J’avais vingt ans en 1789. Le Roi avait donné la parole à son peuple. J’étais du tiers état.
Je me souviens de ma joie, les premiers mois de cette année-là. J’écoutais les orateurs qui, accrochés aux grilles du Palais-Royal, nous promettaient la Liberté, l’Égalité, la Fraternité.
Ce fut le plus bel été de ma vie.
Le paysan avait comme le seigneur le droit de chasser. J’étais l’égal des plus grands. Le roi était devenu celui des Français. Et le 14 juillet 1790, le jour de la fête de la Fédération, j’ai prié lors de la messe célébrée au Champ-de-Mars par Talleyrand, et j’ai crié : « Vive le Roi ! » « Vive la Constitution ! »
J’ai dansé sur l’emplacement de la Bastille, démantelée pierre après pierre.
J’avais détourné les yeux pour ne pas voir les têtes brandies au bout des piques.
J’ai cru que j’allais pouvoir exercer le métier d’imprimeur dans le plus grand, le plus juste des royaumes, dont le peuple, ses représentants et le roi avaient proclamé l’abolition des privilèges et proclamé les droits de l’homme.
J’étais un citoyen.
Puis, comme un fleuve en crue qui est sorti de son lit et qui dévaste les champs qu’il avait d’abord irrigués, la Révolution a recouvert de sang ce qu’elle avait créé.
À quoi servirait de raconter ces journées qui sont connues de tous ?
Je dis ce que j’ai éprouvé : la colère, la peur, l’effroi, le dégoût, la faim, le désespoir, et quelquefois, quand j’étais sous les armes, face aux troupes de l’étranger, l’enthousiasme.
J’ai frissonné en criant « Vive la nation ! », en chantant La Marseillaise, et j’ai même souhaité « Mourir pour la patrie ». Comme dit la chanson : « C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie. »
Mais je n’ai pu détourner les yeux.
J’ai vu les corps éventrés en septembre 1792.
J’ai vu passer les charrettes des condamnés.
J’ai vu les têtes tranchées tenues à bout de bras par le bourreau.
J’ai été suspect.
J’ai craint d’être poussé sous le « rasoir national ». Le roi l’avait été.
J’ai vu les églises saccagées, les prêtres prendre femme. Et celles-ci se dénuder.
Les ci-devant aristocrates, marier leurs descendants aux « Jacobins nantis » aux « ventres dorés ».
Je n’ai plus su si le monde avait vraiment changé.
J’avais trente ans en 1799, le même âge que Bonaparte, devenu bien vite Empereur, et j’ai vu une nouvelle noblesse se pavaner aux Tuileries.
J’avais quarante-cinq ans en 1814, quand les fleurs de lys ont remplacé le drapeau tricolore, et que le frère de Louis XVI est devenu Louis XVIII, roi de France.
J’avais soixante et un an en 1830.
J’étais chenu.
J’ai vu de ma fenêtre des jeunes gens comme je l’avais été, courir, crier « Vive la République ! » et brandir ce drapeau bleu blanc rouge.
Je suis sorti de chez moi, mais je n’ai pas couru. Je l’avais fait en d’autres temps, et même sous la mitraille.
Mais les noms qu’on célébrait m’étaient familiers.
La Fayette, plus chenu que moi, faiseur de roi, sacrait Louis-Philippe d’Orléans, dont le père, le conventionnel Philippe Égalité, avait voté la mort de Louis XVI, et avait eu à son tour la tête tranchée en 1793.
Son fils régnait, sous les plis du drapeau tricolore.
J’ai eu, en janvier 1848, soixante-dix-neuf ans.
Je marche à petits pas, mais l’on me dit – mon fils et ma bru -que je reste droit et que j’ai l’œil vif.
Mais je n’ai pas suivi les cortèges, en février et en juin de cette année 1848. Journées d’émeutes et de proclamation de la République, la deuxième du nom. Et c’est elle qui massacrait les insurgés de juin.
Je me suis contenté durant ces mois d’écouter les fusillades, de lire les affiches qu’on nous donnait à imprimer. Le suffrage universel était établi.
Et le président de la République élu, en décembre, était Louis Napoléon Bonaparte, le neveu de l’Autre, Napoléon le Premier, celui de mes trente ans qui avait proclamé que la Révolution était finie !
Comme est brève la vie !
Comme est lent le changement du monde !
Juin 2008
Les extraits des lettres de Nicolas Ruault sont issus
de l’ouvrage Gazettes d’un Parisien sous la Révolution,
lettres à son frères, 1783-1796,
Perrin, 1976.