la pente que le spectacle moral de ce pays et l’habitude des hasards ont produite sur moi. »