18.
En cet hiver et ce printemps de 1795, de janvier à avril, les Thermidoriens ne se contentent pas de verser chaque jour des propos orduriers sur tous ceux qu’on soupçonne d’être des Jacobins, des « buveurs de sang », des « chevaliers de la guillotine ». Les muscadins les traquent. On tue les « terroristes » dans les prisons de Lyon. Dans toute la vallée du Rhône, des bandes de la « Compagnie de Jésus » assassinent en plein jour les « mathevons » (les Jacobins) et on jette leurs cadavres dans le Rhône.
On les tue à Nîmes, à Marseille, à Toulon.
Dans cette dernière ville, ce sont les sans-culottes qui ont assassiné sept émigrés qui viennent de rentrer, comme la loi les y autorise. La répression est impitoyable. Les représentants en mission font distribuer des armes aux bandes royalistes de la « Compagnie du Soleil ». L’un de ces émigrés confie au cours d’un dîner, à Benjamin Constant récemment arrivé de Suisse : « Ah, si j’étais grand prévôt de France, je ferais exécuter huit cent mille âmes. »
Il espère, après avoir puni les régicides, les modérés, tous ces « quatre-vingt-neuvistes » qui ont été à l’origine du mal, le retour au temps d’autrefois.
« Nous balayerons les immondices constitutionnelles », dit-il.
Dans les sections où les Thermidoriens ont pris le pouvoir, on entend les mêmes propos.
« Frappez ces tigres », dit-on, à la section du Temple.
Le conventionnel Rovère, député du Vaucluse, régicide, qui au cours de ses missions dans son département s’est servi de la Terreur pour pourchasser ses ennemis personnels, a comme Tallien, Fouché, Fréron, Barras, changé de camp. Il est un ardent Thermidorien, et, le 22 février, à la Convention, il réclame la répression des « buveurs de sang ».
« Si vous ne punissez pas ces hommes, il n’est pas un Français qui n’ait le droit de les égorger », déclare-t-il.
« À Paris, on ne les massacre pas encore, mais il ne faut désespérer de rien », s’exclame, amer, le libraire Ruault.
Mais les scènes dont il a été témoin le révulsent.
« Des jeunes gens qui se qualifient de Jeunesse française ou de Jeunesse de Fréron courent les maisons publiques, les places, les carrefours pour y détruire les bonnets de la Liberté. Ils entrent dans les cafés et demandent catégoriquement s’il y a des Jacobins. Hier ils sont entrés ainsi par bandes de vingt et trente dans les cafés de notre faubourg, en jetant la terreur dans ces maisons de rendez-vous.
« Eh mon Dieu, poursuit-il, quand cela finira-t-il ? Quel parti peuvent donc prendre les patriotes de bonne foi ? Tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, seront-ils éternellement le jouet de l’intrigue et des passions des chefs de l’entreprise ? Il serait à souhaiter qu’il vînt un homme qui terminât tout cela d’un coup. »
Nombreux sont ceux qui, comme Ruault, pensent à cet homme qui pourrait surgir, imposer le rétablissement de l’ordre, et mettre fin aux violences, au chaos.
Pourquoi ne serait-ce pas l’un des généraux victorieux ? Et certains s’inquiètent de cette éventualité.
Pourquoi pas le général Hoche ? Il vient d’ouvrir avec Charrette, le chef des Vendéens, des négociations à La Jaunaye, près de Nantes. Et les concessions faites aux Vendéens sont considérables. La République accordera des indemnités à toutes les victimes de la guerre, elle participera à la reconstruction des villages, les biens confisqués seront rendus, même aux émigrés et aux héritiers des condamnés à mort. La liberté de culte en Vendée sera garantie. Les jeunes gens seront dispensés du service militaire. Et chacun pourra conserver ses armes.
Pourquoi pas le général Pichegru, qui a commandé l’armée Rhin-et-Moselle et dont les victoires font surgir peu à peu une République batave, « République sœur », qui servira de glacis à la République française ?
Et la Convention s’enthousiasme !
« La République après avoir reculé ses limites jusqu’au Rhin dictera les lois à l’Europe », déclare le conventionnel Merlin de Thionville, ancien Jacobin, devenu « ventre doré », « Jacobin nanti » et… Thermidorien.
Et déjà le grand-duc de Toscane, Ferdinand III, signe la paix avec la République française.
Or, il est le propre frère de l’empereur germanique François II. Et celui-ci est le neveu de Marie-Antoinette, dont le fils, le pauvre Louis XVII, agonise dans la prison du Temple.
Et à Bâle, le représentant de la Prusse signe lui aussi la paix et reconnaît à la France le droit d’engager des négociations avec le Saint Empire romain germanique pour l’annexion de la rive gauche du Rhin !
Succès militaires décisifs, succès politiques immenses : les monarchies s’inclinent devant la République.
Et Carnot, au sein du Comité de salut public, a été l’« organisateur de la victoire ». Et quand on voudra l’accuser, l’arrêter, le condamner, une voix anonyme le rappellera à la Convention. On renoncera à le poursuivre, on ne l’associera pas à Barère, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois et Vadier, les « grands coupables ».
Alors, un de ces généraux à Paris ?
Pourquoi pas Marceau, commandant l’armée du Nord ?
Mais personne ne pense à ce général de vingt-six ans, Napoléon Bonaparte, auquel on vient de retirer son commandement à l’armée d’Italie, parce qu’il est toujours soupçonné de « robespierrisme ».
On veut le nommer, lui, le général d’artillerie, dans l’infanterie en Vendée. Il refuse et s’installe à Paris, son sabre battant les flancs de sa redingote usée, pauvre et dévoré d’ambition.
Oui, pourquoi pas un homme nouveau pour en finir avec ces temps de violence et d’intrigues ?
« Car cette situation est bien faite pour dégoûter les bonnes gens de prendre à l’avenir aucun parti dans les affaires publiques et les engager à laisser les fous marcher seuls et sans suite… »
Et, ce 6 mars 1795, Ruault conclut :
« La nature des choses actuelles rend une forte secousse inévitable. Mais je ne vois goutte dans tout ce chaos. Je suis devenu athée en fait de révolution, c’est vous dire tout en deux mots. »
Comment les citoyens ne seraient-ils pas tous, comme le libraire Ruault, gagnés par le scepticisme et l’incrédulité quand ils apprennent, au mois de février 1795, que la Convention décide de « dépanthéoniser » Marat qu’au mois de septembre 1794, elle avait, en grande pompe, accompagné au Panthéon ?
Et les bandes de muscadins s’en vont dans les théâtres, les cafés, dans les logis même, et sur les places, briser les bustes de l’Ami du peuple.
Au lendemain de son assassinat par Charlotte Corday, on récitait : « Le cœur de Jésus, le cœur de Marat. »
Et les Thermidoriens, après la mort de Robespierre, avaient accepté l’entrée de Marat au Panthéon.
Mais cinq mois plus tard, aux égouts les bustes brisés de Marat ! Il est « l’évangéliste des massacres de septembre 1792, le patron des hommes de sang, l’homme qui réclamait deux cent mille têtes ».
Sur la scène des théâtres, un acteur déclame :
Des lauriers de Marat, il n’est point une feuille
Qui ne retrace un crime à l’œil épouvanté.
Le Messager du soir se déchaîne contre ce « cynique dégoûtant qui vivait publiquement avec ces misérables filles qu’on rencontre dans les rues les plus sales et qu’un honnête homme ne voudrait pas toucher du bout de son soulier… Pourquoi un pareil être n’est-il pas mort de pourriture ?… Les scélérats devraient mourir comme ils ont vécu, dans la fange. Nos pères enterraient dans la boue les assassins et les hommes immoraux et nous leur élèverions des autels ? »
La Jeunesse dorée s’enflamme. Six cents jeunes gens, maniant le gourdin plombé, font le tour des limonadiers pour y briser les bustes de Marat, envahissent la salle de la Convention, en criant :
« À bas les sacrés buveurs de sang ! À bas les sacrés scélérats ! À bas les sacrés avaleurs d’hommes ! À bas tous ces sacrés coquins ! Nous les foutrons tous dans l’égout ! »
On les applaudit.
Ça, la Convention ! ricanent certains patriotes. Une pétaudière pour les « ventres dorés », « ventres pourris ».
Car les sans-culottes sont attachés au souvenir de Marat, l’Ami du peuple.
Certains murmurent qu’il faut « prêcher sa sublime morale ». Et peut-être n’a-t-on pas assez tranché de têtes !
Un rapport de police indique que le « public commence à se lasser de la conduite des jeunes gens. Il s’étonne que le gouvernement paraisse approuver ces jeunes gens. »
Un autre mouchard de police signale que les Jacobins tentent de pousser les « petites gens » à la révolte.
« Ils parcourent les greniers, les tavernes, les ateliers pour soulever la classe ouvrière et crédule du peuple contre ce qu’ils appellent le “million doré”, les muscadins, les boutiquiers et la Jeunesse de Fréron… Les hommes simples ont la faiblesse d’ajouter foi à ces horribles calomnies. Déjà les haines, les partis, la division. Les brigands espèrent se débarrasser de la vigilance importune des jeunes gens qui les harcèlent, en les mettant aux prises avec les hommes estimables et laborieux que, sous le nom de sans-culottes, ils espèrent encore tromper, pour régner de nouveau sous leur nom… »
Mais il n’est point besoin d’imaginer des « intrigues » jacobines pour expliquer la colère qui monte dans le peuple des humbles.
Ils sont démunis et affamés.
Peu importe qu’ils ignorent que Gracchus Babeuf, dans un Projet d’adresse du peuple français à ses délégués, appelle à une insurrection pacifique des ventres creux contre les ventres « pourris » et « dorés ».
Que dans un journal éphémère, qui a pris pour titre celui de la publication de Marat, L’Ami du peuple, on prêche « la guerre sociale contre le million doré ».
Les sans-culottes, les ouvriers, leurs femmes, tous ceux qui cherchent en vain du pain, car il manque à Paris, à Lyon, savent que les « ventres pourris » vivent dans le luxe.
On murmure, dans les queues énormes qui se forment devant les boulangeries, que la ration de pain n’est plus que d’une livre par jour. Que la municipalité de Paris n’a plus en réserve, à la fin mars, que cent quinze sacs de blé.
Voilà ce qui compte : le pain !
Mallet du Pan le note : « La masse du peuple devenue indifférente à la République comme à la royauté ne tient qu’à ses avantages locaux et civils de la Révolution. »
On veut du pain !
Les manifestants le crient quand leurs délégations sont reçues à la Convention : « Du pain, du pain, du pain ! »
Un sans-culotte des faubourgs lance aux députés :
« Nous sommes à la veille de regretter tous les sacrifices que nous avons faits pour la Révolution. »
Un autre ajoute :
« Si les riches mangeaient comme nous, il y a longtemps que la Convention n’existerait plus ! »
Ils voient le luxe s’étaler, impudique, arrogant.
On danse, on se pavane. On mange avec gourmandise.
« Les garçons restaurateurs de la Maison-Égalité – le Palais-Royal – disent que jamais il ne s’était fait autant de dépenses. »
Et les fortunes ne se gagnent pas seulement dans les tripots de plus en plus nombreux et où l’or roule. La corruption devient générale.
On prend sa part sur les marchés des munitionnaires qui sont chargés d’approvisionner en vivres, en uniformes, en munitions, les troupes.
Mais le soldat est mal vêtu, mal chaussé, mal nourri, car on se paye sur la qualité et la quantité de ce qui lui est attribué sur les registres et les contrats.
« Le luxe a reparu dans les armées, remarque Hoche. Et, semblables à des pachas, nos généraux ont huit chevaux à leurs voitures. »
À Paris les me-veilleuses étalent leur luxe dans les salons. Un témoin écrit :
« L’effronterie du luxe, celui de la parure, surpasse à Paris tout ce que le temps de la monarchie offrait en ce genre de plus immoral. Dernièrement la femme d’un député nommé Tallien a payé douze mille livres une robe grecque. »
Fréron a réclamé dès le lendemain du 9 thermidor « la mise en liberté du citoyen Vilkers qui lui a toujours fourni des bretelles très élégantes » !
Et Madame Tallien, dans sa robe grecque à douze mille livres, peut dire « Paris est heureux ».
Elle n’entend pas les cris désespérés des femmes des faubourgs : « Prenez un fusil et tuez-nous plutôt que de nous laisser mourir de faim ! »
Et d’autres, apprenant que l’on vient de décréter d’arrestation Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Barère, Vadier, et que Carrier a été décapité, crient :
« Pas de baïonnettes, du pain ! »
On s’en prend à Boissy d’Anglas, le député du centre, qu’on appelle Boissy-famine, parce qu’il a la charge des subsistances. Et l’on se rend en foule à la Convention pour l’interpeller, le sommer de donner de la farine aux boulangers, afin qu’ils puissent cuire des fournées.
On enfonce les portes de la Convention au cri de : « Du pain ! Du pain ! »
C’est ce 12 germinal an III (1er avril 1795) la première émeute de la faim.
Les députés montagnards – ceux qu’on appelle les « crétois » – sont désorientés.
« Mes amis, dit l’un, vous voulez du pain et de la liberté des patriotes, vous l’aurez, mais filez, parce qu’on suffoque ! »
C’est le tumulte. Des hommes, « la poitrine débraillée et les bras nus », crient :
« Nous demandons du pain et la chasse aux muscadins ! À bas la jeunesse de Fréron ! À bas les royalistes du café de Chartres ! »
Quand un député commence à parler, on couvre sa voix :
« Point de pain ! Point de parole ! »
« Faites-nous donc justice de l’armée de Fréron, de ces messieurs à bâton ! »
Dans les rues, on fait la chasse aux jeunes gens à « cheveux tressés ». On frappe de plusieurs coups dans la figure ceux qui invitent les sans-culottes à se disperser.
Mais peu à peu, dans les rues voisines de la Convention et dans la salle de celle-ci, on hésite. On ne sait pas quel parti prendre. Pas de chef. Pas de but. Simplement des pétitionnaires qui réclament du pain !
Et tout à coup voici, entrant dans l’Assemblée, le « bataillon doré » armé de fusils, de fouets, de bâtons, et accompagné de quelques gendarmes.
Le conventionnel Legendre le guide, et vers sept heures du soir « les furies et les séditieux » sont chassés de la Convention. Les tribunes se remplissent du « peuple des honnêtes gens » ! Aux abords de la Convention, on chante Le Réveil du peuple. Et dès que la séance est reprise, on décide d’arrêter les conventionnels – une dizaine – qui ont semblé approuver les séditieux.
Les tribunes applaudissent et elles acclament Tallien qui leur demande de « seconder la Convention de leur énergie ».
Les « ventres dorés » l’ont si facilement emporté, au soir du
12 germinal, que le Montagnard Barère se demande si les manifestants n’ont pas été « ameutés à cinq francs la tête » par les Thermidoriens afin d’avoir un prétexte pour écraser les Montagnards.
Barère n’a pas le temps de rechercher et de présenter des preuves.
Sans discussion, la Convention décrète que Billaud-Varenne, Vadier, Barère, Collot d’Herbois, seront déportés immédiatement en Guyane.
Et le général Pichegru, qui se trouvait à Paris, est chargé de l’exécution du décret.
Il lui faudra prendre la tête du détachement de trois cents jeunes gens et de gendarmes, car les sans-culottes se rassemblent et tentent d’arrêter les voitures où l’on a entassé les prisonniers.
Pichegru fait dégager le convoi à la baïonnette.
Le 13 germinal au soir, il se présente à l’Assemblée.
« Représentants, vos décrets sont exécutés », dit-il.
On l’acclame. Il est admis aux honneurs de la séance.
Pour la première fois, un général est ovationné et honoré au cœur de la République.
Comme un « sauveur ».