25.
Face aux prétentions de Bonaparte, les cinq Directeurs, en ce mois de mai 1796, hésitent à se renier.
Ils ont une stratégie.
Bonaparte doit marcher vers le centre et le sud, et Kellermann le remplacer au Piémont et en Lombardie.
Il y a d’autres généraux que ce Bonaparte, tonne Reubell. Jourdan et Moreau, l’un à la tête de l’armée de Sambre-et-Meuse, l’autre de l’armée de Rhin-et-Moselle, ont reçu l’ordre de traverser le Rhin, de marcher sur Vienne, et de prendre ainsi à revers, par le nord, les troupes autrichiennes qui sont encore puissantes en Lombardie.
Oui, mais c’est le nom de Bonaparte qu’on acclame à Paris !
Des officiers de l’armée d’Italie porteurs des drapeaux pris à l’ennemi viennent d’arriver dans la capitale.
Les journaux célèbrent les exploits de ce général dont les troupes sont entrées à Venise, Vérone, Brescia, Bologne, Ferrare, qui mate avec une extrême dureté une révolte antifrançaise à Pavie, qui signe un armistice avec le royaume de Naples, puis avec le pape.
Et les journaux détaillent le « butin ».
Le pape devra verser vingt et un millions, cent objets d’art, cinq cents manuscrits. Il livrera la place d’Ancône et laissera le libre passage à l’armée française sur ses États. Il fermera ses ports aux navires anglais.
Les troupes de Bonaparte occupent Livourne, et leur contrôle de ce grand port va contraindre les Anglais, qui se sont installés en Corse, à quitter l’île.
Bonaparte est bien le général qui apporte les victoires et la paix, la gloire et l’or.
Et l’on voudrait que Kellermann prenne sa place ? Et faire confiance aux généraux Jourdan et Moreau, qui essuient déjà de premières défaites, font retraite, alors que Bonaparte bat le général Wurmser, oblige les Autrichiens à s’enfermer dans la place forte de Mantoue.
L’opinion s’embrase : « Vive Bonaparte ! »
Les journaux tressent ses couronnes, reprennent le texte de ses proclamations habiles, écrites, non pour relater la vérité, mais bâtir sa légende.
En outre, chacun des cinq Directeurs, et aussi les commissaires du Directoire ou le général Clarke, chef du bureau topographique du Directoire qui établit les plans de campagne, sont bombardés de lettres de Saliceti, de Berthier, faisant l’éloge du « Petit Caporal » si populaire parmi ses soldats.
Napoléon Bonaparte, lui, écrit à Barras, en fait le confident de ses malheurs conjugaux, renforce ainsi leur complicité.
« Je suis au désespoir, dit Bonaparte, ma femme ne vient pas ! Elle a quelque amant qui la retient à Paris. Je maudis toutes les femmes mais j’embrasse mes bons amis… »
Les pressions sont si fortes que le Directoire va proclamer que l’armée d’Italie a « bien mérité de la Patrie », et déclarer en son honneur une « fête de la Victoire » qui doit être célébrée à la fin du mois de mai (floréal an IV) dans toutes les armées et dans tout le pays.
La majorité des cinq Directeurs (Barras, Carnot, Le Tourneur) conclue qu’il faut annuler la décision de nommer Kellermann à la place de Bonaparte. Et refuser la démission de ce dernier.
Ils ont cédé et aussitôt, ils sentent la poigne de Bonaparte.
« Il faut, leur écrit-il, une unité de pensée militaire, diplomatique et financière. La diplomatie est véritablement, dans ce moment-ci, toute militaire en Italie. »
Il ajoute qu’« aucune de nos lois ne règle la manière dont doivent être gouvernés les pays conquis ».
Autrement dit, Bonaparte veut les mains libres pour agir à sa guise.
Et ceux qui le rencontrent rapportent aux Directeurs ses propos, décrivant son regard où brillent l’intelligence, l’ambition et la détermination.
Le représentant de la République en Toscane, Miot de Melito, fasciné, l’écoute :
« Il ne ressemble pas aux autres généraux, note-t-il. Il est l’homme le plus éloigné des formes et des idées républicaines que j’aie rencontré. »
Mais il est déjà bien tard, pour retenir Bonaparte.
Il construit sa légende. L’imagination populaire s’empare de ses proclamations, de son Adresse à la Patrie et à ses « frères d’armes ».
« Soldats ! Vous vous êtes précipités comme un torrent du haut de l’Apennin, vous avez culbuté, dispersé, éparpillé tout ce qui s’opposait à votre marche… Que les peuples soient sans inquiétude, nous sommes amis de tous les peuples !… Le peuple français libre, respecté du monde entier, donnera à l’Europe une paix glorieuse qui l’indemnisera des sacrifices de toute espèce qu’il a faits depuis six ans. Vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant : il était de l’armée d’Italie. »
Seuls les royalistes plus ou moins déclarés, les modérés qui espéraient une restauration monarchique s’indignent, crient leur mépris, et même leur haine contre ce général Vendémiaire : Mallet du Pan écrit à la cour de Vienne, dont il est le correspondant, et sa missive sera diffusée auprès de tous les souverains d’Europe :
« Ce Bonaparte, ce petit bamboche à cheveux éparpillés, ce bâtard de Mandrin que les rhéteurs appellent jeune héros et vainqueur d’Italie, expiera promptement sa gloire de tréteaux. » Et les monarques et les princes croient à cette prophétie hargneuse et méprisante au moment même où Bonaparte établit à Milan une administration générale de la Lombardie, composée de patriotes italiens venus de toutes les régions de la péninsule, et que se dessinent ainsi les contours d’une République lombarde et même italienne.
Le patriote et Jacobin italien Buonarroti, enfermé avec Babeuf et les babouvistes, se réjouit de cette initiative. Il avait invité tous les patriotes italiens à aider l’armée de Bonaparte, républicain. Et Buonarroti voudrait rejoindre Milan.
Mais la Haute Cour qui doit le juger, à Vendôme, le laissera-t-elle en vie, ou bien l’enverra-t-elle à la guillotine ?
En ce mois de septembre 1796 (fructidor an IV), les babouvistes emprisonnés craignent la sévérité de la Haute Cour.
Les Directeurs et les juges veulent montrer qu’ils sont impitoyables contre les « anarchistes ».
Or, l’homme de Varennes, Drouet, arrêté avec Babeuf, s’est évadé. Et l’on soupçonne Barras, ou Fouché d’avoir favorisé la fuite du maître de poste qui a permis l’arrestation de Louis XVI.
Il y a plus grave encore.
Une bande se réclamant de Babeuf, des Égaux, et rassemblant entre deux cents et sept cents hommes – comment savoir avec précision ? – vient d’attaquer le camp militaire de Grenelle. Les assaillants sont persuadés d’y être attendus par des soldats prêts à rejoindre la cause de l’Égalité.
Traquenard ! Piège tendu par Carnot. Les babouvistes qui se sont élancés aux cris de « Vive la Constitution de 1793 ! », « À bas les Conseils et les nouveaux tyrans ! » ont été chargés par la cavalerie et sabrés.
Une vingtaine d’entre eux ont été tués, et le chef d’escadron Malo, qui menait la charge, a pu ramener au camp cent trente-deux prisonniers.
On affirme que « Carnot était d’accord pour laisser les anarchistes faire une échauffourée alors qu’il était aisé de les prévenir et d’arrêter leurs projets puisqu’ils étaient bien connus ». Mais Carnot veut une répression exemplaire, et la décapitation de ce « serpent anarchiste ».
Il y a parmi les prisonniers d’anciens conventionnels, qui devraient, puisqu’ils sont civils, échapper aux commissions militaires qui sont pourtant chargées de les juger.
Mais l’illégalité n’arrête pas les juges.
En six séances, les commissions militaires, implacables, prononcent trente-deux condamnations à mort et des peines de prison et de déportation. Les jugements sont sans appel.
Les pelotons d’exécution sont déjà alignés dans la plaine de Grenelle, et les condamnés à mort sont exécutés aussitôt le verdict rendu, leurs corps criblés de balles tombant les uns sur les autres.
Le bruit des détonations étouffant les voix qui crient : « La Constitution de 93 ou la mort ! »
C’est la mort qui l’emporte, laissant les Directeurs divisés sur les conséquences politiques de cette machination réussie.
Carnot s’en félicite.
Barras et Reubell craignent qu’en détruisant la faction « anarchiste » on n’ait renforcé la royaliste.
« Où sont les terroristes ? s’exclame même le général Hoche. Je vois des chouans partout. »
Il a pris acte de l’abandon par les chefs chouans de la lutte armée. L’un des derniers insurgés, Cadoudal, vient lui aussi de déposer les armes.
Mais aucun de ces chouans ou de ces Vendéens n’a renoncé à rétablir la monarchie.
Ils condamnent et méprisent la politique du Directoire.
Ils la jugent complice des Jacobins.
Ils partagent l’avis de Mallet du Pan qui écrit :
« Un jour l’autorité destitue un Jacobin en place, tantôt elle en place un autre pire que le précédent. »
Et les royalistes n’oublient pas que les Directeurs sont des régicides, des ennemis du Trône et de l’Autel.
Alors ils mêlent leurs voix à celle du peuple, qui, tous les observateurs de police le confirment, « continue de vomir mille imprécations contre le gouvernement ».