34.
Napoléon ne quittera que rarement la passerelle de L’Orient.
Il voit défiler les côtes de Corse. Au-delà du cap de Bonifacio se profilent sur l’horizon les cimes de la Sardaigne. Après l’on voguera vers la Sicile, puis Malte, la Crète, Alexandrie enfin.
Il rêve. Et Le Chant du départ accompagne ses songes.
Le refrain de ce chant révolutionnaire que toutes les armées de la République entonnent depuis 1794 est repris en chœur par les soldats massés sur le pont de chacun des navires.
La République nous appelle
Sachons vaincre ou sachons périr
Un Français doit vivre pour elle
Pour elle un Français doit mourir.
Un convoi parti de Civitavecchia rejoint la flotte. Et ce sont trois cents navires qui se présentent devant Malte.
Bombardement. Débarquement. Il suffit de quelques heures pour que le grand maître de l’Ordre de Malte ordonne à ses chevaliers de cesser le combat.
Bonaparte peut arpenter les rues pavées de La Valette, inviter les chevaliers qui sont français et ont moins de trente ans à prendre leur part de gloire en rejoignant l’expédition. Quant aux autres, ils ont trois jours pour quitter l’île, dont tous les habitants deviennent citoyens français et font partie de la République. L’homme ne doit rien au hasard de la naissance, seuls son mérite et ses talents le distinguent.
Et après ce discours « révolutionnaire », Bonaparte fait libérer les deux mille esclaves musulmans du bagne de Malte.
Mais il ordonne que tous les objets religieux, les innombrables reliques en métaux précieux soient enlevés des églises, fondus, transformés en lingots d’or et d’argent.
Il est un conquérant.
Et il va le dire à ses soldats, lorsque, après avoir quitté Malte, la flotte, secouée, malmenée par le gros temps, se trouve au large d’Alexandrie, et que malgré le vent déchaîné on s’apprête à débarquer, afin de marcher au plus vite en direction du Caire.
« Soldats, déclare Bonaparte, vous allez entreprendre une conquête dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont incalculables. Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans. Leur premier article de foi est celui-ci : “Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu et Mahomet est son prophète.” Ne les contredisez pas ! Agissez avec eux comme nous avons agi avec les Juifs, avec les Italiens, ayez des égards pour leurs muftis et leurs imams comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques…
« La première ville que nous rencontrerons a été bâtie par Alexandre. Nous trouverons à chaque pas des souvenirs dignes d’exciter l’émulation des Français. »
Les soldats, malgré la chaleur et la soif qui fait enfler leurs lèvres et leurs langues, l’acclament, entonnent La Marseillaise et, au pied des pyramides, écraseront la cavalerie des Mamelouks.
L’Égypte est donc conquise.
« Soldats, du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent. »
Mais ces victoires qui se succèdent au long des mois – Gaza, Jaffa, Saint-Jean-d’Acre, Nazareth, le Mont-Thabor – sont aussi un piège.
La flotte de Nelson a détruit la flotte française à Aboukir dès le 14 thermidor (1er août 1798).
À quoi sert dès lors de s’enfoncer en Palestine, d’écraser les Turcs, si l’on est enfermé dans les territoires que l’on conquiert ?
Pourquoi massacrer les prisonniers, voir mourir les meilleurs des soldats, ceux qui avaient vaincu à Lodi, à Arcole, à Rivoli, et que la peste empoisonne à Jaffa, si le blocus anglais étrangle les Français ?
Qu’apprendra-t-on à Paris de ces cruautés, de ces souffrances, de ces victoires, de ces actes d’héroïsme ?
Saura-t-on que Bonaparte n’a pas hésité à toucher, à embrasser à Jaffa les soldats pestiférés ?
Bonaparte voudrait qu’à Paris on célèbre son courage et sa gloire. N’a-t-il pas mis ses pas dans ceux de César et de Pompée, d’Alexandre et même du Christ ?
Il doit, s’il veut s’approcher encore plus près du pouvoir, conforter et enrichir sa légende.
Mais il faut que pour cela le récit de ses exploits parvienne aux journaux parisiens. Et dès lors des navires – et il en reste peu – doivent quitter la côte égyptienne, forcer le blocus. Mais comment savoir s’ils ont atteint la France ?
Et aucun navire n’arrive des ports français, comme si on avait oublié que le plus glorieux des généraux français est en Égypte, à la tête de trente mille hommes.
Bonaparte écrit à son frère Lucien, qui a été élu au Conseil des Cinq-Cents.
Il l’interroge. Quelle est la situation du Directoire ? Est-ce le moment de rentrer en France ? S’exclame-t-on « Ah ! si Bonaparte était là ! » ? Et que devient Joséphine, femme séductrice, volage, corps offert, femme de plaisir ?
Bonaparte est amer.
Il écrit :
« Je suis ennuyé de la nature humaine. Les grandeurs m’ennuient. Le sentiment est desséché. La gloire est fade. À vingt-neuf ans j’ai tout épuisé. Il ne me reste plus qu’à devenir franchement égoïste. »
Mais qui se soucie à Paris des états d’âme du général Bonaparte ? La lutte politique fait rage entre les Jacobins rescapés du coup d’État du 22 floréal, et les Directeurs, et dans cette partie, Bonaparte n’est qu’un absent. Il ne pèsera que s’il rentre dans le jeu en regagnant la France. Et comment le pourrait-il ?
Un Bonaparte inquiète Barras et Reubell, mais il se prénomme Lucien ! Et il ne sera vraiment dangereux que si son frère lui apporte l’inestimable appui de sa gloire.
Et on ne revient pas d’Orient aussi aisément que d’Italie !
Alors on oublie Napoléon Bonaparte, même si l’on s’irrite de la campagne que mène en sa faveur Lucien, qui ne cesse de répéter, chaque fois qu’il prend la parole : « Ah ! si le général pacificateur était là ! Il crèverait ces “ventres dorés et pourris”. »
Car c’est toujours la corruption et l’enrichissement des Directeurs, et de tous ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir, qui révoltent les citoyens.
Une commission chargée d’enquêter sur la « démoralisation du peuple » dresse un constat effrayant :
« Il n’existe aucune partie de l’administration où l’immoralité et la corruption n’aient pénétré, peut-on lire dans le rapport qu’elle soumet aux Conseils. Une plus longue indulgence nous rendrait complices de ces hommes que la voix publique accuse. Ils seront frappés du haut de leurs chars somptueux et précipités dans le néant du mépris public, ces hommes dont la fortune colossale atteste les moyens infâmes qu’ils ont employés à l’acquérir. »
On vise Barras et Reubell.
Et la colère est d’autant plus forte que la misère serre encore un peu plus la gorge des pauvres.
Dans les faubourgs on est affamé. Et on sait que les directeurs banquettent ! Qu’ils ont chaud dans les restaurants du
Palais-Royal ou dans les hôtels particuliers où ils se retrouvent alors qu’on gèle dans les taudis.
« Le froid est si rigoureux que les aigles des Alpes paraissent avoir trouvé à Paris la même température que dans les hautes montagnes. On en a tué un près de Chaillot. »
Barras est inquiet.
La police rapporte que le chômage s’étend parce que les bateaux ne peuvent plus naviguer sur la Seine prise par les glaces. Les matériaux manquent. Les artisans ferment leurs ateliers. Et les ouvriers tiennent des « propos atroces » sur le gouvernement.
Et ces souffrances, cette misère, ne sont pas compensées par les victoires des armées de la République.
Bonaparte avait imposé la paix aux rois et fait surgir des Républiques sœurs.
Toute cette construction s’écroule.
Les paysans belges, italiens se révoltent contre les Français. L’Autriche, l’Angleterre, la Russie, le royaume de Naples, la Turquie, forment une coalition dont les troupes chassent les Français de Naples et de Rome. Et les Russes de Souvorov entrent à Milan.
Comment les patriotes pourraient-ils accepter ces revers ? La perte d’influence et de prestige de la Grande Nation, l’assassinat des plénipotentiaires français qui négociaient avec les Autrichiens à Rastadt ?
On accuse le Directoire et, aux élections du 18 avril 1799 (29 germinal an VII) pour le renouvellement du tiers des députés du corps législatif, on élit une majorité de Jacobins et d’opposants aux Directeurs.
Le Conseil des Cinq-Cents demande aussitôt au Directoire des explications sur les désastres subis par les troupes françaises.
Et le Directoire ne répond pas.
Le Conseil décide alors de siéger en permanence, d’imposer la démission de Merlin de Douai, de François de Neufchâteau.
Quant à Reubell, il a déjà été éliminé du Directoire par tirage au sort.
Sieyès a été élu. Barras, qui s’est rallié à la position des Cinq-Cents, conserve son fauteuil.
La légalité a été respectée, mais derrière les apparences c’est un nouveau coup d’État qui s’est produit ce 30 prairial an VII (18 juin 1799).
Le régime est toujours aux abois.
Barras, le plus corrompu des Directeurs, a conservé sa place. La misère n’a pas reculé.
Les troupes de la coalition sont prêtes à envahir la nation.
Dans l’Ouest, les chouans reprennent les armes, s’emparent de petites villes.
La peur d’une débâcle est si grande que les Directeurs se sont résignés à donner l’ordre à Bonaparte de rentrer en France.
Mais le message des Directeurs ne parviendra jamais en Égypte.