16.

On a jeté le corps de Maximilien Robespierre dans la fosse commune.

« Vive Dieu ! Mon cher ami ! La tyrannie est à bas depuis trois jours, écrit le 12 thermidor an II (30 juillet 1794) le libraire Ruault à son frère. Le bruit sans doute en est déjà venu jusqu’à vous, car il a été grand et terrible comme il devait l’être. Toute la France doit en retentir en ce moment. Robespierre est allé le 10 rejoindre Danton par la même route qu’il a fait prendre à ce collègue pour descendre chez les morts, les révolutionnaires même les plus fougueux ont trouvé juste en cette occasion l’emploi de l’admirable loi du talion… »

Et Ruault raconte qu’alors que Robespierre gisait, la mâchoire fracassée, attendant qu’on le chargeât dans la charrette qui devait le conduire à la guillotine, un sans-culotte s’était approché, et lui avait lancé :

« Te voilà donc, tyran des patriotes ! Sens-tu maintenant tout le poids du sang de Danton ? Il tombe goutte à goutte sur ta tête. »


Quand Barras, Tallien, Fouché, Fréron sortent de la Convention, on leur apporte des fleurs. Des jeunes gens embrassent les basques de leur habit, on crie à Fréron :

« Souviens-toi que tu as des morts à venger. »

Des attroupements se forment devant les portes des quarante prisons de Paris où s’entassent huit mille cinq cents prisonniers.

On a suspendu l’appel quotidien. Les détenus interpellent leurs gardiens, réclament du vin, exigent qu’on les libère.

Des parents, des amis des prisonniers, font le siège du Comité de sûreté générale, sollicitent des « élargissements ».

Des huissiers jouent les intermédiaires, extorquent deux à trois mille écus pour faciliter une libération.

En quelques jours, près de cinq cents suspects sont relâchés.


« On semblait sortir du tombeau et renaître à la vie », dit le conventionnel Thibaudeau qui, prudemment, pendant la Terreur s’est fait oublier au Comité de l’instruction publique, et reparaît maintenant que la tête de Robespierre a roulé dans le sac.

Ils sont nombreux comme lui.

Sieyès, l’un des députés aux États généraux les plus influents, s’est aussi retiré pendant les mois de sang.

« J’ai vécu », murmure-t-il. Et il se souvient en frissonnant du regard que Robespierre portait sur lui, le considérant comme « la taupe de la Révolution, qui ne cesse d’agir dans les souterrains de la Convention, plus dangereux pour la liberté que ceux dont la loi a fait justice jusqu’ici ».


Sieyès a rejoint – comme Thibaudeau – le Ventre, ce Marais dont le vote, le 9 thermidor, a fait tomber Robespierre. On y trouve des hommes qui, comme Boissy d’Anglas, Cambacérès, Durand-Maillane, veulent en finir avec la Terreur sans pour autant retourner à l’Ancien Régime.

« Nous avons renversé la féodalité, dit Boissy d’Anglas, l’égalité règne dans la République. »

Et naturellement, la confiscation des biens nationaux doit être maintenue sous la « garantie de la foi publique ».


Mais les Barras, Fouché, Tallien, Fréron, qui ont été des représentants en mission « terroristes » à Bordeaux, Lyon, Marseille, Toulon, qui partagent les idées des députés du Ventre, ont aussi besoin de faire oublier que leurs mains ont trempé dans le sang de nombreuses victimes, et qu’elles se sont, avides, souvent emparées des biens des « aristocrates ».

Ces terroristes ont été des « friponneurs ». Ils ont craint en Robespierre moins le « tyran des patriotes » que l’incorruptible.

Ils ont besoin de se séparer de Barère, de Billaud-Varenne, de Collot d’Herbois, de Vadier, d’Amar, de tous ces antirobespierristes qui ont voulu la chute de l’incorruptible, parce qu’il invoquait la Vertu, l’Être suprême et l’immortalité de l’âme, mais ils veulent rester des Montagnards, des Jacobins, qu’inquiète le retour des aristocrates.


« Vous trouverez les choses bien changées, bien radoucies depuis la mort de Robespierre, écrit Ruault.

« Je trouve seulement que les royalistes ou les aristocrates sont devenus un peu trop insolents. J’ai été insulté hier dans la rue en qualité de patriote par un de ces messieurs qui était sorti de prison la veille… »


Mais les anciens terroristes, soucieux de faire oublier leur passé, ont besoin de ces « messieurs ».

Tallien qui a obtenu la libération de Thérésa Cabarrus, bien vite nommée Notre-Dame de Thermidor, se rend presque chaque jour à la prison du Luxembourg :

« Le peuple y accourt en foule, écrit un témoin, comble Tallien de bénédictions, l’embrasse, embrasse ceux qui viennent d’être rendus à la liberté. Soyez tranquilles mes amis, dit Tallien à ceux qu’il ne peut encore faire sortir de prison. Vous ne soupirerez pas longtemps après votre liberté. Il n’y a que les coupables qui ne jouiront pas de ce bienfait. Je reviendrai aujourd’hui, je reviendrai demain et nous travaillerons jour et nuit jusqu’à ce que les patriotes injustement détenus soient rendus à leurs familles. »

Et le conventionnel Legendre, cet ancien boucher, ce tribun, qui fut proche de Danton, « visite sans cesse les prisons, écoute les détenus, verse des larmes, les rend à leurs familles et s’il en a repoussé quelques-uns revient bientôt vers ceux-là, grondant et pleurant à la fois. Il a l’air de les chasser de la prison. »

Ceux qu’on commence à appeler les « Thermidoriens » se constituent ainsi une clientèle.

Les parents des détenus, les jeunes gens qu’on nomme muscadins, parce qu’ils sont parfumés au musc, peuplent les tribunes de la Convention, applaudissent quand le député Lecointre dénonce la « queue de Robespierre » : Barère, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Vadier…

La Convention déclare ces dénonciations calomnieuses mais aux Tuileries, au Carrousel, au ci-devant Palais-Royal, et même place de la Bastille, des groupes se forment.

On se plaint qu’une dénonciation aussi grave ait été traitée si légèrement… On va même jusqu’à dire qu’on saura bien forcer la Convention à terminer cette affaire.


Rien ne semble ainsi pouvoir empêcher cette division des vainqueurs de Robespierre, qui s’amorce en août et septembre 1794 (thermidor et fructidor an II).

Et un patriote lucide comme Ruault ne peut que s’en lamenter, exprimant une opinion « raisonnable », républicaine, si présente aux débuts de la Révolution, mais qui s’est peu à peu retirée de la vie publique, inquiète et suspecte aux yeux des « ultra-révolutionnaires ».

« Oh, que les passions individuelles sont terribles et honteuses dans une révolution, écrit Ruault. Elles envoient à l’échafaud les hommes les plus énergiques, les plus capables de conduire à sa fin cette même révolution ; ces hommes passionnés et délirants s’entretuent par la main du bourreau, s’affaiblissent dans leur propre cause et déshonorent cette étonnante, cette sublime aventure dans l’histoire humaine.

« Que diront les peuples, que penseront les rois, en apprenant ces horribles nouvelles, en lisant ces pages folles et sanglantes de notre Révolution ?

« Les amis de la liberté, les enfants de la patrie en gémissent et ne désespèrent pourtant pas du tout du succès des affaires publiques… »

En fait, Ruault et chaque citoyen en ont conscience, depuis le 9 thermidor, et même si le gouvernement continue à se déclarer révolutionnaire, la République est entrée dans une nouvelle époque.

L’atmosphère de Paris est différente.

L’un des premiers étrangers, Henri Meister, arrivé dans la capitale par le coche de Genève, s’étonne de pouvoir entrer dans la ville « sans être arrêté à aucune barrière, sans éprouver la moindre difficulté, sans essuyer la moindre question ».

Il remarque qu’on voit de nouveau « quelques voitures particulières, celles des ministres – diplomates – étrangers, celles des membres du Comité de salut public qui en ont chacun une à leur disposition aux frais de la République ; celles de quelques entrepreneurs et de leurs maîtresses ».

Il se rend au théâtre où l’on ne joue sous les acclamations que des pièces qui fustigent le « tyran » Robespierre. Et le public réclame vengeance contre les « chevaliers de la guillotine », les « buveurs de sang ».

On lui confie que « les patriotes se taisent car l’aristocratie les appelle des Robespierre ».

On ovationne les tirades qui font écho aux passions et aux événements du moment :

Exterminez grand Dieu de la terre où nous sommes

Quiconque avec plaisir répand le sang des hommes.

Il voit devant un théâtre un cocher, qui ouvre la portière de sa voiture, s’incliner devant le passager qui vient de le récompenser, et il entend le cocher dire obséquieusement : « Merci mon maître. »

Et ce mot, plus jamais utilisé depuis près de cinq ans, Meister constate qu’il se répand de nouveau. On retrouve le « maître », on oublie « citoyen ».


Chaque jour, Meister lit quotidiens ou pamphlets qui condamnent Maximilien, cet « Imposteur qui dictait depuis cinq ans la ruine de la liberté, pour qui les crimes n’étaient rien, pourvu qu’ils fussent des moyens de parvenir à la tyrannie.

Et les scélérats qui avec lui avaient ourdi les trames les plus atroces ne sont plus… »

Et on appelle à en finir avec la « queue de Robespierre ».

Les journaux saluent la libération des suspects, l’abolition de la loi du 22 prairial, l’arrestation de l’accusateur public du Tribunal révolutionnaire, Fouquier-Tinville, auquel on promet un vrai procès.

En même temps, on traque ceux qui sont suspects de robespierrisme.


Le 9 août, à Nice, les représentants en mission Saliceti et Albitte décrètent d’arrestation le général Bonaparte, parce qu’il y a sur lui « de forts motifs de suspicion de trahison, de dilapidation ».

Bonaparte entretenait de bonnes relations avec Augustin Robespierre, un temps représentant en mission. Cela suffit à faire de Bonaparte un suspect de robespierrisme.

Il se défend avec vigueur, écrivant depuis le Fort-Carré d’Antibes où il a été emprisonné :

« N’ai-je pas toujours été attaché aux principes ? J’ai tout perdu pour la République. Depuis, j’ai servi à Toulon avec quelque distinction et mérité à l’armée d’Italie la part de lauriers qu’elle a acquise. On ne peut donc me contester le titre de patriote… »

Le 20 août, Bonaparte est libéré. Mais il sent que les soupçons s’accrochent à lui, alors que le général Hoche, qui était emprisonné sous Robespierre, obtient avec la liberté le commandement de l’armée des Côtes de Cherbourg qui lutte contre les chouans et les Vendéens.


Malgré ces changements, cette épuration, ces traques des robespierristes que mènent dans les départements de nouveaux représentants en mission, le pays est comme terrassé.

Le Suisse Mallet du Pan note : « La nation paraît épuisée comme une frénétique revenue à la raison l’est par les saignées, les bains et la diète ! »

Et l’ancien Girondin La Révellière-Lépeaux ajoute : « À la fièvre chaude succède une entière prostration de forces. »

Les plaies ne sont pas refermées. Elles suppurent encore. Les beaux quartiers et d’abord celui du faubourg Saint-Germain sont déserts. Et sur les hôtels particuliers on peut lire, souvent, sur une bande accrochée à la façade : « Propriété nationale à vendre. »

Ces demeures ont été pillées, parfois transformées en bureaux et corps de garde par les sections de la Commune.

« On dirait que tout ce qui a été jadis dans l’intérieur des appartements vient d’être exposé tout à la fois dans la rue. La capitale du monde a l’air d’une immense friperie… À chaque pas, continue de noter le Suisse Meister, vous rencontrez des personnes de tout sexe, de tous âges, de toutes conditions, portant quelque paquet sous le bras ; ce sont des échantillons de café, de sucre, de fromage, d’huile, de savon, que sais-je ? C’est encore trop souvent le dernier meuble, le dernier vêtement dont un infortuné consent à se défaire afin d’acheter l’aliment dont il a besoin pour lui-même ou pour sa malheureuse famille… Ce qui m’a frappé le plus généralement à Paris, c’est un caractère étrange d’incertitude, de déplacement sur presque toutes les figures, un air inquiet, défiant, tourmenté, souvent même hagard et convulsif… »


Dans cette hébétude de Paris et du pays, les conventionnels du centre – du Ventre – font campagne – dans les journaux, par leurs discours – pour « l’Union et la Confiance », comme le dit Cambacérès :

« Ne nous reprochons ni nos malheurs ni nos fautes… poursuit-il, la Révolution est faite… La Révolution a coûté des victimes, des fortunes ont été renversées : iriez-vous autoriser des recherches sur tous les événements particuliers ? Lorsqu’un édifice est achevé, l’architecte en brisant ses instruments ne détruit pas ses collaborateurs. Tant que le peuple et la Convention ne feront qu’un, les efforts des ennemis de la liberté viendront expirer à vos pieds.

« Le vaisseau de la République tant de fois battu par la tempête touche déjà le rivage… Laissez-le s’avancer dans le port en fendant d’un cours heureux une mer obéissante. »

Mais cet apaisement qu’espèrent Cambacérès et les conventionnels du Ventre, certains ne le souhaitent pas. Pour un publiciste comme Mallet du Pan, « les conventionnels sont comme des valets de révolution qui ont assassiné leurs maîtres et s’emparent de la maison après leur mort ».

Certes Mallet du Pan est monarchiste, genevois, mais des artisans, des domestiques, des ouvriers, des humbles donc ont eu à subir la loi des suspects, ont vu des proches « éternuer dans le sac », après avoir été condamnés par Fouquier-Tinville. Et ce sont les humbles qui ont représenté près des deux tiers des victimes du Tribunal révolutionnaire.

Les survivants réclament vengeance.


Ce sont eux qui chantent, en désignant Robespierre et les Jacobins :

Qu’on attrape ci

Qu’on attrape ça

La guillotine arrange ça

La guillotine t’attendait oui-da !

Une autre chanson est entonnée par les « messieurs » de la « Jeunesse dorée », qu’on appelle « fats », « collets noirs », « bas blancs », « Jacobins blancs » et surtout « muscadins ».

Ils clament en avançant en petits groupes armés de gourdins plombés, qu’ils veulent le Réveil du peuple.

Peuple français, peuple de frères,

Peux-tu voir sans frémir d’horreur

Le crime arborer les bannières

Du carnage et de la terreur ? […]

Le jour tardif de la vengeance

Fait enfin pâlir vos bourreaux.

Dans les tout premiers jours qui ont suivi l’exécution de Robespierre, les sans-culottes interpellent ces « messieurs » les muscadins. Ils les traitent de lâches, car un grand nombre d’entre eux sont des réquisitionnaires insoumis, déserteurs, embusqués, qui se sont fait détacher aux ateliers de guerre « et dont la main est plutôt comme celle du peintre en miniature que du forgeron ou du limeur ». D’autres travaillent dans les charrois ou les bureaux.

La plupart de ces collets noirs sont issus de la basoche, des spectacles, de la boutique, de la banque, des administrations publiques.

Il y a parmi eux des gens de lettres, des hommes de loi, des journalistes poètes, des vaudevillistes, des clercs de notaire et d’avoué. Puis des comédiens, des garçons marchands, des petits commis, des petits négociants, des agioteurs, des courtiers, des manieurs d’argent. Tous n’ont qu’un désir : ne pas rejoindre les armées, éviter d’être « réquisitionnés ».


Ils se rassemblent autour de Fréron qui publie chaque jour un article violent dans L’Orateur du peuple. Mais souvent il abandonne la plume pour le gourdin, il fait la chasse aux sans-culottes.

Les muscadins et ses lecteurs sont ses soldats, et ils sont par leur origine sociale, leur manière de parler, de se vêtir, le contraire des sans-culottes.

Ils l’emportent peu à peu dans les affrontements qui les opposent.

Le quartier général des muscadins est au Palais-Royal, redevenu le foyer du luxe, de l’élégance, du jeu, de l’agiotage, des filles à louer.

Ils se retrouvent aux cafés de Chartres et des Canonniers. On y acclame Fréron, Tallien et sa Notre-Dame de Thermidor, Thérésa Cabarrus.


Ils molestent les colporteurs des feuilles jacobines, brûlent leurs journaux, puis ils s’enhardissent, manifestent chaque jour aux Tuileries, au théâtre.

Ils n’attaquent que s’ils sont en nombre, alors ils insultent les acteurs accusés d’avoir été « terroristes ». Ils battent les hommes, fouettent les femmes.

Puis ils s’éloignent, chantant, faisant tourner leur gourdin, les jambes serrées dans une culotte si moulante qu’« autant vaudrait aller nu ».

« Ils fourmillent partout », dit un rapport de police. Leur façon de parler les distingue.

Ils se dandinent dans une attitude pâmée en répétant d’une voix mourante Ma pa-ole d’honneu-.

Point de « R », la lettre maudite qui rappelle le mot « Révolution ».

Ils attaquent à quatre contre un les te-o-istes. Ils font la cour aux me-veilleuses, qui se montrent nues dans des fourreaux de gaze, c’est, dit-on, le « système des nudités gazées ».

« Il eût fallu leur ôter bien peu de vêtements pour les faire ressembler à la Vénus des Médicis. »

Et ces me-veilleuses commencent à porter des perruques blondes tressées avec art.

« Les femmes du peuple les ridiculisent, y portent la main pour en défaire l’arrangement. »

Mais les muscadins, ces inc-oyables, les pourchassent, les fouettent puis font la roue devant les me-veilleuses. Ils portent un habit étriqué, vert bouteille, ou « couleur de crottin » avec dix-sept boutons de nacre pour rappeler l’orphelin du Temple, ce Louis XVII dont le sort émeut.


L’enfant de neuf ans a vécu, depuis la fin octobre 1793, surveillé par le cordonnier Simon.

Enfermé dans une des grandes salles de la tour principale du Temple, il est obligé de faire ses besoins dans un coin de la pièce dont on n’enlève les ordures qu’une fois par mois.

Mal nourri, enfumé par un vieux poêle dont il entretient le feu, sale, ne changeant de linge que toutes les quatre semaines, son sort s’est un peu amélioré après le 12 thermidor.

Trop tard, ce n’est plus qu’un enfant rongé par une maladie osseuse, « sa poitrine est aussi violemment attaquée, son estomac est rétréci, il ne respire et ne digère qu’avec peine. Le malheureux enfant royal descend lentement au tombeau », écrit un témoin.


Pour les muscadins Louis XVII n’est qu’un emblème, dix-sept boutons de nacre, un élément de leur parure, comme ces perruques enfarinées, constituées par les cheveux des guillotinés.

Ils portent un bicorne en demi-lune, et leur visage émerge d’une espèce de cornet de mousseline mouchetée de rouille, dont le sommet doit caresser la lèvre inférieure, et qu’on appelle la « cravate écrouellique ».

Le col de velours noir qui évoque la mort du roi, les grands revers pointus en châle, les basques carrées taillées en queue de morue, la culotte serrée qu’on agrafe sous le genou dans un flot de rubans, les bas chinés, les escarpins découverts qui ne cachent que les doigts de pied, et sur l’œil, ce monocle énorme et insolent, tout cet accoutrement les oppose aux sans-culottes.

Aux uns, le musc, la propreté méticuleuse, l’extravagance élégante, recherchée, et aux autres, dit un muscadin, « les façons grossières et la saleté officielle du costume des Jacobins, ce cynisme de malpropreté des terroristes ».

Et l’orgueil pour les inc-oyables d’avoir été arrêtés sous la Terreur :

Je mettais de la poudre et mon linge était fin

Et mon écrou porta que j’étais muscadin.

On sait qu’il n’en fallait alors pas davantage

Pour aller en charrette ou tout au moins en cage.

Maintenant, on se venge.

La main du muscadin, blanchie à la pâte d’amande, ressemble à une main de femme mais elle manie le « gourdin plombé », le « rosse-coquin ».

Et pour tenir la rue parisienne, si longtemps occupée par les sans-culottes, les Jacobins, et avant eux par les Enragés, les hébertistes, les maratistes, la Jeunesse dorée est bien utile à Fréron, à Tallien, à Barras, à Fouché, à ces anciens terroristes qui ont rompu avec la Montagne, et qu’inquiète un Billaud-Varenne qui ose dire encore au club des Jacobins :

« Le lion n’est pas mort quand il sommeille et à son réveil il extermine tous ses ennemis. »

Les muscadins répondent en chantant Le Réveil du peuple. Et Fréron et Tallien ne cherchent pas à savoir qui ils sont.

« On faisait semblant de ne pas s’apercevoir, raconte l’un d’eux, que nous étions tous ou presque tous des réquisitionnaires insoumis. On se disait que nous servirions plus utilement la chose publique dans les rues de Paris qu’à l’armée de Sambre-et-Meuse, de Rhin-et-Moselle ou des Pyrénées-Orientales, et qui eût proposé de nous envoyer battre l’estrade aux frontières eût été fort mal reçu, croyez-le bien. »


Et cependant, malgré ces bandes de la Jeunesse dorée, qui commencent à fréquenter les sections de la Commune de Paris et y faire adopter des décisions, en contraignant les Jacobins à se taire, les Thermidoriens les plus lucides sont inquiets.

Le maximum des prix des denrées n’est plus respecté. Le pain augmente. Et les paysans refusent de livrer leur grain.

« L’aristocratie marchande relève la tête avec audace », dit un rapport de police.

À Marseille, les représentants en mission font arrêter un instituteur qui appelle les patriotes à de nouvelles « septembrisades ».

Dans une Adresse à la Convention, les Jacobins de Dijon réclament un « retour à la politique de Robespierre ».

Le « lion » jacobin va-t-il se réveiller comme le souhaite Billaud-Varenne ?

Le 14 fructidor (31 août), la poudrière établie dans la plaine de Grenelle a sauté en l’air et dévasté d’une manière horrible tous les environs. La commotion a été si forte qu’elle s’est fait sentir depuis le faubourg Saint-Germain jusqu’à Passy et au-delà… On retire deux heures après l’événement les morts et les mourants par centaines. On compte qu’environ deux mille personnes y ont perdu la vie et que plus de mille en seront estropiées tout le reste de leurs jours… Déjà, le 19 août, le magasin de salpêtre à l’abbaye de Saint-Germain avait explosé.

Tout Paris est épouvanté.

S’agit-il de malheurs ? S’agit-il de crimes ?

Dans la nuit du 24 fructidor an II (10 septembre 1794), Tallien est attaqué, blessé par un agresseur qui réussit à s’enfuir. Est-ce un « chevalier de la guillotine », un Jacobin ?


Peut-être faut-il apaiser ce peuple sans-culotte qui se tait, mais qui peut se remettre à gronder et dont on perçoit déjà, ici et là, le murmure.

Les Jacobins demandent le transfert du corps de Marat au Panthéon, la Convention hésite, puis, prudente, le décrète.

Et solennellement, le 21 septembre, anniversaire de Valmy et de la proclamation de la République en 1792, Marat est conduit au Panthéon. C’est le dernier jour de l’an II.

Demain, 1er vendémiaire, c’est l’an III.

Загрузка...