19.
Il suffit de quelques jours pour que le Paris des faubourgs, tenaillé par la faim, en quête de pain, grogne de nouveau, maudissant les « ventres dorés », les « ventres pourris », ces « riches et ces députés » qui viennent d’acclamer le général Pichegru.
On lit sur les murs, faubourg Saint-Antoine et faubourg Saint-Marcel, des affiches qui crient : « Peuple, réveille-toi ! »
Et la Convention déjà s’inquiète.
Les rapports des « mouches », ces indicateurs de police, recueillent, dans les queues plus longues que jamais qui se forment devant les boulangeries, des propos menaçants :
« Le 9 Thermidor devait sauver le peuple et le peuple est victime de toutes les manœuvres, murmure-t-on. On nous avait promis que la suppression du maximum – du prix des denrées – ramènerait à l’abondance et la disette est au comble. Où sont les moissons ? Pourquoi les assignats sont-ils avilis ? Il faut employer tous les moyens de subvenir à l’affreuse misère du peuple. »
La disette devient famine et les suicides de femmes affamées qui ne peuvent nourrir leurs enfants se multiplient.
« On ne verra bientôt plus que des cadavres ambulants occupés à rendre les derniers devoirs à ceux qui les précèdent dans les tombeaux », écrit un observateur de police.
La nourriture est si rare qu’on vend place Maubert des poissons pourris. Et la famine rend fou !
On arrête un boulanger de la rue Saint-Denis qui « se flatte d’avoir chié dans son pain, et examen fait de celui-ci on y trouva effectivement de la merde » !
« Cas pathologique et extrême, mais il n’y a point de froment dans les deux bouchées qu’on nous donne, c’est un ramassis de farine faite avec des pois gris, de l’avoine et des haricots : il est de la couleur du cuir bouilli. »
Et en même temps les pâtissiers étalent des brioches, des pâtés et des gâteaux !
« Nous sommes gorgés, empâtés de brioche et nous n’avons pas de pain », s’étonne, scandalisé, un familier du Palais-Royal et de ses cafés.
Les muscadins de la Jeunesse dorée s’empiffrent. On les voit chez les pâtissiers, ils se pavanent chez les traiteurs. Au veau qui tète, À la marmite perpétuelle, dans les quinze restaurants du Palais-Royal.
Ils paient jusqu’à cinquante livres pour un dîner.
D’élégants équipages conduits par des cochers en livrée y amènent les me-veilleuses couvertes de parures. L’une d’elles a payé cent francs pour un chapeau à condition que la modiste lui en réserve l’exclusivité jusqu’à l’heure du concert, concert qui n’est qu’une parade d’élégance.
Ou bien l’on se retrouve au théâtre qui donne sous les acclamations la pièce Les Jacobins du 9 thermidor, qui parodie les mœurs de l’« infernale société ». Chaque acteur déclame devant le public ravi, enthousiaste, ses « qualités » de Jacobin : assassin, massacreur, buveur de sang, chevalier de la guillotine, banqueroutier, empoisonneur. Et la salle reprend en chœur :
Bon ! Bon ! C’est un coquin !
C’est un excellent Jacobin.
Mais à la porte Saint-Martin, sur les quais, sur la place de Grève des attroupements se forment, profèrent des menaces.
La Convention réagit, décrète le désarmement « des hommes connus dans les sections comme ayant participé aux horreurs commises sous la tyrannie ».
On les désigne ainsi à la vindicte. Ils deviennent les nouveaux suspects victimes de la Terreur blanche.
On les massacre dans certaines villes. On en aurait tué ainsi plusieurs centaines – près d’un millier en quelques jours – à Lyon, Marseille, Tarascon, Saint-Étienne, Bourg-en-Bresse, Lons-le-Saunier.
« Le massacre, note le libraire Ruault, a été reçu à la Convention avec un sang-froid qui caractérise l’esprit qui la dirige aujourd’hui… On n’a pas remarqué cette fois de frémissement et de mouvements d’indignation… Ce n’est pas tout. Les royalistes et les dévots, poursuit Ruault, insultent publiquement ceux qui ont pris le parti de la liberté républicaine. Vous avez bien mérité, disent-ils à haute voix, le sort où vous êtes réduits et qui menace encore.
« Vous avez tué ou laissé tuer votre roi ; vous avez assuré son supplice par votre présence sous les armes dans la Garde nationale. Vous périrez tous d’une mort lente ou infâme ainsi que la horde des assassins qui l’ont condamné. Ceux qui vous survivront feront amende honorable, la corde au cou, le 21 janvier. Ils institueront ce jour-là une fête funèbre pour effacer, s’il se peut, la honte de leurs frères.
« Tels sont à peu près les discours que l’on tient dans les groupes au coin des rues, le soir et dans les marchés », conclut Ruault.
À ceux-là, royalistes, répondent les sans-culottes des faubourgs.
« C’est le million doré qui règne aujourd’hui. Ces scélérats qui prétendaient ne pas vouloir de sang étouffent les enfants dans le ventre de leurs mères et les font mourir de faim. »
On chantonne :
Ah les beaux messieurs vraiment !
Mais le peuple les attend !
Des femmes pillent rue de Sèvres des voitures transportant des grains. Barras, qui vient d’être chargé d’assurer le ravitaillement de Paris, est impuissant à trouver des paysans qui acceptent de livrer leur récolte en échange d’assignats qui chaque jour perdent de leur valeur.
Et l’agitation gagne Rouen, Amiens.
L’on entend crier : « Voudrait-on nous forcer à demander un roi ? », et parfois, on scande : « Du pain et un roi ! »
À Paris, d’autres citoyens réclament « du pain et la Constitution de 93 », ce texte « sacré » de l’an I de la République, que précisément la Convention vient de décréter inapplicable. Elle a chargé une commission dont le rapporteur est le modéré Boissy d’Anglas – « Boissy-famine » – d’en rédiger une nouvelle.
Les citoyens, préoccupés de trouver du pain, ne prêtent pas attention à ces manœuvres juridiques.
Un espion de police note :
« Le peuple las de tout ceci ne prend plus à cœur rien. Il a perdu toute confiance. Les affaires publiques ne sont plus pour lui qu’une charge et un chaos insupportables. On crie de tous côtés que cela finisse n’importe comment ! Tel est l’esprit public à Paris ; je crois bien qu’il est à peu près le même partout dans les départements. La liberté sera bientôt au diable. Aurait-on pu croire en 1789 que cela finirait ainsi ? »
Mais « la faim est factieuse ».
« Je n’ose vous rapporter, écrit Ruault, tous les propos, tous les “maudissons” qui sortent des groupes, des longues queues qui se forment tous les soirs, toutes les nuits aux portes des boulangers pour obtenir après cinq ou six heures d’attente tantôt une demi-livre de biscuits par tête, tantôt une demi-livre de mauvais pain, quatre onces de riz… »
On entend une voix rageuse dire dans la pénombre :
« Que le sang coule, celui des riches, des monopoleurs, et des spéculateurs. Du temps de Robespierre la guillotine fonctionnait, on mangeait à sa faim… »
Chacun sent que ce chaos ne peut plus durer longtemps, qu’il faut en effet « en finir », que la violence montre son groin ensanglanté.
Le 7 mai 1795 (18 floréal an III), le procureur du Tribunal révolutionnaire de l’an II, Fouquier-Tinville, son président Herman et quatorze jurés sont guillotinés.
Et la Convention se prépare à l’épreuve de force.
Elle réorganise la garde nationale, écartant les sans-culottes au profit des jeunes gens « dorés », créant des compagnies d’élite vêtues d’un uniforme spécial et armées à leurs frais.
Mais la Jeunesse dorée ne s’engage pas, abhorre la discipline.
Et le journal thermidorien Le Messager du soir condamne « ces jeunes gens qui n’ont d’énergie contre les brigands et les terroristes que dans les spectacles où ils sont assurés de pouvoir se prononcer sans danger… ».
Il faut donc faire appel aux troupes régulières qu’un décret autorise désormais à stationner dans la banlieue de Paris. Mais cavaliers, fantassins, carabiniers sont peu à peu gagnés par l’atmosphère rebelle des faubourgs.
Les femmes les apostrophent :
« Vous mangez donc du pain des députés et des muscadins ? Vous avez donc le ventre plein ? Donnez-nous du pain, et nous resterons chez nous ! »
On fait appel à deux divisions de gendarmerie, qu’on tient éloignées de cette « populace » qui corrompt les soldats les plus résolus.
Et le climat se tend parce que l’incertitude règne, que la peur d’être balayés par l’une de ces journées révolutionnaires qu’ils connaissent bien pour y avoir participé jadis, ou en avoir souffert, étreint les conventionnels.
Ils savent que le peuple les hait, jalouse leurs « ventres dorés », méprise leurs « ventres pourris ».
La Jeunesse dorée elle-même n’est plus sûre, de plus en plus pénétrée par les idées royalistes.
Quant à l’armée, elle est pour l’ordre républicain, et les soldats mal nourris n’aiment ni les muscadins, ni les « ventres dorés ».
Il reste à faire appel au désir de vengeance contre les « terroristes ».
Isnard, un ancien Girondin, en mission dans les Bouches-du-Rhône, où la Terreur blanche sévit, appelle au meurtre :
« Si vous n’avez pas d’armes, prenez des bâtons ! Si vous n’avez pas de bâtons, déterrez les ossements de vos parents et frappez les terroristes. »
Le 19 mai 1795 (30 floréal an III), cet appel qu’un inconnu jette sur la scène du théâtre de la Gaîté lui répond :
Réveille-toi peuple de frères
Et frappe ces affreux tyrans
Qui sans pitié de ta misère
Te font languir, toi, tes enfants.
Réveille-toi je le répète
De la foudre, arme ton bras.
Elle gronde déjà sur leurs têtes
Et bientôt elle les écrasera.
Et la rumeur court d’une insurrection pour le lendemain, 20 mai 1795,1er prairial an III.
Et en effet, le tocsin sonne dès cinq heures du matin, ce 1er prairial. Des femmes courent dans les rues, entraînant d’autres femmes, entrant dans les maisons et les ateliers, interpellant celles qui hésitent, comme cette artiste de l’Opéra-Comique, la citoyenne Gonthier :
« Viens Gonthier, si tu es bonne citoyenne, viens avec nous. Tiens regarde, mon enfant, au lieu de lait, ne tire plus de mes mamelles que du sang ! »
À dix heures une troupe de quatre cents femmes, précédées de tambours qui battent la générale, marche sur la Convention.
Elles crient : « Du pain ! Du pain ! et la Constitution de 93 ! » Certaines d’entre elles ont été fouettées, insultées par les muscadins, et notamment lors des violences qui ont conduit à la fermeture du club des Jacobins.
« Mais ce soir, disent-elles, les cravates des muscadins seront à bon marché. Nous aurons de belles chemises. Nous verrons comme ils ont le corps fait. Leurs têtes feront un bel objet au bout des piques ! »
Dés groupes d’hommes les rejoignent devant les Tuileries.
« C’est la lutte entre les mains noires et les mains blanches, crient-ils, il faut que ces coquins-là pètent. »
Les portes de la Convention sont forcées, la foule fait irruption dans la salle :
« Les voilà, les gredins ! » dit l’une des femmes en désignant les députés.
Elle est marchande de tabac dans le couloir qui conduit à la salle des séances.
« Je les connais, crie-t-elle. Ce sont des scélérats qui nous font mourir de faim. Ils vont chez les restaurateurs. Nous allons les arranger. »
Des gendarmes, des militaires tentent de résister au flot, de le refouler. En vain.
On crie : « Du pain ! Du pain ! »
On bouscule les soldats, on les insulte.
« À bas les épaulettes, il n’y a plus d’autorité, le peuple est en insurrection. Il n’y a plus besoin d’ordre, le peuple commande. »
Un autre sans-culotte crie :
« Égorgeons tous ces coquins-là ! Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. C’est aujourd’hui le grand coup de chien, il ne faut pas les manquer. »
Les heures passent, la tension monte. Des muscadins tentent de repousser les manifestants, y parviennent, puis sont à leur tour submergés.
Boissy d’Anglas occupe le fauteuil de la présidence.
Des coups de feu au pied de la tribune.
Un député, Féraud, s’élance, fait face, tente d’empêcher une nouvelle bande d’entrer dans la salle. Il est assommé à coups de sabots, traîné hors de l’enceinte, achevé par un marchand de vin qui lui « coupe la tête comme une rave », la prend par les cheveux, la jette à la foule qui la porte au bout d’une pique dans l’Assemblée, la présente à Boissy d’Anglas qui, le visage blanc, la salue.
On aurait confondu Féraud avec Fréron.
On promène sa tête place du Carrousel.
Il est onze heures et demie du soir, on crie :
« Voilà les muscadins foutus ! Voilà Fréron tué ! On porte sa tête ! Quel triomphe pour les patriotes ! »
Dans la salle de la Convention, la « crête » de la Montagne, ces quelques députés – Romme, Duquesnoy, Goujon – se décident à agir, à présenter des décrets qui sont adoptés.
Bref succès. Une petite troupe armée de baïonnettes et de sabres conduite par Legendre et composée de « bons citoyens » disperse les « crétois », et la foule qui n’oppose aucune résistance quitte l’Assemblée.
« Je ne puis concevoir comment ils purent disparaître d’une manière si instantanée », dit La Révellière-Lépeaux.
La peur serrant encore leurs ventres dorés, les Thermidoriens, Fréron, Tallien, Barras, Legendre hurlent :
« À bas les assassins ! », « Vengeance prompte ! »
On décrète l’arrestation des députés de la crête de la Montagne qui se sont placés du côté des émeutiers.
On rassemble la Jeunesse dorée.
Il est deux heures du matin, ce 2 prairial an III (21 mai 1795).
Rien n’est encore joué alors que commence cette deuxième journée insurrectionnelle.
On entend, dit un témoin, les « féroces hurlements » des insurgés. Ils ont occupé l’Hôtel de Ville, fraternisé avec les canonniers qui le défendaient.
Ils crient « Du pain et la Constitution de 93 ! », mais sans agir, incertains, envoyant à la Convention des pétitionnaires, imaginant qu’ils ont gagné la partie, alors qu’au contraire, Barras, Tallien, Fréron rassemblent des troupes, sous le commandement de plusieurs généraux, Dubois, Montchoisi, Menou.
Et les insurgés sont surpris quand tombent sur les faubourgs les premiers obus.
Mais le 3 prairial, troisième journée insurrectionnelle, les sans-culottes réussissent à étriller, à chasser des faubourgs une troupe de muscadins qui s’y est aventurée, imaginant vaincre facilement.
Et la panique est grande dans leurs rangs.
« Mes amis, crie un député, tout est perdu ! Les factieux ont le dessus. La Convention n’existe plus. Songez donc à votre sûreté. Partez donc si vous ne voulez pas tomber sous les coups des scélérats. »
Il a vu, dit-il, la Convention menacée par les canons commandés par un Noir de Saint-Domingue, Delorme, grosse figure, embonpoint considérable, haï par les muscadins qui le qualifient de « monstre vomi par la plage africaine », de débauché, entouré d’un « sérail ».
Delorme a voulu ouvrir le feu sur la Convention, allumant la mèche d’un canon, mais un sans-culotte s’est précipité pour éteindre la flamme.
Le lendemain, à l’aube du 4 prairial an III (23 mai 1795), le martèlement des sabots des chevaux sur les pavés, les voix des officiers lançant des commandements, le grincement des roues des canons réveillent les citoyens du faubourg Saint-Antoine. Ils découvrent ces masses compactes de soldats qui cernent leur quartier.
Les généraux Menou et Montchoisi caracolent, devant leurs hommes. Les femmes du faubourg se rassemblent, marchent vers les soldats, les interpellent, tentent de les convaincre de quitter les rangs, de les rejoindre comme cela s’est toujours produit, depuis ces journées de juillet 1789, quand les gardes françaises pointaient leurs canons sur la Bastille et se mêlaient aux émeutiers. Et il en était allé ainsi à chacune des journées révolutionnaires.
Et les femmes crient d’une voix aiguë comme on appelle au secours.
Mais les dragons les repoussent, obéissent aux ordres, et l’un des soldats lance à ces femmes qui gesticulent :
« Quand je suis de service je ne parle qu’avec mon sabre. »
C’est l’affolement, la fuite, le désespoir.
On dresse des barricades. Au faîte de l’une d’elles se tient le Noir Delorme, que les soldats invitent à se rendre. Il refuse.
Le général Menou s’avance, l’interroge :
« Es-tu républicain, citoyen ? »
« Je le suis. »
« Rends ton sabre aux armées de la République. »
Delorme hésite, bégaie. Il s’y prend à plusieurs fois pour dire :
« As-tu du pain à me donner ? »
Menou s’approche encore sans répondre, et Delorme tend son sabre.
Puis le faubourg tout entier capitule.
À quelques pas de ces barricades que les citoyens entourés de soldats démantèlent se dressait la Bastille.
Les citoyens et les gardes françaises l’avaient conquise, ouvrant la route à la Révolution.
C’était il y a bientôt six ans.
Mais en ce début de prairial an III, pour la première fois, les soldats ont refusé de pactiser avec les insurgés.
L’armée de la République a brisé une insurrection populaire, la dernière émeute sans-culotte.