3.

Mais, en ce printemps 1793, peut-on ressusciter ce « saint enthousiasme de la liberté, étouffé dans tous les cœurs », quand ceux qui, en 1789, se dressaient unis contre les manœuvres de la Cour, sont désormais des ennemis chaque jour plus déterminés ?

Ainsi, en avril, la rumeur court selon laquelle les Enragés, les sans-culottes qui les suivent et la Commune de Paris préparent une « journée révolutionnaire », contre la Convention, pour les fêtes de Pâques.

Au club des Jacobins, Robespierre le jeune – Augustin Robespierre –, après Marat, après son frère Maximilien, déclare : « La Convention n’est pas capable de gouverner. Il faut attaquer les meneurs de la Convention. Citoyens, ne venez point offrir vos bras et votre vie, mais demandez que le sang des scélérats coule ! Il faut que tous les bons citoyens se réunissent dans leurs sections… viennent à la barre de la Convention nous forcer de mettre en état d’arrestation des députés infidèles… »

Il s’agit des Girondins.

Et à la Convention, les menaces, les injures fusent :

« Nous saurons mourir mais nous ne mourrons pas seuls », crient les députés girondins.

Ils répondent de cette manière aux sans-culottes qui viennent de déposer une pétition à la barre de la Convention.

Et ces pétitionnaires, sous les acclamations des citoyens des tribunes, ont lancé aux députés :

« Entendez-nous ! Entendez-nous pour la première fois. La nation est lasse d’être continuellement en butte à des trahisons… Elle est lasse de voir parmi vous d’infidèles mandataires… Qui méritait plus l’échafaud que Roland ? »

Les mots tombent comme des couperets : « majorité corrompue », « ligue qui veut nous vendre à nos tyrans et qui embrasse toute la France ».

Les pétitionnaires en appellent aux Montagnards :

« Montagne de la Convention, c’est à vous que nous nous adressons. Il faut que la France soit anéantie ou que la République triomphe. »


Or, la République, assaillie, est en péril.

Les « Blancs » de la « grande armée catholique et royale », commandés par d’Elbée, avancent vers Fontenay, dispersent les « Bleus », et même si l’armée échoue à conquérir un port qui lui permettrait de recevoir l’aide de l’Angleterre, elle est une grave menace.

Ces paysans royalistes et catholiques défient la République, humilient les « volontaires », les libèrent après les avoir tondus, gardent certains d’entre eux en otages. Et n’hésitent pas à fusiller.

Dans le Sud, à Lyon, à Bordeaux, à Marseille, les « modérés » s’organisent, exécutent les sans-culottes radicaux, expulsent les représentants en mission.

À Rouen, le pain manque, provoquant des émeutes qu’il faut durement réprimer.

Et même à Paris, aux Champs-Élysées, des promeneurs s’attroupent, crient « Marat à la guillotine ! ».

Les citoyens aisés s’inquiètent pour leurs propriétés, quand ils entendent Camille Desmoulins déclarer :

« On vous a parlé de deux classes de citoyens, des messieurs et des sans-culottes ; prenez la bourse des premiers et armez les autres ! »

Et ces « autres », précisément, réclament et obtiennent la fixation d’un maximum pour les prix des denrées et d’abord du blé.

Dans une adresse à la Convention, l’assemblée générale des maires et des officiers municipaux de Paris et des communes de la banlieue déclare :

« Qu’on n’objecte pas le droit de propriété ! Le droit de propriété ne peut être le droit d’affamer ses concitoyens. Les fruits de la terre comme l’air appartiennent à tous les hommes… »


Les Girondins s’insurgent, tentent de rassembler les propriétaires.

Pétion, l’ancien maire de Paris, s’adresse aux Parisiens :

« Vos propriétés sont menacées, dit-il, Parisiens sortez enfin de votre léthargie et faites rentrer ces insectes vénéneux dans leurs repaires ! »

« Vous êtes des scélérats ! » crie Danton aux députés girondins.

« Nous avons des enfants qui vengeront notre mort, lui répond-on. À bas le dictateur ! »

Guadet, avocat à Bordeaux, député à la Législative puis à la Convention, l’un des chefs girondins, interpelle les Montagnards :

« Votre opinion est comme le croassement de quelques corbeaux… »

« Vil oiseau, tais-toi ! » lui lance Marat.

Violences verbales, propositions si tranchées que plus rien ne semble pouvoir rapprocher la Montagne de la Gironde.

« Cet esprit d’opposition dégénère en deux partis permanents, fougueux, haineux, qui se déclarent une guerre à mort, au moment où la patrie est attaquée au-dehors et déchirée au-dedans, c’est là ce qui désespère les vrais républicains », écrit le libraire Ruault.

Il sent bien que cet affrontement ira jusqu’au bout. Les Girondins le désirent, comme les Montagnards.

« Celui qui n’est pas pour le peuple, celui qui a des culottes dorées est l’ennemi-né de tous les sans-culottes ! dit Robespierre à la tribune des Jacobins. Il n’existe que deux partis, celui des hommes corrompus et celui des hommes vertueux. »

Et à ses yeux, comme à ceux de Camille Desmoulins, les Girondins sont corrompus, ont choisi de vivre dans l’opulence.

Desmoulins ajoute même dans un pamphlet publié le 19 mai 1793, et intitulé Fragment de l’histoire secrète de la Révolution ou Histoire des brissotins, que les Girondins sont au service des agents de Pitt, du duc d’Orléans, et de la Prusse.

Brissot serait l’âme de ce complot anglo-prussien.

Il faut donc épurer la Convention de ces reptiles, de ces esclaves, de ces intrigants, de ces tartuffes, de ces brigands, de ces corrompus, et de ce « pauvre Roland, combien le calice du cocuage semble amer au vieillard ! ».

Desmoulins ne fournit aucune preuve de ce qu’il avance, mais il attise la haine, et Le Patriote français, le journal de Brissot, relève le gant.

« Depuis trop longtemps, le républicanisme et l’anarchie sont en présence et n’ont fait pour ainsi dire qu’escarmoucher. Cet état pénible ne peut plus se prolonger : on nous présente un combat à mort, eh bien acceptons-le ! »

Les Montagnards, les Enragés souhaitent et préparent cet affrontement.

Il faut, disent-ils, « purger », « épurer », « organiser » le vomissement des brissotins hors de la Convention.

Le Montagnard Carrier, ancien procureur à Aurillac sous l’Ancien Régime, élu député à la Convention, ajoute : « Il faut que Brissot tâte de la guillotine. Il faut qu’il la danse. » La menace est explicite.

Et les Girondins se défendent.

S’ils réussissent à juguler les quelques milliers de sans-culottes parisiens, le pays les suivra, pensent-ils, et rejettera les Marat, les Robespierre, les Hébert, les Danton.

Guadet, l’élu de Bordeaux au talent d’orateur éblouissant, voltairien sarcastique, se moque de Maximilien qui invoque l’Être suprême, la Providence :

« J’avoue, dit Guadet, que ne voyant aucun sens à cette idée de Providence je n’aurais jamais pensé qu’un homme qui a travaillé avec tant de courage, pendant trois ans, à tirer le peuple de l’esclavage du despotisme peut concourir à le remettre ensuite dans l’esclavage de la superstition… »

Et Buzot, figure marquante du groupe des Girondins, n’hésite pas à proposer la fermeture du club des Jacobins :

« Voyez cette société, jadis célèbre, il n’y reste pas trente de ses vrais fondateurs. On n’y trouve que des hommes perdus de crimes et dettes. Lisez ses journaux, et voyez si tant qu’existera cet abominable repaire vous pouvez rester ici. »

Robespierre et les Jacobins n’oublieront pas ces attaques.


Il faut trancher. Le 12 avril, les Girondins accusent Marat d’appeler les citoyens à s’en prendre aux députés qu’il appelle « infidèles ».

Marat ?

C’est un « vil scélérat qui prêche le despotisme », lance Pétion.

Et quand Marat tente de répondre, les députés crient, tournés vers lui : « Taisez-vous, scélérat ! » Les Montagnards eux-mêmes le défendent sans aucune vigueur.

Seul Danton comprend qu’en décrétant Marat d’accusation, les Girondins commencent la bataille. S’ils l’emportent dans ce premier assaut, ils poursuivront demain tous les Montagnards. Or Marat, après un vote par appel nominal, est décrété d’accusation par 226 voix contre 92 et 46 abstentions !

Une forte majorité de la Convention suit donc la Gironde…

Marat, entouré de sans-culottes qui l’attendent à la sortie de la salle du Manège, échappe à l’arrestation, choisit la clandestinité, s’enfonçant dans « ses souterrains », tenant des assemblées ici et là, fustigeant les « perfides, les traîtres qui mènent la Convention ».

« Un peu de patience encore, ils succomberont sous le poids de l’exécration publique », assure-t-il.

Et il convainc.

Enfin Robespierre prend la parole en sa faveur :

« Ce n’est pas contre Marat seul qu’on veut porter le décret d’accusation, dit-il. C’est contre vous, vrais républicains, c’est contre vous qui avez déplu par la chaleur de vos âmes, c’est contre moi-même peut-être, malgré que je me sois constamment attaché à n’aigrir personne, à n’offenser personne. »

En quelques jours, la situation change.

Marat, jusqu’alors tenu à l’écart, devient le persécuté, le héros des sans-culottes, rassemblant autour de son nom les Montagnards, les Enragés, les membres de la Commune, les citoyens pauvres.

Lorsque, le mardi 23 avril, dans l’après-midi, Marat se présente à la prison de l’Abbaye, se constitue prisonnier, il sait qu’il ne risque plus rien. Il est accueilli par des officiers municipaux, des administrateurs de la Commune qui l’entourent, soupent avec lui, célèbrent son courage, le protègent d’éventuels assassins.

Et Marat pérore :

« Peuple, lance-t-il, c’est demain que ton incorruptible défenseur se présente au Tribunal révolutionnaire. Son innocence brillera. Tes ennemis seront confondus. Il sortira de cette lutte plus digne que toi. »


Le lendemain il va mener les débats devant le Tribunal, envahi par une petite foule de partisans, soutenu par l’accusateur public, Fouquier-Tinville, qui lui est favorable et qui laisse Marat prendre la parole, sans même se soucier de l’avis du président du Tribunal.

L’audience se transforme en assemblée sans-culotte.

« Citoyens, dit Marat, ce n’est pas un coupable qui paraît devant vous : c’est l’Ami du peuple, l’apôtre et le martyr de la liberté depuis si longtemps persécuté par les implacables ennemis de la patrie et poursuivi aujourd’hui par l’infâme faction des hommes d’État. »

Le procès de Marat devient un acte d’accusation contre les Girondins. Les jurés l’acquittent et l’honorent. On le coiffe d’une couronne ornée de rubans. Un cortège se forme pour le raccompagner à la Convention. On l’a fait asseoir sur un fauteuil qu’on soulève et que plusieurs personnes portent sur leurs épaules.

Combien sont-ils, ceux qui le suivent ? « Sept à huit cents pillards et brigands », écrit le journaliste girondin, député à la Convention, Gorsas. Ou bien cent mille, selon Marat ?

Tout au long du parcours, on l’acclame, on crie : « Vive la République ! Vive la liberté ! Vive Marat ! »

On force les portes de l’Assemblée. On s’installe sur les sièges des députés cependant que Marat, « couronné », prend place.

On scande « Vive l’Ami du peuple ! » et « À la guillotine les Girondins ! ».

Marat est entouré, embrassé par les femmes qui, entrées dans la salle de la Convention, se sont précipitées vers lui.

Il prend la parole :

« Je vous présente dans ce moment-ci un citoyen qui avait été inculpé, et qui vient d’être complètement justifié. Il vous offre un cœur pur. Il continuera de défendre avec toute l’énergie dont il est capable les droits de l’homme, la liberté, les droits du peuple. »


Les Girondins sont défaits.

Le Tribunal révolutionnaire, les officiers de la Commune, la garde nationale dont on a vu les bataillons escorter Marat, et ne pas interdire à la foule de submerger la Convention : tout leur échappe.

Le peuple des faubourgs, les pauvres, ne font aucune confiance à la Convention, là où les Girondins peuvent encore réunir une majorité, faire voter la constitution d’une Commission des Douze qui enquêtera sur les actes de la Commune.

Et cette Commission des Douze ordonne l’arrestation d’Hébert, l’éditeur et le rédacteur du Père Duchesne, le journal le plus enragé, le plus hostile aux Girondins mais le plus populaire.

On arrête aussi Varlet, et un autre Enragé, Dobsen, président de la section de la Cité, estimé des sans-culottes. On a oublié qu’Hébert est aussi substitut du procureur de la Commune de Paris, et que les Girondins ne disposent d’aucune force pour protéger la Convention.

Les bataillons de la garde nationale sont, en majorité, composés de sans-culottes « soldés », payés par la Commune, favorables à Hébert, à Varlet, aux Enragés, comme ils le sont à Marat.


Il ne reste aux Girondins que la force de la parole dans l’enceinte de la Convention.

Et encore !

Dans la nouvelle salle où la Convention s’est installée depuis le 10 mai, aux Tuileries, les députés sont entassés les uns sur les autres. Mais les tribunes peuvent contenir plus de quinze cents personnes, et elles sont si basses qu’on peut aisément descendre dans la salle se mêler aux députés.

Et les abords de l’Assemblée permettent à la foule de se réunir à proximité de la salle. Plus que jamais, les députés vont délibérer sous la pression des sans-culottes !

Quand le président de la Convention, le député girondin Isnard, reçoit une délégation de la Commune venue réclamer

— exiger – la libération d’Hébert, ses propos sont aussitôt répétés, et déclenchent la fureur de la foule.

Isnard s’est laissé emporter. Il a menacé Paris comme l’avait fait le Manifeste de Brunswick en 1792 !

« Écoutez ce que je vais vous dire, a crié Isnard, les yeux exorbités. Si jamais par une de ces insurrections qui se renouvellent depuis le 10 mars, et dont les magistrats de la Commune n’ont pas averti l’Assemblée, il arrivait qu’on portât atteinte à la représentation nationale, je vous déclare au nom de la France entière que Paris serait anéanti ! Puis la France entière tirerait vengeance de cet attentat, et bientôt on chercherait sur quelle rive de la Seine Paris a existé. »


Paroles d’émigré. Paroles de Prussien. Paroles de tyran et non paroles de représentant du peuple, de patriote, de républicain. Et dès le lendemain, 26 mai, Marat au club des Jacobins appelle à l’insurrection.


Les sections de Paris sont en effervescence.

On s’arme.

Un Comité central révolutionnaire et insurrectionnel issu de la Commune se réunit dans les locaux de l’Évêché.

Il nomme Hanriot, « fils du peuple », ancien petit commis à l’octroi de Paris, qui le 12 juillet 1789 a mis le feu aux barrières, puis a combattu aux Tuileries le 10 août 1792, commandant provisoire de la garde nationale de Paris.

Hanriot est proche d’Hébert, de Robespierre, des Enragés, influent parmi les sans-culottes, qui aiment sa voix et son éloquence de tribun populaire.

Face à lui, où sont les troupes décidées à protéger la Convention ? Qui soutient les Girondins à Paris, alors qu’ils viennent de menacer de détruire la capitale ?


À Paris, rue des Bourdonnais, dans les derniers jours de mai 1793, une patrouille arrête un ouvrier ivre qui crie à tue-tête :

« Vive la République : la viande est à vingt sols ! Vive la République : la chandelle est à trente sols ! Vive la République : les souliers sont à quinze livres ! »

On l’entoure. On commente son arrestation. Chacun sait qu’avant la Révolution, la viande était à cinq sols, la chandelle à dix sols et les souliers à trois livres !

Aux citoyens du comité de section qui l’interrogent, l’ouvrier répond « qu’il ne disait que ce que tout le monde savait, et parce qu’il ne fallait rien cacher au peuple, et qu’il n’avait pour motifs que la vérité et la liberté ! ».

On le relâche, mais tels sont les sentiments du peuple !

Même quand il assiste, plus spectateur qu’acteur, aux assemblées ou aux cortèges, ou au pillage des épiceries !

« C’est la nation qui prend son café », lance un passant. « Au moins elle ne le prend pas sans sucre ! » ajoute un autre.

On rit. On regarde. On écoute, on acclame Marat – sans se mêler au cortège qui l’accompagne.

« Il a beau être crâne, furieux, fanatique, sanguinaire, la victoire qu’il a remportée l’a rendu encore plus cher à son ami le peuple des faubourgs »… constate un témoin, qui ajoute : « Ce peuple a besoin d’idolâtrer quelqu’un. Il n’a point l’âme fière d’un républicain. Il est le même qui criait naguère “Vive le roi !”. Son idolâtrie n’a fait que changer d’objet. Il crie “Vive Marat !” ? Il a substitué une idole à une autre. »

Et le témoin poursuit :

« Et les Girondins ont fait la gaucherie d’envoyer Marat devant un tribunal tout composé de ses amis ! Marat et ses partisans se vengeront de cet affront. La porte du Tribunal révolutionnaire a été ouverte aux députés mêmes, par des députés ! Quelle inconséquence, quel oubli de bon sens, et de sa propre dignité ! Marat se fera un plaisir et un devoir d’y envoyer aussi quelque Girondin et qui ne sera pas jugé aussi favorablement qu’un Jacobin. »


Les haines entre « patriotes » sont si puissantes qu’on en oublie la menace extérieure, et la grande armée catholique et royale qui continue de se renforcer dans les départements de l’Ouest.

On ignore ces royalistes qui, commandés par un ancien député à la Constituante, Charrier, se rassemblent en Lozère, s’emparent de Marvejols et de Mende, et y massacrent les républicains.

On néglige ces Girondins et ces royalistes qui renforcent leur pouvoir à Lyon, après avoir fait emprisonner le Jacobin Chalier, ancien maire de la ville.

À Paris même, le Bulletin national rapporte que :

« On a trouvé aujourd’hui dans plusieurs endroits de la ville des cartes taillées en forme d’hirondelles et renfermant un papier bleu aux armes de la France et ces mots, écrits en jaune, “Vive le roi !”. De quatre jeunes gens surpris sur le Pont-Neuf, criant “Vive le roi !”, trois ont été arrêtés, le quatrième s’est jeté par-dessus le pont, dans la rivière. »

Ces « ennemis de la patrie », le Tribunal révolutionnaire les condamne à mort.

« Ils meurent avec un courage et une fermeté qui tiennent de l’enthousiasme, écrit le libraire Ruault. Ces criminels d’une nouvelle espèce vont à l’échafaud avec un héroïsme qui attendrit et qui fait peur. Ils se croient des martyrs. Les patriotes mourraient aussi s’ils étaient vaincus. Qui meurt pour son opinion doit être plaint, respecté et admiré. Mais il est triste, il est cruel, il est affreux, d’en venir à des extrémités aussi terribles. »


Mais ces jours de la fin mai 1793 ne sont pas voués à la compréhension de l’autre, à la compassion.

C’est la haine qui imprègne l’atmosphère de Paris.

« Le thermomètre de cette ville est au degré fixe de la terreur », écrit le Girondin Gorsas.

Les sans-culottes en armes, délégués des sections, envahissent les tribunes de la Convention, puis la salle qu’ont fuie les députés girondins comme ceux de la Plaine. Et les Montagnards restés seuls en séance ordonnent la libération de Varlet, de Dobsen, et la dissolution de la Commission des Douze. Mais le lendemain, 28 mai, les députés qui ne sont plus menacés rétablissent la Commission des Douze, par deux cent soixante-dix-neuf voix contre deux cent trente-huit.

La majorité est donc girondine, modérée.

Mais dans les sections on se rassemble, on s’arme, et dans la nuit du 30 au 31 mai, le tocsin sonne, les tambours battent la générale, le canon d’alarme tonne sur le Pont-Neuf. Dix-huit coups sont tirés, très espacés. Il est déjà entre onze heures et midi ce 31 mai.


Les députés siègent depuis six heures du matin.

La voix tonitruante d’Hanriot, qui commande les gardes nationaux, résonne.

« Quand il parle, rapporte un observateur de police, on entend des vociférations semblables à celles des hommes qui ont un scorbut, une voix sépulcrale sort de sa bouche et, quand il a parlé, sa figure ne reprend son assiette ordinaire qu’après des vibrations dans les traits, il donne de l’œil par trois fois et sa figure se met en équilibre. »


« Je demande que le commandant général soit mandé à la barre et que nous jurions de mourir tous à notre poste », dit le Girondin Vergniaud.

« Le canon a tonné, répond Danton sous les applaudissements des députés montagnards et des citoyens des tribunes. Paris a encore bien mérité de la patrie… Il faut donner justice au peuple. »

« Quel peuple ? » crient les députés girondins.

« Quel peuple, dites-vous ? Ce peuple est immense, ce peuple est la sentinelle avancée de la République », réplique Danton.

Mais la journée s’étire sans qu’une décision soit prise. Les pétitionnaires se succèdent, réclament un décret d’accusation contre vingt-deux députés girondins, la création d’une armée révolutionnaire des sans-culottes dans toutes les villes, et la mise en place d’ateliers d’armes ! Le pain à trois sous la livre, la création d’ateliers-asiles pour les vieillards et les infirmes, un emprunt forcé de un milliard sur les riches, l’épuration du Comité de salut public…

C’est la confusion qui règne dans la salle de la Convention. Les sans-culottes siègent parmi les députés, les Girondins sont partis. Robespierre parle longuement :

« Concluez donc », lui lance Vergniaud.

« Oui, je vais conclure, et contre vous, répond Maximilien. Ma conclusion c’est le décret d’accusation contre tous les complices de Dumouriez et contre tous ceux qui ont été désignés par les pétitionnaires. »

Mais on ne vote pas. L’Assemblée décide qu’elle ira « fraterniser » avec les citoyens des sections en une promenade civique autour des Tuileries !


Il est dix heures du soir. On illumine au Palais-Royal. On boit. On chante.

« Quel imposant spectacle offre Paris, ce soir-là, écrivent Les Révolutions de Paris. Quelle leçon pour sept cents législateurs toujours divisés… C’est une espèce de fête nationale. »

En fait, le Comité central révolutionnaire et insurrectionnel, associé à la Convention, a échoué.

Et Marat le sait qui invite à recommencer, à aller jusqu’au bout :

« Levez-vous donc, peuple souverain ! s’écrie-t-il. Présentez-vous à la Convention, présentez votre Adresse et ne désemparez pas de la barre que vous n’ayez une réponse définitive ! »


Il est sept heures du matin ce dimanche 1er juin 1793. Des sans-culottes placardent la proclamation qui appelle à une nouvelle insurrection :

« Citoyens, restez debout ! Les dangers de la patrie vous en font une loi suprême. »

On se rassemble. Des bataillons de volontaires qui devaient partir pour la Vendée sont retenus à Paris. Il faut punir les traîtres ici, avant de s’en aller écraser la grande armée catholique et royale.

Aux Jacobins, les orateurs se succèdent à la tribune, devant un auditoire résolu qui crie : « Les Girondins à la guillotine ! »

« L’agonie des aristocrates commence… la Commune est debout, le peuple se porte à la Convention, vous devez vous y rendre. »

Déjà Hanriot rassemble les bataillons autour des Tuileries. On dit que plus de quatre-vingt mille sectionnaires contrôlent toutes les issues. Ils ne sont en fait que quinze mille mais cela suffit puisque soixante canons sont braqués sur la Convention.

Le tocsin sonne, à l’aube du lundi 2 juin.

Marat lui-même s’est, dit-on, glissé dans le beffroi de l’Hôtel de Ville et de sa propre main a tiré sur les cordes des cloches.

On envoie des sans-culottes occuper les sièges des journaux girondins, interdire leur parution et arrêter les journalistes.


Les députés sont en séance.

Parmi eux, des Girondins courageux, qui sont entrés à la Convention, en franchissant les barrages, en devinant dans le regard des soldats qu’ils pénètrent dans une souricière. Et l’un d’eux, Gensonné, avocat bordelais, qui avec Guadet et Vergniaud incarne le groupe des Girondins, murmure :

« Je ne me fais aucune illusion sur le sort qui m’attend, mais je le subirai sans m’avilir : mes commettants m’ont envoyé ici ; je dois mourir au poste qu’ils m’ont assigné. »


À deux heures, les sectionnaires, les pétitionnaires entrent dans la salle de la Convention.

L’un de leurs délégués déclare qu’il dénonce, au nom du peuple, les « factieux de la Convention ».

Il faut à l’instant, exige le « peuple », que l’on décrète d’accusation les vingt-deux députés girondins corrompus, traîtres à la patrie.

De la foule des sans-culottes, quelqu’un lance : « Ils sont vingt-neuf. » Et il ne faut pas oublier la femme, Manon Roland.

On menace : « Le peuple est las, sauvez-le ou il va se sauver lui-même. »

Pourtant les députés refusent de s’incliner, renvoient l’Adresse au Comité de salut public.

Alors les cris s’élèvent.

« Le peuple se sauvera lui-même ! Aux armes ! Aux armes ! »

Les troupes se mettent en rang, dans un grand bruit de pas et de crosses.

Les députés hésitent. Certains Girondins fuient. Un député lance :

« Sauvez le peuple de lui-même ; sauvez vos collègues, décrétez les arrestations provisoires… »

Barère propose que les députés dénoncés décident eux-mêmes de se suspendre volontairement.

« Je le déclare, dit Isnard, si mon sang était nécessaire pour sauver la patrie, sans bourreau, je porterais ma tête sur l’échafaud, et moi-même je ferais filer le fer fatal. »


La foule devient menaçante.

Les soldats mettent en joue les députés qui essaient de quitter la Convention.

Les sentinelles malmènent Boissy d’Anglas, député, médecin protestant de l’Ardèche et membre de la Plaine.

Les soldats le repoussent dans la salle, les vêtements déchirés.


À cinq heures du soir, les députés tentent de sortir solennellement, comme un corps constitué.

Ils sont trois cents, guidés par Hérault de Séchelles, magistrat de grande allure.

Hanriot à cheval lui fait face, méprisant et vulgaire.

« Que veut le peuple ? commence Hérault. La Convention ne veut que son bonheur. » « Le peuple, dit Hanriot, ne s’est pas levé pour entendre des phrases. Il veut qu’on lui livre vingt-deux coupables. »

« Qu’on nous les livre tous ! » crient les députés.

« Canonniers à vos pièces », hurle Hanriot.

Les députés refluent. Les soldats les refoulent, crient :

« Vive la Montagne ! À la guillotine les Girondins ! »

« Je vous somme, au nom du peuple, dit Marat qui se trouve à la tête d’un groupe de volontaires, de retourner à votre poste que vous avez lâchement déserté. »

Les députés hésitent, mais obéissent, rentrent dans les Tuileries, retrouvent leurs sièges, écoutent un discours de Couthon, qui leur demande de décréter l’arrestation, chez eux, des députés girondins.

« Donnez donc son verre de sang à Couthon, il a soif », lance un Girondin.


Il est neuf heures du soir. Le décret d’arrestation nomme vingt-neuf députés girondins.

Tous ceux-là, Lanjuinais, Rabaut, Vergniaud, Guadet, Isnard, Barbaroux, Pétion, Brissot, Gorsas, ont, depuis mai 1789, participé à toutes les actions révolutionnaires, fondant des clubs, s’opposant à la Cour lors des États généraux, préparant la journée du 10 août, montant à l’assaut des Tuileries.

Ils ont fait la Révolution.

Et ils ne tombent pas après une nouvelle journée révolutionnaire. Ils sont victimes du premier coup d’État mis en œuvre par des hommes en armes, dont les chefs politiques prétendent représenter le peuple.

Ce n’est pas seulement la Révolution qui continue, elle a franchi un nouveau degré et son cours vient de s’incurver.

« La force a fait le premier rejet. La réflexion ne fera point le second », écrit un patriote qui, fidèle aux principes républicains, s’inquiète de l’avenir.

Mais d’autres Enragés exultent, et laissent éclater leur joie.

« Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise », dit Hébert qui accable les vaincus du 2 juin.

« Je l’avais bien prédit : Girondins, brissotins, rolandins, buzotins, pétionistes, que votre règne ne serait pas de longue durée, que vous finiriez par vous brûler à la chandelle comme le papillon… »

Hébert assure, sans fournir de preuves, que « les Girondins ont les poches bien garnies de guinées du roi d’Angleterre ».

Brissot n’est qu’un renard qui s’est acheté un bel hôtel à Londres, Barbaroux un corsaire, dictateur des marchands de sucre de Marseille. Pétion le corrompu devra déguerpir de ce joli palais que lui avait attribué Roland. Guadet n’est qu’un vil aigrefin, Vergniaud un tartuffe, Buzot le « maître des filous, un traître, gibier de guillotine, avec une âme de boue », Gensonné un prédicateur de la contre-révolution, Rabaut un inquisiteur, Isnard un prophète maudit qui voulait détruire Paris…

« Voilà, foutre, le langage du peuple ! Il est juste, bon, généreux, patient ; mais quand le sac est trop plein il faut qu’il crève… »

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