36.
De village en village, de Fréjus à Aix, d’Avignon à Lyon, du palais du Luxembourg aux cafés du Palais-Royal, des cabarets des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel aux scènes des théâtres, la rumeur se répand, les mots crépitent : « Vive Bonaparte ! Vive la République ! »
On entoure, on écoute le cavalier qui vient d’arriver, le paysan essoufflé par sa course, qui disent qu’ils l’ont vu, qu’il a débarqué à Fréjus.
Un témoin, qui reste sur son quant-à-soi, qui regarde la foule s’enflammer, les musiques militaires commencer à jouer des marches triomphales, les places se parer de tricolore, les façades des maisons de Lyon s’illuminer, se souvient de la griserie qui avait saisi le pays en 1789, de ces mouvements qui soulevaient le peuple. Et il constate, en ce mois d’octobre 1799, les mêmes « émotions » populaires.
« La nouvelle a tellement électrisé les républicains, écrit-il, que plusieurs d’entre eux en ont été incommodés, que d’autres en ont versé des larmes et que tous ne savaient si c’était un rêve. »
Il ajoute : « Ce général victorieux peut faire aimer la République à tous les partis. »
On est si fasciné par cet homme, ce « sauveur », qui vient d’au-delà de la mer, ce « miraculé » qui a échappé aux navires anglais, qu’on en oublie les victoires que viennent de remporter coup sur coup les généraux Brune et Masséna.
Aux Pays-Bas, les soldats de Brune ont repoussé les Anglo-Russes. La République batave est de nouveau debout.
En Suisse, les divisions du général Masséna ont défait, à Zurich, les troupes de Souvorov, qui se replient en désordre, évacuent la Suisse, bientôt l’Italie du Nord, où va renaître la République sœur, Cisalpine.
La mâchoire qui s’apprêtait à écraser la nation est brisée. Et, dans l’Ouest, les chouans sont battus, chassés du Mans, repoussés à Nantes, vaincus à Vannes, à Saint-Brieuc, à Cholet.
Et Toulouse a résisté aux royalistes.
Mais c’est Napoléon Bonaparte qu’on acclame, dont on attend la victoire alors qu’elle vient d’avoir lieu, sans lui ! Personne ne scande les noms de Brune, de Masséna, de Moreau, et tout le monde clame le nom de Bonaparte.
« C’est depuis qu’il était en Égypte que nous avions subi nos désastres, écrit un témoin. Il semblait que chaque bataille perdue eût pu être gagnée par lui et que tout territoire évacué eût pu être conservé grâce à lui, tant la France avait foi, non seulement au génie, mais à l’influence magique du nom de cet homme. Il était l’objet de regrets et de vœux qu’aucun des autres généraux n’avait pu effacer ni diminuer et si, grâce à Masséna, la victoire semblait prête à rentrer dans nos rangs, c’est en Bonaparte seul qu’on voyait alors le sûr (garant) de notre victoire. »
C’est le 19 vendémiaire an VIII (11 octobre 1799) qu’un messager apporte au Palais-Bourbon, où sont réunis les députés des Conseils, la nouvelle qui vient d’être reçue au palais du Luxembourg où siège le Directoire.
« Le Directoire, citoyens, vous annonce avec plaisir qu’il a reçu des nouvelles d’Égypte. Le général Berthier, débarqué le 17 de ce mois à Fréjus, avec le général Bonaparte… »
On ne veut pas en entendre davantage, on crie : « Vive la République ! Vive Bonaparte ! »
On se répand dans les rues, on gesticule. On répète : « Le général Bonaparte a débarqué à Fréjus. »
On s’embrasse. Paris s’enflamme. Les fanfares militaires commencent à jouer. Dans les théâtres un acteur s’avance sur le devant de la scène, annonce la nouvelle, et la foule debout exulte. Partout l’on trinque à Bonaparte.
Il n’est pas encore arrivé à Paris.
Près d’Aix-en-Provence, des brigands ont pillé les voitures remplies de ses bagages.
La foule qui l’entoure hurle sa colère, crie son dégoût, son désir d’ordre.
« Le Directoire nous dévalise aussi ! Tous des brigands ! », lance-t-elle.
Bonaparte promet qu’il fondera un « gouvernement national », qu’il va chasser « les fripons, les corrompus, les avocats » !
« Je ne suis d’aucune coterie, dit-il encore. Je suis la grande coterie du peuple français. »
À Avignon, à Lyon – où il rencontre ses deux frères, Joseph et Louis, qui lui annoncent que leur frère Lucien a des chances d’être élu président du Conseil des Cinq-Cents –, il répète :
« Je suis national. Il ne faut plus de factions. Je n’en souffrirai aucune. Vive la nation ! »
Les maisons sont pavoisées de tricolore, illuminées.
« Vive Bonaparte qui vient sauver la patrie ! » martèle la foule.
Bonaparte dans la voiture qui suit la route du Bourbonnais, plus étroite et moins sûre que celle qui longe la Saône et le Rhône, mais qui permet d’atteindre Paris plus rapidement, Bonaparte interroge Joseph resté seul avec lui.
Joseph veut parler de Joséphine, de la nécessité d’un divorce, car elle l’a trompé et offensé ainsi le nom des Bonaparte.
Napoléon en semble d’accord, mais ce qui lui importe c’est d’abord de connaître la situation à Paris.
L’homme fort est Sieyès, l’ancien prêtre, le constituant, l’auteur de ce libelle qui avait enfiévré l’opinion en 1789 : Qu’est-ce que le tiers état ?
Sous la Terreur, Sieyès s’est tu. « Il a vécu. »
Il pense que son heure approche. Il veut imposer un renforcement du pouvoir exécutif, au détriment des deux Conseils.
Il lui faut une « main » armée pour mettre en œuvre ce que sa « tête » a conçu : un coup d’État, sans effusion de sang, mais qui fera plier les députés.
Il a d’abord pensé pour tenir le glaive au général Joubert. Mais Joubert a été tué à la bataille de Novi.
Moreau s’est dérobé, a même conseillé Bonaparte : « Voilà votre homme il fera votre coup d’État mieux que moi. »
Les autres généraux se tiennent sur la réserve. Certains sont proches des Jacobins, d’autres prudents, ainsi Bernadotte.
Bonaparte peut compter seulement sur leur neutralité. Il ne pourra s’appuyer que sur Lannes, Berthier, Murat, et les jeunes officiers revenus avec lui d’Égypte.
Et puis il y a Fouché, ministre de la Police, qui joue sur toutes les cases, mais qui soutiendra le coup d’État sans s’y compromettre, prêt à se dégager si l’affaire rencontre des résistances majeures.
Trois des cinq Directeurs – Gohier, Moulin, Barras – sont hostiles, ceux-là il faut les empêcher d’agir, les circonvenir pour obtenir leur démission.
Quant à Sieyès et Ducos, les deux derniers Directeurs, ils sont acquis à l’idée du coup d’État.
Et il y a Talleyrand, qui met son habileté, son entregent, son intelligence, son cynisme au service de Bonaparte.
En somme, conclut Bonaparte, il ne peut compter que sur un « brelan de prêtres : Sieyès, Fouché, Talleyrand ».
Et il a davantage confiance en ces trois défroqués, qu’en ces Jacobins qui ont la nostalgie de la Terreur, de Robespierre et de la Convention.
Quant au peuple il a faim. Il méprise le Directoire. Il veut en finir avec les « ventres dorés et pourris », mais il a trop été déçu pour ne pas avoir le dégoût des « journées révolutionnaires », même s’il veut croire en Bonaparte, puisque ce général victorieux, est aussi un « pacificateur ».
Mais les ouvriers du « faubourg de gloire », ceux de juillet 89 et d’août 92, de l’an II, qui ont brandi leurs piques de sans-culottes, leur bonnet phrygien enfoncé jusqu’aux sourcils, qui ont marché derrière Desmoulins, Danton, Santerre, Hanriot, qui ont acclamé Robespierre, Marat, Hébert, applaudi à la mort de Louis Capet, sont devenus des spectateurs.
On dit dans les cabarets, dans les échoppes et les ateliers :
« Que l’on fasse ce que l’on voudra, les faubourgs ne s’en mêleront plus. »
Ce n’est plus avec le peuple et ce n’est pas dans la rue que se décidera l’avenir de la nation.
Bonaparte s’en convainc en écoutant Joseph dérouler l’écheveau d’intrigues dans lesquelles sont impliqués quelques dizaines d’hommes.
C’est entre eux que la partie se joue.
C’est dans les salons, les états-majors, les Conseils législatifs, que se règle désormais la question du pouvoir.
C’est eux qu’il faut convaincre, entraîner, dominer, ou écarter, et s’il le faut écraser.
Bonaparte arrive à Paris, rue de la Victoire, le 16 octobre 1799,24 vendémiaire an VIII.
Joséphine est absente, partie à sa rencontre, mais elle n’a pas imaginé qu’il emprunterait la route du Bourbonnais.
La mère, les sœurs, les frères, harcèlent Bonaparte.
« Elle » l’a trompé ! « Elle » s’est affichée avec celui-ci et celui-là. « Elle » est l’intime du président du Directoire, Gohier.
Il doit divorcer, répètent la mère, les frères, les sœurs.
Mais Bonaparte entend aussi la voix de Collot, un fournisseur aux armées, l’un de ces munitionnaires, de ces banquiers, tel Ouvrard « roi de la Bourse », qui ont choisi de soutenir Bonaparte, qui jugent qu’un coup d’État est nécessaire contre les anarchistes toujours prêts à redresser leur tête jacobine, et les royalistes. Eux sont républicains « conservateurs » :
« Vous n’êtes plus aux yeux de la France un mari de Molière, dit Collot à Bonaparte. Il vous importe de ne pas débuter par un ridicule. Votre grandeur disparaîtrait. »
Bonaparte ne divorcera pas.
Collot offre cinq cent mille francs pour la préparation du coup d’État. Et Réal – l’adjoint de Fouché – annonce que le ministre de la Police générale est prêt à une aide financière substantielle, destinée à soutenir un projet qui sauverait la République du double péril, jacobin et royaliste.
Et Bonaparte de répondre :
« Ni bonnet rouge, ni talon rouge, je suis national. »
La foule agglutinée rue de la Victoire, puis, dès le lendemain 17 octobre 1799 (25 vendémiaire an VIII), devant le palais du Luxembourg où il se rend pour rencontrer le Directoire en séance publique, l’acclame, mêlant toujours les cris de « Vive Bonaparte ! » à ceux de « Vive la République ! ».
Bonaparte a choisi d’être en civil, le corps serré dans une redingote verdâtre, un chapeau haut de forme couronnant cette tenue étrange. Il porte, attaché par des cordons de soie, un cimeterre turc.
On l’acclame alors qu’il baisse la tête, modeste au regard flamboyant.
Il montre son arme :
« Citoyens Directeurs, dit-il, je jure qu’elle ne sera jamais tirée que pour la défense de la République et celle de son gouvernement. »
Il rentre rue de la Victoire.
On vient à lui.
Les membres de l’institut dont il est membre – archéologues, mathématiciens, astronomes, chimistes, et naturellement Monge et Berthollet qui sont rentrés avec lui d’Égypte – lui rendent visite.
On loue son esprit éclairé. Il est allé saluer la vieille Madame d’Helvétius. Il flatte Sieyès, son « confrère » de l’institut.
« Nous n’avons pas de gouvernement, parce que nous n’avons pas de Constitution, du moins celle qu’il nous faut, lui dit-il. C’est à votre génie qu’il appartient de nous en donner une. »
Peu à peu la trame de la « conspiration » se resserre.
La majorité du Conseil des Anciens est acquise. Lucien Bonaparte vient d’être élu président du Conseil des Cinq-Cents. Fouché contrôle la police, répond au Directeur Gohier qui s’inquiète :
« S’il y avait conspiration, on en aurait la preuve place de la Révolution où l’on serait fusillé. »
Il y a pourtant quelques résistances qui s’ébauchent. Les généraux jacobins – Jourdan – s’inquiètent de ces préparatifs. Ils ne participeront pas au coup d’État.
Il faudra contraindre Barras à démissionner, et c’est sans doute lui qui répand des rumeurs, sur la fortune accumulée par Bonaparte en Italie, ou sur le fait – comme on le lit dans le journal Le Messager – que « Bonaparte n’est parti si précipitamment d’Égypte que pour échapper à une sédition générale de son armée ».
Il faut agir vite, prendre le pouvoir. Bonaparte sait que s’il échoue, et même si seulement il tarde, « on » le brisera.
Il rencontre Sieyès chez Lucien. Le plan est arrêté.
Les Anciens feront état d’une conspiration jacobine contre la République. Ils feront voter la « translation » au château de Saint-Cloud des Assemblées. Ils nommeront Bonaparte au commandement de la force armée. Sieyès et Ducos démissionneront, les autres y seront contraints. On constituera un gouvernement provisoire. Bonaparte en sera membre. Celui-ci donnera à la France la Constitution que la situation exige. Bonaparte écrasera les « conspirateurs », les « vautours », les « hommes féroces » qui menacent la République.
Les Cinq-Cents, présidés par Lucien, accepteront le fait accompli. Et l’on aura rassemblé à Saint-Cloud des régiments fidèles que Murat commandera.
Le moment d’agir est venu, dit Bonaparte à Sieyès, ce 15 brumaire an VIII (6 novembre 1799).
Il charge Sieyès de s’occuper de la « translation » des Conseils à Saint-Cloud et de l’établissement d’un gouvernement provisoire.
« J’approuve que ce gouvernement provisoire soit réduit à trois personnes, continue Bonaparte. Je consens à être l’un des trois consuls provisoires avec vous et votre collègue Roger Ducos. Sans cela ne comptez pas sur moi. Il ne manque pas de généraux pour faire exécuter le décret des Anciens. »
Mais quel général oserait marcher contre Bonaparte, le plus populaire des citoyens français ?
Ce même jour, 15 brumaire, Bonaparte se rend au banquet offert par les deux Conseils en l’honneur des généraux Bonaparte et Moreau.
Il se déroule au temple de la Victoire – l’église Saint-Sulpice – décoré de bannières et orné d’une inscription : « Soyez unis, vous serez vainqueurs. »
À tour de rôle les personnalités lèvent leurs verres pour célébrer, avec Lucien Bonaparte, « les armées de terre et de mer de la République », ou la paix avec Gohier, et « tous les fidèles alliés de la République » avec le général Moreau.
Bonaparte qui s’est contenté de manger trois œufs et une poire – la prudence l’exige – se lève à son tour et dit d’une voix forte :
« À l’union de tous les Français ! »
Puis il quitte le banquet.
Le 17 brumaire an VIII au soir, il convoque pour le lendemain, 18 brumaire (9 novembre 1799) à six heures du matin chez lui, rue de la Victoire, les généraux et les officiers.
Les généraux Sebastiani et Murat savent qu’ils doivent, à l’aube du 18 brumaire, amener place de la Concorde, puisque le Conseil des Cinq-Cents siège au Palais-Bourbon et le Conseil des Anciens aux Tuileries, l’un ses dragons, l’autre ses chasseurs.
Bonaparte lit les affiches, les proclamations, les libelles qui annonceront à la population le changement de gouvernement.
Demain, 18 brumaire an VIII, il joue sa vie.
Et le destin de la nation.