17.
C’est l’automne 1794, mais ces mois de vendémiaire et de brumaire an III grelottent déjà dans un froid glacial qui annonce un hiver rude.
Quand on piétine durant des heures devant les boulangeries, les comestibles, on se croirait en frimaire et nivôse (novembre-décembre).
Les lèvres gercées, les doigts gourds, on ne proteste même pas contre les prix du pain, de la viande, du bois, du charbon, des chandelles et du savon, qui ont augmenté, depuis la chute de Robespierre, de plus d’un tiers.
Plus personne ne respecte le maximum des prix, et bientôt – le 24 décembre – il sera aboli. Et les prix s’envoleront encore, et bienheureux les jours où le boulanger fait plusieurs fournées. Car le grain manque. L’Angleterre serre le nœud coulant du blocus. Et les paysans qui n’ont aucune confiance dans l’assignat, cette monnaie dont les billets perdent jour après jour de leur valeur, gardent leur grain, attendant la hausse prochaine, exigeant d’être payés en pièces d’or, ou bien échangeant leurs sacs de céréales contre de la viande ou des biens. Le troc vaut mieux que le paiement en assignats.
Mais l’ouvrier, lui, n’a à vendre et à échanger que sa force et son habileté. Et jamais il n’y a eu autant de bras qui ne savent comment s’employer. Le travail est rare.
Le 6 décembre, le Comité de salut public décide que la République n’emploie plus d’ouvriers à la journée. Et dans les jours qui suivent, on en licencie un grand nombre. On les invite à quitter Paris, à aller chercher du travail dans les départements. Le 12 décembre, ils protestent contre ces décisions. Mais le Comité de salut public ne cède pas. Les manifestants sont d’ailleurs peu nombreux, plus accablés et désespérés que résolus.
Ils vont grossir les rangs des indigents, de ceux qui quand une patrouille lance, la nuit, un « Qui vive ? » répondent « Ventre creux ».
Ces mots sont ceux de l’impuissance, du scepticisme, du désespoir.
« L’opinion publique flotte incertaine sur bien des choses et des gens », écrit le témoin avisé et réfléchi qu’est le libraire Ruault. Le désarroi, dit-il, ne frappe pas seulement les humbles, voués à la disette et à l’indigence, mais aussi les patriotes éclairés et qui ont du bien.
Trop de sang versé. Trop de luttes à mort entre révolutionnaires, et la question qui dès lors hante bien des citoyens :
« Faut-il aimer ou trahir le jacobinisme ? Le jacobinisme a-t-il été utile ou nuisible à l’établissement de la République ? Voilà la discussion à l’ordre du jour et qui fait fermenter toutes les têtes d’un bout de la France à l’autre. Il paraît certain, néanmoins, que la République a été fondée par les Jacobins, ceux qui aiment cette nature de gouvernement ne doivent donc point les détester. »
Mais entre les Jacobins, il faut choisir.
« Quoi qu’il en soit, poursuit Ruault, les vrais républicains ne donneront aucun regret à Robespierre… Il était lâche, il se cachait dans le danger, il trahissait, il livrait, il abandonnait ses amis. Robespierre était ambitieux, jaloux, vindicatif dans le genre bas et odieux… Il n’en est pas ainsi de Georges Danton, le contraire en tout de Maximilien Robespierre, Danton n’était pas un homme ordinaire, avec son éloquence colossale… Danton doit être en horreur aux royalistes mais je parle ici en républicain… »
Mais l’an III, et dès ces premiers mois de vendémiaire et de frimaire, n’est pas favorable aux opinions mesurées, ni à la juste appréciation du rôle des Jacobins.
Dans les rues, les muscadins et leur gourdin plombé -« rosse-gredin » – font la chasse aux Jacobins, aux « crétois » -la crête de la Montagne – à la « queue de Robespierre » et même aux « crapauds du Marais ».
Les journaux antijacobins se multiplient, et la fortune de Thérésa Cabarrus les finance. Leurs articles comme les innombrables pamphlets accablent ceux des conventionnels qui, bien qu’ayant contribué à la chute de Robespierre, continuent de se dire jacobins, montagnards, patriotes républicains.
Alors on écrit que Barère, « plat et dégoûtant », porte des bottes de cuir humain, tanné à Meudon !
Que Billaud-Varenne est un « tigre » qu’il faut dépecer ! Les Jacobins, les sans-culottes n’ont-ils pas, en septembre 1792, mangé les cœurs des victimes des massacres, cuits sur le gril ?
Collot d’Herbois est « sépulcral ».
Carrier n’est qu’un « aquatique », qui toute sa vie n’aura fait de bien qu’aux poissons de la Loire en leur offrant des condamnés, voués à la noyade.
« Donnez-nous ces têtes, ou bien prenez les nôtres », conclut un libelle.
La Jeunesse dorée, Tallien et Fréron, se repaissent de ces propos, de ces désirs de vengeance qu’ils suscitent et entretiennent. Ils se rassemblent dans les cafés du Palais-Royal ou encore dans les bals les plus inattendus.
On danse au cimetière Saint-Sulpice où, à l’entrée, un transparent rose, marqué « Bal des Zéphyrs », surmonte une tête de mort et deux os en sautoir gravés dans la pierre. Les couples virevoltent sur les tombeaux.
Au « Bal des victimes » ne sont admis que ceux et celles qui ont perdu un parent sur l’échafaud.
On y vient la nuque rasée, dégagée pour le bourreau, un fil rouge autour du cou, et on salue « à la victime » en imitant le mouvement d’une tête qui tombe sous le couperet.
On se rencontre dans les « salons », où se côtoient des émigrés que la nouvelle législation a autorisés à rentrer en France, et les nouveaux maîtres du pouvoir que sont les Thermidoriens.
« Les grâces et les ris que la Terreur avait mis en fuite sont de retour à Paris. Nos jolies femmes en perruques blondes sont adorables, les concerts tant publics que de société sont délicieux, lit-on dans Le Messager du soir. Les hommes de sang, les Billaud, les Collot et la bande enragée appellent ce revirement d’opinion “la contre-révolution”. »
Toute une société nouvelle apparaît. Les Thermidoriens ont des liaisons avec des ci-devant comtesses, des veuves, des épouses ou des filles d’émigrés.
Il y a les « épouseurs de femmes nobles » et ceux qui préfèrent les actrices.
« Les spectacles sont remplis de prostituées, concubines de députés qui étalent effrontément les bijoux volés dans les hôtels des émigrés », constate Mallet du Pan.
Les Montagnards constatent que l’opinion leur échappe et avec elle le pouvoir. Collot d’Herbois tente de résister. Il a averti les Jacobins.
« Des scélérats ont promis nos têtes à leurs concubines, dit-il. Vous êtes dans une telle situation que c’est dans les lieux les plus méprisables qu’on conspire contre vous. C’est dans les boudoirs impurs des courtisanes, chez les veuves de l’état-major des émigrés et au milieu des orgies les plus dégoûtantes qu’on balance les grandes destinées de la République. »
Et Gracchus Babeuf, l’ancien clerc chargé d’examiner les « terriers » – les droits féodaux des seigneurs –, réclamant en 1790 l’abolition de la plupart des taxes et impôts, emprisonné, hostile à Robespierre, mais toujours fidèle à son rêve égalitaire, écrit dans son journal – sans doute financé par Fouché –, Le Tribun du peuple :
« Français, vous êtes revenus sous le règne des catins, les Pompadour, les Du Barry, les Antoinette revivent et c’est elles qui vous gouvernent. C’est à elles que vous devez en grande partie toutes les calamités qui vous assiègent et la rétrogradation déplorable qui tue votre Révolution…
« Pourquoi taire plus longtemps que Tallien, Fréron décident du destin des humains couchés mollement dans l’édredon et les roses, à côté des princesses. »
Mais Le Tribun du peuple est un journal éphémère, Gracchus Babeuf et ceux qui le suivent ou l’inspirent ont peu d’influence.
Ainsi le ci-devant marquis Antonelle, ancien officier, ayant embrassé la cause du tiers état. Il a été juré au Tribunal révolutionnaire ; emprisonné, libéré par la chute de Robespierre, « épicurien, libertin, un cerveau brûlé dans toute l’étendue du terme », il s’étonne du rôle que Tallien, Fréron font jouer aux muscadins.
Ils ne font pas seulement la chasse aux Jacobins, ils occupent les tribunes de la Convention après en avoir interdit l’accès aux sans-culottes. Et ils donnent de la voix, ils menacent. Ils sont l’armée thermidorienne.
Et Antonelle écrit :
« N’est-ce pas une véritable frénésie que cette jeunesse frivole qu’on fanatise comme pour une croisade… Curieux hommage à l’humanité, à la vertu, à la justice, que les fureurs déchaînées des jeunes gens à collets noirs ! »
Ils sont maîtres de la rue. Ils agressent les passants isolés qui leur semblent appartenir à l’« infernale société », le club des Jacobins.
« Il suffit d’avoir l’air jacobin pour être apostrophé, insulté et même battu », confirme un rapport de police.
Dans la soirée du 19 brumaire, des rassemblements de jeunes gens armés de bâtons et de sabres se forment aux environs du Palais-Égalité, ci-devant Palais-Royal, et de l’église Saint-Roch. On les harangue. Ils sont une centaine – dont certains n’ont pas dix-sept ans.
Ils attaquent le club des Jacobins, rue Saint-Honoré. Ils jettent une grêle de pierres dans les croisées, ce qui provoque la panique dans les tribunes.
« On veut nous tuer, on veut nous assommer », crient les femmes en s’enfuyant.
« Ce sont des scélérats, des coquins, il faut les égorger », répond la petite foule qui frappe à coups de sabre sur la tête et les épaules ceux qui sortent du club.
« Eh ma bougresse, toi je te connais », dit l’un des jeunes gens en donnant des coups de pied à la citoyenne Caudry, originaire de Nantes.
Elle est cernée par deux cents hommes armés de bâtons qui « voulurent lever sa jupe et la fouetter ».
Le 20 brumaire (10 novembre 1794), une nouvelle escarmouche oppose aux abords du club Jacobins et Jeunesse dorée.
Et le lendemain 21 brumaire, le bruit se répand que les Jacobins s’apprêtent à marcher contre la Convention.
Fréron est au Palais-Royal, il harangue les muscadins venus en grand nombre :
« Pendant que les Jacobins discutent sur la question de savoir s’ils vous égorgeront dans la rue ou à domicile, dit-il, prévenons-les tandis qu’il est encore temps ! Marchons en colonnes serrées, allons surprendre la bête dans son antre et mettons-la pour jamais dans l’incapacité de nous nuire. Braves jeunes gens, marchons ! »
Ils sont près de deux mille à se diriger vers le club des Jacobins, à crier « Vive la Convention ! A bas les Jacobins ! », à tenter de forcer les portes de la salle, à y pénétrer par les fenêtres.
Les Jacobins ont le dessous. Ils abandonnent sur place carmagnoles et bonnets rouges, et s’enfuient par la rue Saint-Honoré, insultés, sous les crachats et les coups de plat de sabre ou de gourdin.
Le 22 brumaire (12 novembre), la Convention décide la fermeture du club des Jacobins.
L’« infortunée jacobinaille » est dispersée. L’« infernale société » fermée.
On se gausse dans les pamphlets thermidoriens.
« De vigoureux athlètes munis de larges mains saisissent les Jacobines éplorées et sans pitié pour leur vertu, sans égard pour le froid de l’air, découvrent leur postérieur oppressé. »
Il s’agissait de venger les bonnes sœurs de l’Hôtel-Dieu qui avaient été fouettées par les femmes de la Halle, le 7 avril 1791…
Une époque de la Révolution se termine.
Le club des Cordeliers avait été frappé à mort par le club des Jacobins.
Celui-ci est à son tour annihilé. Comme Robespierre avait rejoint dans la mort Danton.
La voie est libre pour les Thermidoriens.
On prétend que Thérésa Cabarrus, Notre-Dame de Thermidor, Notre-Dame du Bon Secours, devenue épouse Tallien, a elle-même fermé les portes du club des Jacobins. En fait, c’est un commissaire de police qui a apposé un cadenas sur la porte de la rue Saint-Honoré. Mais la fable, après la scène des « Jacobines fessées », est symbolique.
Le journaliste Claude Beaulieu, monarchiste, emprisonné sous la Terreur, promis à la guillotine, sauvé par la chute de Robespierre, commente, sarcastique :
« Voilà de quelle manière se décidait le sort de la France et même de l’Europe car c’était précisément de cela qu’il était question. »
Mais désormais les Thermidoriens peuvent agir sans entraves. Les mesures se succèdent.
Les députés girondins survivants sont accueillis à la Convention. Et dans leurs yeux et leurs propos brille le désir de vengeance et de revanche :
« Votre cercueil est creusé, malheureux, lancent-ils aux Montagnards du Comité de salut public. Vous vous débattez en vain sur les bords de la tombe… Point de paix pour la patrie tant que votre odieuse existence souillera la nature. »
Carrier est décrété d’arrestation, pour ses « crimes » de Nantes.
Après lui, ce sont les « grands coupables » que l’on vise.
Dans Le Patriote, journal thermidorien, on peut lire :
Lequel fut le plus sanguinaire
De Billaud, d’Herbois ou Barère ?
Lequel des trois est aux abois
De Billaud, Barère ou d’Herbois ?
Lequel mérite l’échafaud ?
Le 27 décembre, ces trois-là, en compagnie de Vadier, sont décrétés d’accusation. Leur participation active, décisive même, à la chute de Robespierre, n’a fait que retarder leur mise en cause.
Et la passion politique, la volonté d’en finir avec ces hommes qui ont seulement voulu condamner le « tyran » Robespierre et non une politique, est telle qu’on oublie ce que l’on doit au Comité de salut public.
Or, les décisions que prend la Convention dans le domaine de l’instruction publique (création des grandes écoles, École normale, Conservatoire des arts et ateliers, École centrale des travaux publics – future École polytechnique), le rapport Lakanal qui institue une école publique pour mille habitants sont le fruit des Comités de l’instruction, qui ont siégé et travaillé pendant la période terroriste.
De même les succès militaires – toute la rive gauche du Rhin est conquise, par Kléber et Marceau, les Pays-Bas occupés, par Pichegru, la flotte hollandaise, emprisonnée par les glaces au Texel, capturée par la cavalerie de Pichegru – résultent des mesures prises par Carnot, au Comité de salut public. Après la reconquête de Condé-sur-l’Escaut, il n’y a plus une seule place française aux mains de l’étranger.
Et la coalition commence à se fissurer. La Diète de l’Empire germanique se prononce en faveur de l’ouverture de négociations.
Et l’agent anglais Wickham, qui vient d’arriver en Suisse, ne peut empêcher cette évolution.
Ces succès de la Convention aux frontières affaiblissent Vendéens et chouans. Le général Hoche entreprend de négocier, de pacifier la Vendée.
Le 2 décembre (12 frimaire an III), la Convention « promet le pardon et l’oubli à toutes les personnes connues dans les arrondissements de l’Ouest, des côtes de Brest et de Cherbourg, sous le nom de Rebelles de la Vendée et de Chouans qui déposeront les armes dans le mois suivant le présent décret ».
Et l’évêque Grégoire réclame la liberté complète des cultes, s’opposant ainsi à Marie-Joseph Chénier qui veut organiser en lieu et place des cérémonies chrétiennes un « culte décadaire ».
Mais le peuple écrasé par la misère, le peuple qui a faim murmure, selon un rapport de police, « qu’on ferait bien mieux de lui procurer de la farine que de décider des fêtes ».
La farine, le pain, la viande, les subsistances essentielles à la survie dans l’hiver cruellement glacial de l’an III, voilà ce qui préoccupe les Thermidoriens.
Pour avoir organisé, suivi ou subi dès 1789 toutes les « journées révolutionnaires », ils savent d’expérience le rôle que jouent la disette et la misère dans l’explosion de colère du peuple. Ils essaient d’éteindre la mèche qu’ils entendent grésiller.
Fréron, avec les fonds du Comité de sûreté générale, fait inviter des sans-culottes par ses jeunes partisans. On régalera ceux du faubourg Saint-Marceau et du faubourg Saint-Antoine. Le vin doit couler à flots, en même temps que les bonnes paroles.
Fréron endoctrine ses troupes.
« Dites-leur qu’on veut les égarer, que l’on cherche à les porter à quelque excès, dites-leur que tout ce que les malveillants cherchent à leur inspirer de haine et d’aigreur contre les marchands n’est qu’un piège tendu à leur bonne foi. Dites-leur que le renchérissement des denrées vient du renchérissement de la main-d’œuvre. Que le marchand qui paie beaucoup plus cher leurs frères, les ouvriers, doit nécessairement vendre plus cher.
« Qu’ils exigent eux-mêmes avec raison un salaire beaucoup plus fort de leurs travaux. Qu’ils doivent donc bien se garder de tout ce qu’on cherche à leur insinuer. Que le moindre mouvement dans ces temps d’orage perdrait la patrie… »
Et s’il n’y a pas de farine, pas de hausse de salaires, on doit instituer des fêtes, pour tenter de dissimuler que la politique suivie par les Thermidoriens, avec l’appui des députés girondins – Isnard, Louvet, Lanjuinais – qui siègent de nouveau à la Convention, « fait rebrousser chemin à la Convention ».
Alors on organise, le 20 vendémiaire an III, la translation en grande pompe du corps de Jean-Jacques Rousseau au Panthéon.
Ce Jean-Jacques si cher au cœur de Maximilien !
Un décret, voté le 10 janvier 1795 (21 nivôse) institue que le 21 janvier, « jour de la juste punition de Louis Capet, dernier roi des Français, sera fête nationale annuelle ».
Et on commémorerait aussi chaque année le 9 thermidor.
La fête célébrant la mort de Louis XVI eut bien lieu.
Mais ce 21 janvier 1795 (2 pluviôse an III), les muscadins firent dans la cour du Palais-Royal l’autodafé d’un mannequin figurant un Jacobin.
Les cendres du mannequin furent recueillies dans un pot de chambre et jetées à l’égout de Montmartre, garni d’un écriteau portant l’épitaphe :
De Jacobin je pris le nom
Mon urne fut un pot de chambre
Et cet égout mon Panthéon.
On peut lire dans Le Messager du lendemain :
« Quelques drôleries qui se trouvaient au fond du vase répandaient au loin une odeur infecte, mais chacun s’accordait à dire que c’était le Jacobin qui avait empoisonné les matières fécales et que c’était l’odeur des vertus jacobites qui s’exhalait dans les airs. »