1.

Louis Capet ci-devant Louis XVI, roi de France, est donc monté sur l’échafaud, le lundi 21 janvier 1793, peu avant dix heures vingt du matin.

Il a voulu parler au peuple, mais à cet instant, Santerre, l’ancien et riche brasseur du faubourg Saint-Antoine, devenu commandant général de la garde nationale, a, selon un témoin, « levé son épée et fait battre tous les tambours et sonner toutes les trompettes pour étouffer la voix de ce malheureux monarque. Aussitôt les bourreaux le saisissent, le lient à la fatale planche et font tomber sa tête que l’un d’eux montre trois fois au peuple. »

Il est dix heures vingt.

« Je n’ai pas la force de vous en dire davantage aujourd’hui… mais plus un événement tragique est douloureux, plus on veut en savoir les causes et les détails », poursuit ce témoin, le libraire Ruault, esprit « éclairé », garde national, Jacobin de la première heure.

« Je tiens ceux-ci d’un homme qui était posté à deux pas de cette fatale voiture et qui nous les a racontés hier soir les larmes aux yeux. Il nous disait que plus de la moitié de la troupe qui remplissait la place était attendrie, frémissait d’horreur lorsqu’elle vit le roi monter les mains liées, les cheveux coupés, sur l’échafaud. Si on lui eût laissé la liberté de parler, de se faire entendre de cette multitude, qui sait ce qui serait arrivé ? Un mouvement de générosité pouvait s’emparer de cette foule, elle pouvait saisir ce prince, l’arracher des mains de ses bourreaux et le porter de l’échafaud au trône. Il y aurait peut-être eu bataille sur la place… Mais il n’en a point été ainsi : sa destinée était de mourir de la mort des coupables en présence d’une foule immense d’hommes qui, il n’y a pas si longtemps encore, étaient ses sujets. »


En fait, pas un seul incident n’a troublé l’exécution du roi. La dispersion des dizaines de milliers d’hommes de troupe mobilisés dans tout Paris s’est effectuée dans l’ordre.

« Malgré les prédictions sinistres, lit-on dans les Annales patriotiques, Paris n’a jamais été plus tranquille. L’indifférence pourrait être le sentiment qui domine le plus… »

Et Lucile, l’« adorable petite blonde », l’épouse d’à peine vingt-deux ans de Camille Desmoulins, le journaliste et député à la Convention, ami de Danton, écrit : « C’est aujourd’hui qu’on a fait mourir Capet. Tout s’est passé avec une tranquillité parfaite. »


Dès le soir du lundi 21 janvier, la vie a repris. Les théâtres sont ouverts, les cafés remplis.

On parle davantage de l’assassinat du régicide Le Peletier de Saint-Fargeau, par un garde du corps du ci-devant roi, que de l’exécution du monarque, ce « tyran ». La Convention a décidé d’accorder à Le Peletier les honneurs du Panthéon.

Son corps nu, « huilé, verni », est exposé, puis transporté en grande pompe jusqu’au Panthéon, et suivi par les députés, des soldats et des gardes nationaux en armes. Et lorsque le cortège passe sur le Pont-Neuf, on tire trente coups de canon.

« Ce bruit porta l’épouvante dans le Temple. »

Là, dans cette prison, Marie-Antoinette qu’on n’appelle plus que la « veuve Capet », devenue une vieille femme méconnaissable, passe de la prostration à des convulsions, « Madame Élisabeth, la sœur du roi, est morte d’effroi, la petite princesse – Madame Royale – se roule par terre, le petit dauphin se cache entortillé dans les rideaux du lit de sa mère. On daigna les tirer de leur effroi. »

Mais l’enterrement de Le Peletier bouleverse les patriotes.

Lucile Desmoulins confie :

« J’ai vu ce malheureux Saint-Fargeau. Nous avons fondu toutes en larmes lorsque le corps est passé, nous lui avons jeté une couronne… Je ne pouvais rester seule et supporter les terribles pensées qui allaient m’assiéger. Je courus chez Danton, il fut attendri de me voir encore pâmée. »

Les Jacobins craignent que les « aristocrates », et ceux qu’ils soudoient ou entraînent, ne les assassinent et ne préparent un assaut contre les sans-culottes et la Convention.

Robespierre accuse le ministre de l’intérieur, le Girondin Roland, d’avoir partie liée avec les aristocrates.

Et Roland démissionne, mais le procès des Girondins continue.

N’ont-ils pas, au cours du procès du roi, tenté d’en appeler au jugement du peuple, puis évoqué le sursis ?

Alors que cent pour cent des Montagnards ont voté la mort, et qu’il s’est trouvé trente-huit pour cent de députés de la Plaine pour voter avec eux, seuls quatorze pour cent des Girondins ont choisi d’être des régicides.

Aux yeux des plus déterminés des Jacobins, cette « prudence » des Girondins n’est qu’un calcul coupable et dangereux à l’heure des périls.


Car dès le 28 janvier, le comte de Provence, frère du roi en exil à Hamm, en Westphalie, a proclamé, dans une déclaration aux émigrés, le dauphin roi de France et de Navarre sous le nom de Louis XVII. Lui-même s’est institué régent, son frère cadet, le comte d’Artois, devenant lieutenant général du royaume.

Le programme du comte de Provence veut effacer la Révolution.

Il faut rétablir la monarchie sur les bases inaltérables de son antique constitution et la « religion de nos pères » dans la pureté de son culte et de sa discipline. Il faut redistribuer à leurs légitimes possesseurs les « biens nationaux », punir les crimes commis depuis 1789, et venger le sang de Louis XVI.

Ces paroles ne paraissent pas vaines.

Le jour de la mort de Louis XVI, la Cour d’Angleterre a pris le deuil. Autour d’elle, une première coalition s’est constituée avec l’Espagne, le Portugal, la Sardaigne, le royaume de Naples, la Hollande, les États allemands, l’Autriche, la Prusse, la Russie.

Face au député montagnard Barère, ancien avocat au parlement de Toulouse, qui du haut de la tribune de la Convention déclare : « Un ennemi de plus pour la France n’est qu’un triomphe de plus pour la liberté », Marat et Brissot -1’« Exagéré » et le Girondin pour une fois d’accord – mettent en garde contre les illusions.

« Comme je connais l’Angleterre, dit Marat, je ne puis me dispenser d’observer que c’est à tort que l’on croit ici que le peuple anglais est pour nous. »

Brissot ajoute que le cabinet anglais a par ses calomnies réussi à « dépopulariser notre révolution dans l’esprit des Anglais et à populariser la guerre ».

« Citoyens, continue Brissot, il ne faut pas vous dissimuler les dangers de cette nouvelle guerre ; c’est l’Europe entière, ou plutôt ce sont tous les tyrans de l’Europe que vous avez maintenant à combattre et sur terre et sur mer. »

Alors : « Il faut que la grande famille des Français ne soit plus qu’une armée, que la France ne soit plus qu’un camp où l’on ne parle que de la guerre, où tout tende à la guerre, où tous les travaux n’aient pour objet que la guerre. »


Mais la guerre exige la traque de l’ennemi et de ses complices, installe le règne du soupçon, la crainte – et la réalité – des conspirations, des trahisons. Et donc la mort qu’on donne et qu’on magnifie :

Mourir pour la patrie

Est le sort le plus beau

Le plus digne d’envie.

Danton s’écrie : « Ô Le Peletier, ta mort servira la République ! Je l’envie, ta mort ! »

Robespierre, dans un discours aux Jacobins, le 13 mars 1793, s’écrie, alors que la situation militaire devient difficile, que les contre-attaques autrichiennes obligent les armées de Dumouriez qui étaient entrées en Hollande à reculer en Belgique :

« Nous saurons mourir, nous mourrons tous ! »

Marat lui répond aussitôt :

« Non, nous ne mourrons point, nous donnerons la mort à nos ennemis et nous les écraserons. »

Et Danton exalte lui aussi l’unité :

« Maintenant que le tyran n’est plus, tournons toute notre énergie, toutes nos agitations vers la guerre… Citoyens, prenez les rênes d’une grande nation, élevez-vous à sa hauteur… »


C’est un « duel à mort » qui s’engage.

Le marquis de La Rouerie, qui avait échoué au mois d’août 1792 à soulever les départements de Bretagne et du Poitou, pour sauver le roi, meurt d’une « fièvre cérébrale » en apprenant l’exécution de Louis XVI. On saisit des papiers dans le château de La Guyomarais – Côtes-du-Nord – où le marquis s’était réfugié, et ses proches sont arrêtés.

Avec la mort de La Rouerie, il n’y a plus d’organisation royaliste ni dans l’Ouest ni dans le reste de la France.


Mais le danger est aux frontières.

Mercy-Argenteau, l’ancien ambassadeur autrichien, écrit :

« Ce ne sont ni une ni plusieurs batailles gagnées qui réduiront une nation, laquelle ne peut être gagnée qu’autant que l’on exterminera une grande portion de la partie active et la presque totalité de la partie dirigeante. Faire main basse sur les clubs, désarmer le peuple, détruire cette superbe capitale, foyer de tous les crimes, de toutes les horreurs, provoquer la famine et la misère, voilà les déplorables données de l’entreprise à remplir. »

Et le directeur général des Affaires étrangères de Vienne, le baron von Thugut, ajoute qu’il est « essentiel qu’il y ait des partis en France qui se combattent et s’affaiblissent mutuellement »…

Ils existent, et donnent libre cours à leur haine réciproque.

Pourtant Maximilien Robespierre, le 5 février, en appelle à la mesure :

« Ne perdons jamais de vue que nous sommes en spectacle à tous les peuples, que nous délibérons en présence de l’univers. Nous devons nous tenir en garde contre les écarts même du zèle le plus sincère. »

Mais lui-même, après cet éloge de la mesure, attaque avec violence les Girondins, et ceux-ci dans le journal de Brissot, Le Patriote français, lui répondent, se moquant de cet « Incorruptible », qu’ils décrivent, en quelques vers, arrivant au Paradis :

Suivi de ses dévots

De sa cour entouré

Le Dieu des sans-culottes

Robespierre est entré.

Je vous dénonce tous, cria l’orateur blême

Jésus ! Ce sont des intrigants :

Ils se prodiguent un encens

Qui n’est dû qu’à moi-même.

Maximilien n’oubliera pas ces blessures d’amour-propre, d’autant plus vives qu’elles aggravent les divergences politiques profondes qui séparent Montagnards, Girondins et Enragés.

Robespierre s’oppose à Brissot, à Roland, à Buzot, cet avocat d’Évreux élu par le tiers état et qui fut proche de Robespierre au temps des États généraux. Mais que 1789 paraît loin ! Buzot est tombé sous le charme de Manon Roland.

Lors du procès de Louis XVI, il a voté pour l’appel au peuple, et pour le sursis. Il est l’ennemi déclaré de Marat, dont il demande l’expulsion de la Convention : « Marat, cet homme impur ; dans nos départements on bénira le jour où vous aurez délivré l’espèce humaine d’un homme qui la déshonore… »


Ceux des citoyens qui ne sont pas enrôlés dans l’un ou l’autre camp regardent avec inquiétude, et même effroi, cette guerre qui déchire ceux qui jadis étaient unis.

« Nous avons maintenant deux sortes de Jacobins et de patriotes qui se haïssent aussi cruellement que les royalistes et les Jacobins originaux », constate, amer et accablé, Ruault ce libraire qui précisément fut jacobin, dès les débuts du club.

« La dernière espèce de Jacobins s’appelle Girondins ou brissotins ou rolandistes. Mais la haine va toujours croissant entre les deux partis. »

À Paris, explique Ruault, « la faction des anciens Jacobins paraît la plus forte. Elle entraîne avec elle tout le menu peuple, pour ne pas dire la populace qui est aujourd’hui un mot proscrit et imprononçable publiquement. »


Dans chaque section, une « réserve soldée » – payée par la Commune – d’une centaine d’hommes, toujours les mêmes, fait la loi. Ils sont quatre ou cinq mille « tape-dur », dans la capitale. Plus d’un millier d’entre eux se retrouvent dans les tribunes de la Convention, et ponctuent les discours de leurs menaces, orientant les débats, pesant sur les votes des députés.

Un témoin anglais – Moore –, effaré et effrayé devant cette situation, conclut que l’égalité entre les départements n’existe pas.

Par la pression de l’émeute, Paris fait la loi à la Convention et à toute la France.

Le « peuple souverain » se réduit bien souvent à ces « milliers de tape-dur », dont on soupçonne qu’ils sont « dirigés secrètement par un petit nombre de démagogues ».

Danton dénonce « un tas de bougre d’ignorants n’ayant pas le sens commun, et patriotes seulement quand ils sont soûls. Marat, ajoute-t-il, n’est qu’un aboyeur, Legendre n’est bon qu’à dépecer sa viande… »

Mais ces sans-culottes composent les comités de surveillance, qu’ont créés les sections et qui procèdent aux visites domiciliaires, interrogent les « suspects ». Et qui ne l’est pas ?

« Il est difficile, il est dangereux, à un patriote, à un républicain de bonne foi et qui a des principes sages et modérés de se montrer, de parler même en société », écrit le libraire Ruault.

Selon lui, la mort du roi a divisé les Parisiens.

« Si on la blâme devant des gens qui l’approuvent, ce sont des cris de fureur, des rages qui engendrent des haines entre amis et parents et vice versa. »

« Le même désordre est entre les patriotes : êtes-vous ancien jacobin, vous ne pouvez parler devant un Girondin sans que l’aigreur se manifeste tout à coup. »

Ruault est persuadé qu’un « tel état social ne peut durer longtemps ; un parti écrasera l’autre et mettra le reste à l’unisson ».

Il est fasciné par l’évolution de ces hommes qu’il a connus avant que la passion politique et la haine ne les entraînent.

Ainsi le baron allemand Jean-Baptiste Cloots, qui, jadis doux, honnête, généreux, se fait désormais appeler Anacharsis Cloots, a inventé le mot « septembriser ».

Il a qualifié les massacres de « scrutin épuratoire dans les prisons ».

Député à la Convention, il se présente comme l’« Orateur du genre humain ». Il est suivi par une véritable cour de parasites qui vivent de son immense fortune. « Il faut l’écouter et ne pas le contredire. Ce serait peine perdue d’entreprendre de le guérir de sa furie ; ils sont par centaines de cette force dans la Convention. »

Ce sont ces députés-là, dont Danton dit qu’« ils ne savent voter que par assis et levé, mais ils ont de la force et du nerf ».

Et Ruault ajoute : « Il faut marcher en silence avec eux, si l’on veut se lever et se coucher tranquille. »

« La fièvre révolutionnaire est une terrible maladie. »


Il suffit d’une représentation théâtrale pour qu’elle se manifeste.

On donne ainsi en janvier 1793 au théâtre du Vaudeville La Chaste Suzanne.

« Une douzaine de gens armés ont fait impérieusement la loi à sept ou huit cents spectateurs en les menaçant de leur brûler la cervelle s’ils osaient applaudir quelques allusions aux circonstances qui se rencontrent dans cette pièce. Le triomphe des tueurs a été complet. Les dociles spectateurs, malgré qu’ils eussent pour eux une majorité bien reconnue de cent contre un, ont prestement abandonné le champ de bataille à leurs maîtres », rapporte La Feuille du matin, du 26 janvier 1793.


Et cependant, trois jours plus tard, le peuple rassemblé se retrouve librement sur la place du Carrousel pour une cérémonie de plantation d’un arbre de la Liberté, en souvenir des patriotes qui, le 10 août, tombèrent en ce lieu en s’élançant à l’assaut du château des Tuileries.

« Un faisceau de piques représentant les quatre-vingt-quatre départements sous le couvert d’un seul bonnet, précédait le jeune chêne, lequel a été planté au son des airs de Ça ira, de la Carmagnole et autres chants patriotiques », raconte le Bulletin national.


Les sans-culottes brandissent les piques, l’« arme sainte ». Ils sont, disent-ils, « prêts à verser jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour la patrie ».

Quand le sans-culotte se présente dans les assemblées de citoyens, peut-on lire dans un opuscule – Qu’est-ce qu’un sans-culotte ? – publié au printemps 1793, il n’est pas « poudré, musqué, botté, dans l’espoir d’être remarqué par toutes les citoyennes des tribunes, mais bien pour appuyer de toute sa force les bonnes motions et pulvériser celles qui viennent de la faction abominable des hommes d’État, du serpent Brissot, du coquin Barbaroux, du sucré Pétion ou du chien et de l’hypocrite Roland ».

Et ce sans-culotte qui « travaille de ses mains, sait labourer un champ, forger, scier, limer, couvrir un toit, faire des souliers », qui habite dans les étages supérieurs de la maison, est bon ami, bon père, bon fils, frère de tous les sans-culottes. Il est homme de conviction, de passion, et donc de haine pour ses adversaires.

Il est montagnard. Ils sont girondins et aristocrates.


Et la misère exacerbe les passions.

Des Enragés – Jacques Roux, Varlet –, devant la hausse des prix, la chute de l’assignat réclament le cours forcé de la monnaie, la taxation des subsistances, la réquisition des grains, le jugement des accapareurs.

À Lyon, quatre mille canuts demandent à la municipalité d’imposer un tarif de façon aux fabricants.

« Les forces et les biens de chacun sont à la disposition de la société », déclare le député Rabaut Saint-Étienne, pasteur, fils de pasteur et Girondin, qui a refusé de voter la mort du roi, mais se dresse contre les « accapareurs ».

Le 23 février 1793, la foule amassée à la Halle dès l’aube se précipite sur les voitures chargées de pain et les pillent. Le 24, ce sont les boulangeries qui sont prises d’assaut, et le lendemain les épiceries sont dévalisées à leur tour.

Le 24 encore, les blanchisseuses ont pillé sur les bords de la Seine les bateaux chargés de savon qui y étaient amarrés.

Et Marat, dans son Journal de la République, écrit le 25 février :

« Dans tout pays où les droits du peuple ne sont pas de vains titres consignés fastueusement dans une simple déclaration, le pillage de quelques magasins à la porte desquels on pendrait les accapareurs mettrait fin aux malversations. »


Ainsi, les divisions haineuses s’aggravent entre d’un côté les Girondins, qui veulent protéger les propriétés, de l’autre les Montagnards, qui soupçonnent et craignent que des « conspirateurs » ne créent des troubles pour susciter l’intervention de l’armée, le général Dumouriez venant rétablir l’ordre à Paris, et peut-être placer sur le trône un Orléans, Philippe Égalité.

C’est ce risque qui incite Robespierre à condamner les pillards qui envahissent les épiceries :

« Le peuple doit se lever non pour recueillir du sucre mais pour terrasser les brigands, dit-il… De chétives marchandises doivent-elles l’occuper ?… Nos adversaires veulent effrayer tout ce qui a quelque propriété… Le peuple de Paris sait foudroyer les tyrans mais il ne visite point les épiciers… »

Mais de l’autre côté il y a les Enragés, qui envahissent la Convention, exigent le châtiment des « ennemis », des « conspirateurs », des « accapareurs » qui affament le peuple.

Il y a l’abbé Roux, l’Enragé, qui déclare :

« Je pense que les épiciers n’ont fait que restituer au peuple ce qu’ils lui faisaient payer beaucoup trop cher depuis longtemps. »

Et qui, après les heures de pillage, ajoute :

« La journée eût été plus belle encore s’il y avait eu quelques têtes coupées. »

La situation, dans ces journées de la fin février 1793 et des dix premiers jours du mois de mars, est donc grave.

À l’intérieur du pays, les pillages, la crainte du complot.

Sur les frontières, les assauts des Autrichiens, les succès de la première coalition contre la France.

La République avait annexé Nice, Monaco, et Danton dans une envolée avait réclamé la réunion de la Belgique, soulevant l’enthousiasme de la Convention :

« Je dis que c’est en vain qu’on veut faire craindre de donner trop d’étendue à la République. Ses limites sont marquées par la nature. Nous les atteindrons toutes, des autres coins de l’horizon, du côté du Rhin, du côté de l’Océan, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République, et nulle puissance humaine ne pourra nous empêcher de les atteindre. »

Et, brandissant les poings, Danton a ajouté :

« On vous a menacés des rois, vous avez déclaré la guerre aux rois, vous leur avez jeté le gant et ce gant est la tête du tyran. »


Mais les réformes de l’armée, l’amalgame entre « Blancs » – bataillons de l’armée ci-devant royale – et « Bleus » -bataillons de volontaires –, la création de demi-brigades de trois mille trois cents hommes, mobiles, ne suffisent pas à forger l’instrument capable de s’opposer aux troupes de la coalition, dans une guerre longue, dévoreuse d’hommes.

Et d’autant plus si l’on veut que la République atteigne, comme l’a déclaré Danton, les « frontières naturelles ».

Alors il faut décréter, le 24 février 1793, une levée de trois cent mille hommes, et la Convention établit le nombre des volontaires que chaque département doit fournir selon l’importance de sa population et du nombre d’hommes « réquisitionnés » lors des précédentes levées.

Il faut faire vite, parce que, sur les frontières, l’armée de Dumouriez recule. Et l’on commence à soupçonner ce général, qu’on a vu à Paris, que l’on sait proche des Girondins, de Manon Roland, et que Danton paraît soutenir.

La peur du coup de force, du complot, soulève les sans-culottes, les Enragés, qui encerclent la Convention, envahissent les tribunes.

Et c’est dans ce climat que, dans la nuit du 10 au 11 mars 1793, les députés votent la création d’un tribunal criminel extraordinaire nommé bientôt « Tribunal révolutionnaire ».

On se souvient des massacres de Septembre, et Danton s’écrie :

« Le salut du peuple exige de grands moyens, des mesures terribles… Profitons des fautes de nos prédécesseurs. Faisons ce que n’a pas fait l’Assemblée législative. Soyons terribles, pour dispenser le peuple de l’être. »


Les « délégations » mandatées par les quarante-huit sections de Paris se succèdent à la tribune de la Convention.

Elles font toutes la leçon aux députés, s’inquiètent de la situation aux frontières, des victoires des Autrichiens, de la retraite des troupes de Dumouriez, et une fois encore, ces « sectionnaires » redoutent la trahison du général, reprenant ainsi les accusations de Marat.

« Nous venons sans crainte de vous déplaire jeter la lumière sur vos erreurs et vous montrer la vérité », lance un sans-culotte aux députés.

Puis, inspiré par l’abbé Jacques Roux, par Varlet, par les Enragés, l’orateur des sections répète :

« Citoyens législateurs, ce n’est pas assez d’avoir déclaré que nous sommes républicains français, il faut encore que le peuple soit heureux, il faut qu’il ait du pain, car où il n’y a pas de pain, il n’y a plus de loi, plus de liberté, plus de république. »


Danton intervient, veut éviter l’affrontement entre ceux qui possèdent et ceux qui sont démunis, tous patriotes, tous républicains !

« Que les propriétaires ne s’alarment pas, dit-il. La nation toujours juste respectera les propriétés. Respectez la misère et la misère respectera l’opulence ! Ne soyons jamais coupables envers le malheureux et le malheureux qui a plus d’âme que le riche ne sera jamais coupable ! »

La Convention l’acclame. Les députés votent l’abolition de la contrainte par corps.


Mais le soir, les femmes aux premiers rangs des manifestants envahissent les tribunes des Jacobins, stigmatisent cette « société pleine d’accapareurs », ovationnent les noms des Enragés, Jacques Roux, Varlet.

La hausse des denrées, la peur de l’étranger, de ces troupes autrichiennes qui ont réoccupé Aix-la-Chapelle et Liège, la crainte d’un complot aristocratique, se nouent pour accroître la tension.

On pille. On saccage les imprimeries des journaux girondins, dans la nuit du 9 au 10 mars, les Enragés tentent de former un comité d’insurrection.

Les citoyens patriotes et modérés s’indignent.

« Le défaut d’ordre a fait tout le mal, affirme le libraire Ruault. Comment quatre ou cinq mille femmes des faubourgs, quelques hommes, des petites filles, des petits garçons, auraient-ils pu forcer seize ou dix-huit cents boutiques à livrer la chandelle à douze sous, le sucre à vingt-cinq, le café à quinze, le savon à dix-huit, si la force publique les eût devancés d’une heure ou deux ?… La municipalité dit, pour s’excuser, que ce désordre a été fomenté par l’étranger. Je n’en crois rien du tout. Il n’est pas besoin de l’étranger pour ravager Paris… »

Et la voix de cet homme patriote, sage et cultivé, devient rageuse, menaçante, tant le besoin d’ordre et la peur de l’anarchie sont grands.

« Il y a dans Paris, cette grande ville, trop de gredins, trop de femmes mégères, de malheureux que la misère poursuit soit par leur faute, soit par la faute du gouvernement, si on ne les réprime point, si la municipalité les laisse faire : sinon on sera forcé de les tuer comme des voleurs de grands chemins, il n’y aura pas d’autres moyens d’assurer les propriétés. »


Au même moment, dans tout l’Ouest de la France, plus de cent paroisses, du Maine-et-Loire, de la Vendée à la Loire-Inférieure entrent en insurrection, apprenant que la Convention réclame des hommes en vertu de la levée de trois cent mille hommes qui doivent se porter aux frontières.

Les paysans s’arment, se dressent contre ces « bourgeois » des villes, ces « républicains » accapareurs, ces « sans-Dieu » qui ont persécuté les « vrais » prêtres et soutenu les abbés constitutionnels.

La violence se déchaîne. On frappe. On tue. On crucifie même. On massacre.

À Machecoul, dimanche 10 mars, c’est le carnage. Il y aura près de six cents tués. On extermine les patriotes de toute la région. Les prisonniers attachés à une longue corde et formant « chapelet » sont menés le long des douves du château, fusillés, achevés à coups de pique.

On voit surgir un Comité royal, qui dans une proclamation du 12 mars 1793 reconnaît Louis XVII comme souverain et refuse obéissance à la Convention.

Une « armée catholique et royale » se constitue, se donnant des chefs, tel ce Cathelineau, colporteur, père de cinq enfants, qui s’écrie à la nouvelle que dans les paroisses on s’en est pris aux « patriotes », aux prêtres assermentés, et qu’on refuse de « livrer » ses jeunes hommes :

« Maintenant il faut aller jusqu’au bout, si nous en restons là, notre pays va être écrasé par la République. »

On scande : « Vive Dieu ! Vive le roi ! »

On « enjoint aux habitants de Cholet de livrer leurs armes aux commandants de l’armée chrétienne forte de trente mille hommes, promettant dans ce cas seulement d’épargner les personnes et les propriétés », signé Stofflet, commandant, Barbotin, aumônier.

Les insurgés, dans le brouillard épais de ces premiers jours de mars, forment des masses noires et compactes, qui ne rencontrent que la résistance de quelques centaines de gardes nationaux, vite massacrés ou mis en fuite.

Et les paysans insurgés tirent les bourgeois républicains hors de leurs domiciles et les massacrent.

On chante une Marseillaise retournée :

Aux armes, Poitevins, formez vos bataillons !

Marchons ! Le sang des Bleus rougira nos sillons.

C’est la guerre dans ces départements, la guerre aux frontières. Les journaux « patriotes » appellent aux armes :

« Debout ! Toujours debout républicains ! Toujours armés, c’est le seul moyen de vivre libres ! Soyez fermes, vos ennemis seront vaincus », lit-on dans Le Républicain.

Il faut brandir « le poignard vengeur qui purge la patrie des monstres qui méditent son esclavage ».

À la tribune de la Convention, Maximilien Robespierre, malgré les interruptions des députés girondins, propose de « changer le système actuel de notre gouvernement ».

Mais il est obligé de se taire sous l’avalanche de protestations, de cris, d’injures, de moqueries, et c’est le soir, au club des Jacobins, qu’il s’exprime :

« J’ai été réduit à l’impuissance d’élever ma voix dans la Convention à cause de la faiblesse de mon organe, avoue-t-il, je n’ai pu faire retentir mes derniers accents sur les dangers qui menacent les patriotes. »

Les Jacobins l’acclament : Qu’il parle ! Qu’il parle !

« Il faut, dit Maximilien, que l’exécution des lois soit confiée à une commission si sûre que l’on ne puisse plus vous cacher ni le nom des traîtres ni la trame de la trahison. »

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