13.
La tête de Danton, enfouie dans un sac, et celles des autres suppliciés, et tous leurs corps mutilés ont été d’abord déposés dans un enclos proche du cimetière de la Madeleine, puis, la nuit tombée, ils ont été ensevelis dans le charnier des Errancis, non loin de là.
Et le cadavre décapité de Lucile Desmoulins, l’« adorable petite blonde », la jeune mère de vingt-trois ans, celle dont Robespierre avait été le témoin de mariage, en même temps que Pétion et Brissot, et il avait songé à épouser la sœur de Lucile, et peut-être même Lucile, ce corps-là tant aimé par Camille, une semaine plus tard jour pour jour, le 24 germinal an II (13 avril 1794), fut jeté dans le même charnier des Errancis.
Fouquier-Tinville avait condamné Lucile Desmoulins pour avoir participé à la « conspiration du Luxembourg », censée rassembler les détenus afin qu’ils se soulèvent et brisent les portes des prisons et assassinent leurs gardiens.
Mais qui pouvait croire à la réalité de ce complot ?
Parmi les dix-neuf condamnés à mort ce jour-là, il y avait, aux côtés de Lucile Desmoulins, la veuve d’Hébert, l’ancien évêque de Paris Gobel, qui avait renoncé à sa foi devant la Convention, et aussi Chaumette, le procureur de la Commune.
Personne n’était à l’abri d’une accusation inventée de toutes pièces. Si bien qu’on tuait chaque jour davantage.
Fouquier-Tinville avait demandé au nouveau président du Tribunal révolutionnaire Dumas de « serrer la botte aux bavards », afin que les inculpés ne puissent, comme avait tenté de le faire Danton, « insulter » le Tribunal.
Qu’on les mette « hors des débats » comme la loi désormais l’autorisait.
Et sur rapport de Couthon, le 10 juin, 22 prairial an II, la Convention avait voté une nouvelle loi, retirant en fait toute garantie judiciaire aux accusés.
Ils sont livrés au Tribunal pour être condamnés et non jugés !
« Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que le temps de les reconnaître… S’il existe des preuves soit matérielles, soit morales, indépendamment de la preuve testimoniale, il ne sera point entendu de témoin… La loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes ; elle n’en accorde point aux conspirateurs. »
Ainsi, le Tribunal révolutionnaire n’a le choix qu’entre l’acquittement et la mort.
« Il s’agit, dit Couthon, d’exterminer les implacables satellites de la tyrannie ou de périr avec la République. »
Tout citoyen peut devenir suspect, donc accusé, donc condamné à mort.
Il suffit « d’inspirer le découragement, de chercher à dépraver les mœurs, à altérer la pureté et l’énergie des principes révolutionnaires » pour devenir, malgré le vague de ces accusations, un ennemi de la Révolution.
Maximilien Robespierre, par deux fois, intervient à la tribune de la Convention, avec violence, exige que le vote soit unanime, pour rejeter les amendements que les députés veulent introduire afin de protéger de cette loi de Prairial, de cette loi de Grande Terreur, les membres de la Convention.
Maximilien refuse tout ajournement, tout amendement.
« Je demande, dit-il de sa voix aigre, que la Convention discute jusqu’à huit heures du soir s’il le faut. »
Et les conventionnels, paralysés, terrorisés, votent la loi de mort.
Robespierre, en quelques phrases, a effacé les différences politiques.
« La Montagne n’existe plus ! dit-il. Un Montagnard n’est autre chose qu’un patriote pur, raisonnable et sublime. »
« Il ne peut y avoir que deux partis dans la Convention, les bons et les méchants, les patriotes et les contre-révolutionnaires hypocrites. »
Ce n’est plus au nom de la « politique » que l’on tue, mais en invoquant la Vertu.
Ce ne sont pas des adversaires qui montent à l’échafaud, mais des fripons, des hypocrites, des méchants.
Le couperet de la guillotine tranche les nuques au nom de la Vertu.
Et Fouquier-Tinville jubile :
« Les têtes tombent comme des ardoises, dit-il, la semaine prochaine j’en décalotterai trois ou quatre cents. »
Dans les prisons de Paris s’entassent désormais 7 321 détenus, et alors qu’en plus d’un an – du 6 avril 1793 au 10 juin 1794 – le Tribunal révolutionnaire a prononcé 1251 condamnations à mort, en quarante-sept jours, il envoie 1 376 têtes « éternuer dans le sac » !
On tue vingt-sept fermiers généraux, ces percepteurs honnis des douanes intérieures d’Ancien Régime.
Et parmi eux, Lavoisier, le grand chimiste.
On tue Madame Élisabeth, sœur de Louis XVI.
Et ce sont là assassinats de vengeance.
On « purifie » ainsi la République.
Sur la proposition de Robespierre, on crée à Orange une commission populaire pour juger les « fédéralistes », les « royalistes » du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône. Elle prononce trois cent trente-deux condamnations à mort.
C’est la Grande Terreur, mais Robespierre a fait décréter par la Convention dès le 25 germinal an II (14 avril 1794) que le corps de Jean-Jacques Rousseau serait placé au Panthéon.
Ainsi commence le régime de la Vertu.
Le 18 floréal (7 mai), l’incorruptible se dirige vers la tribune de la Convention, d’un pas plus compassé qu’à l’habitude, tel un grand prêtre s’apprêtant à prononcer un prêche, sur « les Principes de morale politique qui doivent guider la Convention ».
« L’immoralité est la base du despotisme, dit-il, la Vertu est l’essence de la République. »
Et « la morale est le fondement unique de la société civile ». Et l’« Être suprême » est la source de toute morale.
Il faut donc lutter contre l’athéisme, contre la « secte des Encyclopédistes ».
« Si l’existence de Dieu, si l’immortalité de l’âme n’étaient que des songes, elles seraient encore la plus belle de toutes les conceptions de l’esprit humain », conclut Robespierre d’un ton exalté.
Il met aux voix l’article 1 de sa loi :
« Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme. »
Et il précise que des fêtes seront organisées, « aux jours de décadi, en l’honneur de l’Être suprême, de la vérité et de la justice, de la pudeur et de la frugalité ».
Maximilien Robespierre n’entend pas les ricanements des athées, de ceux qui craignent sa dictature.
Il veut se persuader que, dit-il, « le peuple français semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l’espèce humaine ».
Et il approuve la rédaction, l’impression, la diffusion de L’Évangile de la Liberté « adressé à l’Être suprême par les sans-culottes de la République française ».
« Ô père de Lumière, éternelle puissance, toi qui fais marcher le soleil devant la liberté pour éclairer ses travaux…
« La France est libre, le ciel a déposé dans ses mains la foudre et le tonnerre… L’Évangile de la Liberté est au centre de la terre. La France est l’effroi des tyrans…
« CREDO.
« Je crois à la nouvelle République française, une et indivisible, à ses lois et aux droits sacrés de l’homme, que le peuple français a reçus de la Montagne sacrée de la Convention qui les a créés.
« Les droits sacrés de l’homme avaient beaucoup souffert entre les mains des traîtres, mais ceux-ci sont tombés sous la faux de la guillotine, et ont été enterrés…
« Que le Peuple européen sortant de sa léthargie coupable reconnaisse les droits de l’homme, pour lesquels les vrais enfants de la France ont juré de vivre et de mourir :
Tremblez tyrans, tremblez esclaves
Traîtres échappés à nos coups
La France est couverte de braves
Qui sauront mourir comme nous. »
Mais Maximilien ne peut longtemps se laisser bercer par ces « prières républicaines ».
Au sein du Comité de salut public, et encore plus dans le Comité de sûreté générale, il sent monter la suspicion et même la haine.
Ce sont les Cordeliers, les hébertistes, les dantonistes, les ultra-révolutionnaires et les Indulgents, tous ceux qui ont survécu à Hébert et à Danton, et même à Marat, et les héritiers des Feuillants, des Girondins, des Enragés, les athées, les partisans de la confiscation des propriétés et des biens, et ceux qui redoutent la dictature vertueuse de l’incorruptible, qui se dressent contre lui.
Billaud-Varenne déclare :
« Tout peuple jaloux de sa liberté doit se tenir en garde contre les vertus mêmes des hommes qui occupent des postes éminents… Le fourbe Périclès, parvenu à s’emparer d’une autorité absolue, devint le despote le plus sanguinaire… »
La tension est si forte au Comité de salut public que Saint-Just accuse Carnot, qui lui aussi a dénoncé la dictature de Robespierre.
« Sache, dit Saint-Just, qu’il me suffirait de quelques lignes pour dresser ton acte d’accusation et te faire guillotiner dans deux jours. »
Carnot se tourne, et regarde avec mépris Saint-Just, Couthon, Robespierre.
« Je t’y invite, dit-il à Saint-Just, je ne te crains pas, ni toi ni tes amis, vous êtes des dictateurs ridicules, Triumvirs vous disparaîtrez ! »
Mais au contraire, chaque jour qui passe semble accroître la concentration des pouvoirs au bénéfice du Comité de salut public, et, à l’intérieur de celui-ci, aux mains de Robespierre, de Couthon et de Saint-Just. Vingt et un représentants en mission ont été rappelés à Paris afin de renforcer l’autorité du Comité.
Tallien, qui arrive de Bordeaux, Fouché, qui avait sévi à Lyon, Barras, qui s’était enrichi en pillant à son profit les biens des « royalistes » de Marseille puis de Toulon, savent que Robespierre n’ignore rien de leurs agissements.
Il les reçoit avec la froideur métallique d’un couperet.
Dans les départements, ils sont remplacés par des « agents nationaux » délégués du Comité de salut public.
Et c’est au sein du Comité de salut public que sont discutés, jaugés leurs rapports.
On décide d’imposer partout le français contre les patois, les langues régionales.
On prend des mesures pour créer un « fonds de mendicité » qui alimentera des secours publics donnés aux indigents. L’assistance médicale sera gratuite.
Et cette politique centralisée trouve sa plus grande réussite aux frontières, dans la conduite de la guerre.
« Nous marchons non pour conquérir, mais pour vaincre, déclare Billaud-Varenne à la Convention. Nous cesserons de frapper à l’instant où la mort d’un soldat ennemi serait inutile à la liberté. »
Et Billaud-Varenne – a-t-il lu Mallet du Pan ? – craint « l’ambition d’un chef entreprenant… L’histoire nous apprend que c’est par là que toutes les républiques ont péri. Un peuple guerrier devient esclave. »
Et le général Hoche est en prison, accusé d’avoir eu des sympathies pour les Cordeliers. Et le général Westermann a été guillotiné comme dantoniste. Et l’on surveille les généraux qui, avec l’armée des Alpes, conquièrent toute la Savoie, ou celle qui sous le nom « armée de Sambre-et-Meuse » et le commandement du jeune général Jourdan entreprend la reconquête de la Belgique. Ou l’armée qui libère tout le Roussillon.
La patrie est-elle encore en danger, quand presque tout le territoire français est évacué par l’ennemi ?
Et si la nation est désormais en sûreté, pourquoi faut-il continuer à tuer ?
Or, le peuple est las de voir couler le sang.
« Avant-hier, 11 floréal (30 avril), un grand nombre d’accusés était au Tribunal révolutionnaire et soit précaution indiscrète, sans doute de la part des exécuteurs, soit erreur, l’instrument du supplice avait été dressé sur la place de la Révolution avant le jugement rendu, lit-on dans La Correspondance politique.
« Déjà une foule immense de spectateurs se pressait autour de l’échafaud et depuis longtemps était en attente, lorsque la nouvelle est arrivée que le Tribunal venait d’acquitter tous ceux qui étaient en jugement.
« Un cri s’élève aussitôt de tous les cœurs : “Vive la République !” La joie brille sur tous les fronts, plusieurs citoyens se hâtent de mettre la main à l’œuvre pour défaire l’échafaud, tous se félicitent d’avoir vainement attendu et se répandent dans les promenades voisines en bénissant la justice… »
Mais les têtes vont continuer de rouler.
Accusés d’avoir voulu livrer la Bretagne aux Anglais, vingt-six administrateurs du ministère sont guillotinés à Brest. Et c’est Robespierre qui incarne cette politique de la Grande Terreur qui, au nom de la Vertu et de la nécessité patriotique, tue de plus en plus.
Le 3 prairial (22 mai), un ancien domestique, Admirat, qui vit d’expédients, traîne de tripots en cafés, est l’amant d’une ci-devant, et peut-être en relation avec un agent du baron de Batz, cherche en vain à tuer Robespierre et tire deux coups de pistolet sur Collot d’Herbois, avouant aussitôt que c’est l’incorruptible qu’il voulait assassiner.
Le lendemain, 4 prairial, on arrête dans la cour de la maison des Duplay une jeune fille, accusée de vouloir poignarder Robespierre. Et cette Cécile Renault, fille d’un papetier du quartier de la Cité, est présentée comme une nouvelle Charlotte Corday.
À la Convention, Legendre, flagorneur, déclare que « le Dieu de la nature n’a pas souffert que le crime fût consommé ».
Et Robespierre, extatique, ajoute :
« Quand les puissances de la terre se liguent pour tuer un faible individu, sans doute ne doit-il pas s’obstiner à vivre, aussi n’avons-nous pas fait entrer dans nos calculs l’avantage de vivre longuement… »
Puis, après un silence, il poursuit comme une confidence :
« Je ne tiens plus à une vie passagère que par l’amour de la patrie et par la soif de la justice.
« J’ai assez vécu puisque j’ai vu le peuple français s’élancer du sein de l’avilissement et de la servitude, aux cimes de la gloire et de la liberté. »
Admirat et Cécile Renault, revêtus de la chemise rouge des parricides comme leurs cinquante-deux « complices » – qu’ils n’avaient jamais vus avant leur comparution devant le Tribunal révolutionnaire –, sont condamnés à mort et exécutés, le 17 juin (29 prairial).
Parmi les suppliciés, on trouve les dames de Saint-Amaranthe qui tenaient un salon de jeu au ci-devant Palais-Royal, où l’on rencontrait souvent le frère cadet de l’incorruptible, Augustin Robespierre, plus homme de plaisir que de vertu.
Et la haine contre Maximilien, « père » de la nation, croît encore après cette parodie de justice.
À la Convention, le député de Versailles, Lecointre, proche de Danton, rédige en secret un acte d’accusation contre Robespierre et s’engage avec huit autres braves à égorger le « nouveau César » en pleine Assemblée.
Robespierre sent la haine qui monte contre lui.
Il y a celle d’un Tallien, d’un Fouché, d’un Barras et d’un Fréron, qui intriguent.
Ces « missionnaires de la Terreur », corrompus, craignent d’être victimes de Maximilien, le « dictateur vertueux ».
Il y a ceux, tel Fouché, qui athées, déchristianisateurs, se moquent du culte de l’Être suprême que Robespierre veut organiser.
Faut-il une religion d’État à la République ?
Et il y a ceux qui soupçonnent Robespierre de vouloir établir la dictature, devenant une sorte de Cromwell.
Barère, patriote modéré et habile, sous prétexte de dénoncer l’Angleterre, cite abondamment les journaux anglais qui évoquent les « soldats de Robespierre ».
Et tous, pour des raisons différentes, craignent que le « tyran », s’il ne tombe pas, ne les fasse monter dans la charrette qui conduit à l’échafaud.
Fréron, Barras, Tallien, Fouché, sont terrifiés quand, reçus par Robespierre, ils mesurent son mépris. Son visage est « aussi fermé que le marbre glacé des statues ».
Fouché tremble encore lorsqu’il se remémore la question que lui a lancée Robespierre :
« Dis-nous donc, Fouché, qui t’a donné mission d’annoncer au peuple que la divinité n’existe pas ? »
Fouché a baissé la tête.
Et Robespierre, avec ses gestes feutrés, impose son autorité.
Barras, lui rendant visite chez les Duplay, trouve le général Brune en train d’éplucher les légumes avec Madame Duplay et sa fille Éléonore qu’on dit fiancée à Maximilien.
Quand l’incorruptible quitte la maison, Couthon, Saint-Just, Le Bas, l’entourent avec déférence.
Le nouveau maire de Paris, Fleuriot-Lescot, Hanriot commandant de la garde nationale, Fouquier-Tinville, les jurés et le président du Tribunal révolutionnaire Dumas, lui font escorte.
Les conventionnels, fussent-ils hostiles, n’ont pas le courage de se dresser contre l’incorruptible alors même qu’ils récusent sa politique de la Terreur et de la Vertu, et qu’ils jugent que les victoires militaires – la plus décisive sera celle de Fleurus, le 26 juin 1794,8 messidor an II, remportée par l’armée de Sambre-et-Meuse – permettraient de desserrer le carcan qui opprime la nation.
Mais ils n’osent pas, craignant pour leur vie, et ils élisent le 4 juin, à l’unanimité de quatre cent quatre-vingt-cinq voix, Maximilien Robespierre président de la Convention.
L’Incorruptible, pendant quelques heures, offre un visage souriant, comme illuminé par le sentiment qu’enfin il est reconnu, compris.
Brève euphorie !
Le 6 juin, l’habile Fouché se fait élire président du club des Jacobins.
Le visage de Robespierre se ferme.
L’élection de Fouché est à ses yeux un défi, un scandale. D’autant plus que Fouché, paraissant se rallier au culte de l’Être suprême, déclare aux Jacobins :
« Brutus rendit un hommage digne de l’Être suprême, en enfonçant un poignard dans le cœur d’un tyran : sachez l’imiter ! »
N’est-ce pas là un appel au meurtre de Robespierre ? La preuve que Fouché est l’âme d’une conspiration qui se trame ?
L’Incorruptible n’en doute plus.
Fouché, répond-il, est l’homme qui à Lyon a commandé de tirer à mitraille sur la foule au lieu de faire juger les contre-révolutionnaires.
Le temps viendra, où il devra répondre de ses actes.
Cette lutte contre ces nouveaux ennemis qui commence, Maximilien pressent qu’elle sera la plus dure, la plus sanglante, peut-être la dernière, il lui semble qu’il peut d’autant mieux l’engager, et en tout cas lui donner la signification la plus haute, en célébrant le 20 prairial (8 juin) la fête de l’Être suprême.
Il est le président de la Convention.
Il marche des Tuileries au Champ-de-Mars à la tête de tous les députés.
Il a revêtu un habit bleu céleste serré d’une écharpe tricolore. Il tient un bouquet de fleurs et d’épis à la main.
La foule est immense. Les façades décorées de fleurs et de feuillages.
La musique de Gossec et de Mehul rythme la marche.
Puis Robespierre parle d’une voix de prédicateur.
Devant la statue de la Sagesse, il met le feu à des mannequins qui symbolisent l’athéisme, l’ambition, l’égoïsme et la fausse simplicité.
Il officie. Il n’entend pas les moqueries des conventionnels. Ni la voix de Lecointre qui ose le traiter de « tyran ». Il ne voit pas les députés, qui « abandonnent la fête et s’en vont se rafraîchir en ville chez un cafetier ».
Il parle une seconde fois, prononce une prière à l’Éternel, puis il prend la tête du cortège, qu’ouvre un char traîné par des bœufs aux cornes dorées.
Au Champ-de-Mars, « des hymnes, des décharges d’une artillerie tonnante, des cris de “Vive la République !”, ont terminé la plus majestueuse des fêtes ».
Maximilien Robespierre a vécu son rêve. Mais quand il rentre chez les Duplay, il dit :
« Vous ne me verrez plus longtemps. »
Il n’est pas dupe, le lendemain, de ce qu’écrivent les journaux aux ordres.
« Jamais la joie n’a été plus vive et plus sage à la fois. Jamais cérémonie publique n’a été en même temps plus animée et plus régulière. Le vent frais du couchant qui a régné toute cette belle journée a empêché de sentir ni la chaleur ni la fatigue. »
Deux jours plus tard, Couthon fait voter cette loi, dite de Prairial, qui laisse les inculpés sans défense devant le Tribunal révolutionnaire.
C’est la Grande Terreur.
Et la Convention a même décrété que les douze armées de la République ne feraient plus de prisonniers.
Décret qui ne sera pas appliqué par les généraux, mais qui donne la mesure de l’exaltation patriotique confinant au fanatisme qui fait même renoncer aux principes d’humanité :
Le régiment de Sambre-et-Meuse
Marchait toujours au cri de liberté
Sur la route glorieuse
Qui l’a conduit à l’immortalité.
On marche en entonnant Le Chant du départ :
La République nous appelle
Sachons vaincre ou sachons mourir
Un Français doit vivre pour elle
Pour elle un Français doit mourir.
Et le Comité de salut public célèbre le sacrifice des marins du Vengeur du peuple qui, en rade de Brest, a permis à un convoi de cent cinquante navires chargés de blé d’échapper à la flotte anglaise.
Vérité ? Légende, pieux mensonge ? Le Vengeur du peuple aurait coulé au moment où il se rendait à l’ennemi.
Ainsi le rêve se brise, ou côtoie une réalité contradictoire, hostile.
« Robespierre est revenu de la procession – la fête de l’Être suprême –, écrit un témoin, le libraire-imprimeur Ruault, comme il y était allé, couvert d’applaudissements par les gens de son parti et les exécrations secrètes de ceux qui ont horreur du sang humain qu’il fait verser plus abondamment que jamais depuis la loi du 22 prairial.
« Le Tribunal révolutionnaire envoie maintenant des condamnés à mort par six ou sept charrettes à la fois. On a changé la scène des massacres : c’est à la barrière du Trône qu’on les fait mourir par soixante ou quatre-vingts. On y établit des couloirs souterrains pour recevoir le sang qui infectait le voisinage dans la chaleur de cet été…
« Nous avons vu périr ces dernières semaines ce qui restait de plus grand et de plus illustre en France et aussi ce qu’il y avait de plus riche.
« On fait traverser aux condamnés pour aller au lieu de supplice la partie la plus populeuse et la plus mouvante : il n’y a presque pas de jour que les allant et venant ne voient parmi ce nombre de victimes quelqu’un de leur connaissance, un ami, un parent…
« Au Tribunal révolutionnaire, on comparaît au nombre de cinquante, soixante, soixante-dix, assis sur une estrade à cinq ou six rangs… Pour la forme encore on mêle dans ce nombre d’accusés quelques individus censés coupables de quelques paroles indiscrètes et on les acquitte pour se donner un air de clémence et de générosité… Les juges et les jurés sont aux ordres absolus des deux hyènes du Comité de salut public, Billaud-Varenne et Collot d’Herbois, car depuis quelque temps Robespierre ne se rend plus aux séances de ce Comité, et d’une autre hyène encore, Amar, du Comité de sûreté générale… Comment donc faire avec de pareils hommes qui prennent tout de travers qui ne croient à la bonne foi de personne…
« Le vice dominant de Robespierre n’est point la cruauté, son faible génie est tout en ambition. Le public lui donne la priorité en férocité : le public se trompe. La manie de Robespierre est de se croire capable d’établir et de mener seul la République : il ne peut souffrir de rivaux dans cette périlleuse fonction… Robespierre se croit cet homme nécessaire, ce dictateur désiré des esprits sages… Mais aucun citoyen n’est assuré d’exister deux jours encore tant que Billaud et Collot domineront le Comité de salut public.
« … Collot est venu vers minuit dans l’imprimerie pour faire des changements et des corrections dans ses discours…
« Je ne puis vous cacher, mon cher ami, confie Ruault, que j’éprouvais une espèce de tremblement en voyant de si près la figure farouche de Collot, aux gros yeux noirs et hagards, aux sourcils épais et foncés, à la crinière drue et mêlée.
« Il me semblait voir le génie infernal, le démon exterminateur qui plane sur la France. »
Robespierre devine le malaise, la peur, l’angoisse qui étreint le pays. Quelle politique choisir ?
Hésitant, il déserte durant près d’une vingtaine de jours les séances du Comité de salut public, tant les rapports sont tendus entre les membres du Comité.
D’un côté Maximilien et ses proches, Couthon et Saint-Just, de l’autre Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Carnot, opposés entre eux, mais tous hostiles à Robespierre.
Les algarades sont si violentes, le vacarme si grand, que les séances se tiennent désormais au premier étage, afin de tenter de masquer les divergences, les disputes qui fracturent le Comité.
Robespierre s’enferme chez les Duplay, incapable de supporter cette contestation, cette tension.
Mais au nom du Comité de sûreté générale, Vadier, un Montagnard, présente un rapport, à propos d’une ancienne nonne, Catherine Théot, surnommée la mère de Dieu, et d’un dom Gerle, ancien constituant protégé de Robespierre.
Ces deux-là, et d’abord la mère de Dieu, ne conspirent-ils pas à l’instigation de Robespierre, en le présentant comme le Messie ?
Maximilien sent bien qu’on vise à la fois à le discréditer, à le compromettre et à le ridiculiser.
Lui, le Messie ?
On s’esclaffe. Mais Robespierre, au lieu d’ignorer cette machination, tombe dans le piège tendu, se faisant remettre le dossier de la mère de Dieu, par le Tribunal révolutionnaire et obtenant que la comparution de Catherine Théot soit renvoyée.
Il demande même sans l’obtenir la révocation de Fouquier-Tinville. Protège-t-il la mère de Dieu ?
Même ses plus proches partisans le supplient de condamner Catherine Théot, de s’élever contre toute forme de mysticisme.
Il se tait, mais il retourne au Comité de salut public.
C’est là qu’il apprend de la bouche de Saint-Just que les armées de Jourdan ont remporté une victoire décisive sur les Autrichiens à Fleuras.
Mais ce succès qui prouve l’efficacité de la politique du Comité de salut public au lieu de rassembler ses membres les divise plus encore.
Pour ou contre Robespierre et sa politique de Terreur et de Vertu ?
« On veut me rendre ridicule pour me perdre, dit Robespierre, mais je méprise tous ces insectes et je vais droit au but : la vérité, la liberté ! »
« Dictateur ! » lui répond Carnot, avec une expression de mépris et de défi.
Robespierre se lève d’un bond, se dirige vers la porte, suivi par Saint-Just.
« Sauvez la patrie sans moi ! » crie-t-il.