9.

« Le sang des hommes », en ces premiers jours de décembre 1793, malgré le vœu de Danton, il ruisselle sur le sol de la France.


En Vendée, les paysans de la grande armée catholique et royale échouent devant Angers, mais continuent de se battre, en entonnant sur l’air de La Marseillaise :

Allons les armées catholiques

Le jour de gloire est arrivé

Contre nous de la République

L’étendard sanglant est levé.

Le paysan vendéen ne craint pas de mourir. Il répond au soldat bleu qui crie « Rends-moi tes armes » : « Rends-moi mon Dieu. »

Il récite avec ses prêtres :

Cette mort dont on nous menace

Sera le terme de nos maux

Quand nous verrons Dieu face à face

Sa main bénira nos travaux.

Un représentant en mission constate :

« C’est de leur part un vrai fanatisme, tel qu’au IVe siècle. On en exécute tous les jours et tous les jours ils meurent en chantant des cantiques et en faisant leur profession de foi. L’instrument de supplice n’a que l’effet de jeter une sorte d’odieux sur le pouvoir qui l’emploie. »


Pourchassés par les Bleus recrus de fatigue, les Vendéens se réfugient dans la ville du Mans. Ils sont quarante mille, bientôt surpris ce 12 décembre par les armées républicaines commandées par Westermann, Marceau, Kléber. Ils résistent durant quatorze heures sous une pluie glaciale. On s’égorge. On s’éventre. On se fusille à bout portant dans les ruelles ensanglantées.

« On ne voit partout que des cadavres, des fusils, des caissons renversés ou démontés, écrit un officier bleu. Parmi les cadavres, beaucoup de femmes nues que les soldats ont dépouillées et qu’ils ont tuées après les avoir violées. »


Les survivants se dirigent vers Laval, harcelés, massacrés au cours de cet « hallali courant ».

Ce qui survit encore, après une dizaine de jours de fuite et de combats, est massacré à Savenay, près de Saint-Nazaire, fait prisonnier et fusillé. Les chefs, Stofflet, Charette, La Rochejaquelein sont passés sur la rive gauche de la Loire.

Et les commissions militaires « bleues » parcourent le pays.

On fusille en huit « chaînes » mille huit cent quatre-vingt-seize prisonniers, près d’Angers. Des centaines d’autres sont exécutés. Ainsi dans la prairie Saint-Gemmes, aux Pont-de-Cé.

La répression est d’autant plus cruelle qu’une guerre d’embuscades va se poursuivre. Et que les « Vendéens » sont eux aussi impitoyables.

Le Bleu Joseph Bara, âgé de quatorze ans, est égorgé après avoir été fait prisonnier et avoir refusé de crier « Vive le roi ! ».

Il devient un martyr de la liberté même si les circonstances de sa mort sont transfigurées par la légende.

Mais à Nantes, sous l’autorité du représentant en mission Carrier, un comité révolutionnaire d’une cinquantaine d’hommes, la compagnie Marat, terrorise la ville.

Les « noyades » se multiplient. On coule les pontons sur lesquels on entasse prêtres réfractaires, prisonniers qu’on appelle « brigands ». Et on dénombre au moins cinq mille victimes.

Et la rumeur se répand de supplices atroces, de femmes fondues vives pour en tirer une graisse médicinale, de peau des victimes tannée comme du cuir, de mariages républicains, consistant à noyer un couple, attachés nus l’un à l’autre et jetés dans la Loire.

On extermine dans cette guerre impitoyable.

Et le général Marceau lui-même qui a sauvé une jeune femme, Angélique des Melliers, et lui a fourni une attestation censée la protéger, ne peut empêcher qu’elle soit guillotinée.

Et la guerre n’est pas terminée.

Carrier rappelé à Paris, la Terreur est appliquée par le général Turreau de Linières, qui remplace Marceau. Il crée douze « colonnes infernales » qui font de cette Vendée « un monceau de cendres arrosé de sang ».

Aux Lucs-sur-Boulogne, les Bleus du général Cordellier massacrent au moins cinq cents personnes dont plus de cent enfants.

Peut-être cent vingt mille morts sont-ils tombés dans cette guerre atroce, dont à Paris on ne soupçonne pas la cruauté. D’ailleurs on veut vaincre à tout prix même en décimant le peuple.


Danton et Camille Desmoulins, sans connaître les détails de cet « égorgement » d’une population, d’une province, ont l’intuition qu’il faut en finir avec la Terreur.

À la tribune de la Convention, Danton déclare :

« Il est un terme à tout. Je demande qu’on pose la barrière… Le peuple veut et il a raison que la Terreur soit à l’ordre du jour mais il ne veut pas que celui qui n’a pas reçu de la nature une grande force d’énergie, non, le peuple ne veut pas qu’il tremble… Nous n’avons pas voulu anéantir le règne de la superstition pour établir le règne de l’athéisme. »

Mais Danton mesure aussitôt la réprobation, la haine que ces propos, cette « indulgence » qu’il suggère prudemment encore, suscitent.


Au club des Jacobins, le 13 frimaire (3 décembre), ceux qui vénèrent Marat, invoquent les vertus et les actions de l’Ami du peuple, les partisans d’Hébert, et ceux, plus dissimulés, des

Enragés, l’attaquent avec violence. Ils se sentent stigmatisés par Danton, qui vient d’ajouter :

« Tout homme qui se fait ultra-révolutionnaire donnera des résultats aussi dangereux que pourrait le faire le contre-révolutionnaire décidé. »

Et entre les deux groupes il y a les « bons révolutionnaires », dont Danton se réclame.


Danton imagine ainsi satisfaire Robespierre, sans se rendre compte que pour l’incorruptible, il y a, outre les ultra-révolutionnaires, et les contre-révolutionnaires, les « contre-révolutionnaires » ou Modérés et Indulgents, dans lesquels Maximilien classe Danton et Desmoulins, alors que lui-même et les membres des Comités sont les « purs » révolutionnaires. Et bientôt ces « purs » devront « épurer » tous les autres, les Indulgents confondus avec les ultras !


Mais pour l’heure, Danton répond avec vigueur à ceux des hébertistes qui l’attaquent, écrasant de sa forte voix les murmures et les huées :

« Ai-je donc perdu ces traits qui caractérisent la figure d’un homme libre ? crie-t-il. Ne suis-je plus ce même homme qui s’est trouvé à vos côtés dans les moments de crise ? »

On tente de l’interrompre.

On l’accuse de corruption, d’amitié avec ces conventionnels compromis dans les « affaires », où ils côtoient des « aristocrates » suspects, comme le baron de Batz.

Celui-ci, le jour de l’exécution de Louis XVI, a tenté de soulever la foule tout au long du trajet du condamné vers la place de la Révolution.

Il y a aussi dans l’entourage de Danton ces étrangers de plus en plus suspects, Anacharsis Cloots ou le Belge Proly.

Et que dire de Fabre d’Églantine, si proche de Danton, et qui serait un « tripoteur » mêlé lui aussi à ces trafics ? À ce que Fabre, imprudemment, a appelé une « conspiration de l’étranger ».

On a l’impression que Danton est englué dans ce marécage et que lorsqu’il réclame l’indulgence, qu’il demande qu’on « économise le sang », qu’on « pose la barrière », c’est pour lui et ses amis qu’il souhaite la clémence.

Alors il élève encore la voix :

« Vous serez étonné quand je vous ferai connaître ma vie privée. »

Il n’a pas de fortune colossale, clame-t-il.

« Je défie les malveillants de fournir contre moi la preuve d’aucun crime ! Tous leurs efforts ne pourront m’ébranler ! Je veux rester debout avec le peuple ! Vous me jugerez en sa présence !

« Je ne déchirerai pas plus la page de mon histoire que vous ne déchirerez les pages de la vôtre, qui doivent immortaliser les fastes de la liberté ! »

Il s’époumone mais il sent qu’il ne convainc pas. Les hébertistes continuent de le huer et de ricaner.

Les citoyens entassés dans les tribunes ne l’applaudissent pas. Danton s’irrite, parle si vite que les secrétaires qui prennent en note son discours ne peuvent le suivre.

Et tout à coup, Robespierre se lève.

Maximilien, la chevelure poudrée soigneusement peignée, tirée en arrière, porte une veste brune à revers blancs rayés de rouge, le cou serré par le nœud bouffant d’une cravate de dentelle blanche.

Maximilien Robespierre commence à parler d’une voix détachée, où pointent l’ironie, la condescendance, et même le fiel :

« Je me trompe peut-être sur Danton, mais vu dans sa famille, il ne mérite que des éloges… »

Puis il dresse la liste des erreurs de Danton à propos de Dumouriez, de Brissot, des « affaires ».

L’acte d’accusation est ainsi tapi derrière l’apparente solidarité.

Car tout cela, ajoute Maximilien, ne fait pas de Danton un traître. Il a servi avec zèle la patrie.

Puis l’incorruptible se tourne vers Danton :

« Danton, ne sais-tu pas que plus un homme a de courage et de patriotisme, plus les ennemis de la chose publique s’attachent à sa perte ? Danton veut qu’on le juge ? Il a raison ! Qu’on me juge aussi. Qu’ils se présentent, ces hommes qui sont plus patriotes que nous ! Que ceux qui ont quelque reproche à lui faire demandent la parole ! »

Personne ne bouge.

« Je demande à ces bons patriotes de ne plus souffrir qu’on dénigre Danton », conclut Robespierre.


Et le sang des hommes continue à couler.

Dans les rues et sur les places de Commune-Affranchie – la ci-devant Lyon –, de Bec-d’Ambès, la ci-devant Bordeaux.

Et l’« indulgence » prônée par Danton ne rencontre aucun écho chez Saint-Just, Couthon, Collot d’Herbois, et autres membres du Comité de salut public, ou du Comité de sûreté générale chargé de la police générale de l’intérieur.

Le gouvernement révolutionnaire, dit Saint-Just, « n’est autre chose que la justice favorable au peuple et terrible à ses ennemis !

« Celui qui s’est montré l’ennemi de son pays ne peut y être propriétaire. Celui-là seul a des droits dans notre patrie qui a coopéré à l’affranchir. »

Selon Couthon, « l’indulgence serait atroce et la clémence parricide ». Il faut une « police sévère, ajoute Saint-Just. Ce qui constitue la République c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé. »

Et Robespierre se place uniquement du point de vue de l’utilité lorsqu’il dit :

« La punition de cent coupables obscurs et subalternes est moins utile à la liberté que le supplice d’un chef de conspiration. »


On pousse vers le couperet la comtesse du Barry, la dernière maîtresse de Louis XV.

Elle a servi d’agent de liaison, de 1791 au printemps 1793, entre les royalistes et les Anglais.

Elle vit depuis retirée dans son château de Louveciennes. On l’arrête, mais devant la protestation de tous les habitants du bourg, on la relâche.

Appréhendée de nouveau début décembre, elle est exécutée le 8 décembre 1793.

Chaque citoyen sait qu’il peut devenir suspect, et qu’il est placé sous la surveillance des agents du Comité de sûreté dont les membres, tels Amar – un avocat devenu député à la Convention et montagnard – ou Vadier – lui aussi conventionnel et montagnard –, sont déterminés, impitoyables, prêts à faire arrêter un conventionnel accusé par une simple lettre anonyme.

Ils sont à l’affût. Ils interceptent les correspondances.

Le libraire Ruault ne communique plus avec son frère qu’en confiant ses lettres à des voyageurs.

« Je ne vous écrirai plus désormais que par des occasions aussi sûres que celles-ci, explique-t-il. Je renonce à la poste. J’apprends qu’il est dangereux d’y confier certaines lettres, qu’il y a des décacheteurs aux ordres du Comité de sûreté générale : ou bien il faudrait conformer son langage à la fureur dominante et se donner le mot d’entente, prendre le blâme pour la louange et la louange pour le blâme… »


Ce climat de soupçon et de terreur conduit certains aux comportements les plus lâches, aux trahisons.

Osselin, un député montagnard proche de Danton, est devenu l’amant d’une émigrée rentrée en France, la jeune marquise de Charry. Elle est arrêtée mais il réussit à la faire libérer, à la cacher d’abord chez Danton puis chez son frère, curé défroqué et marié.

Mais quand la Terreur est mise à l’ordre du jour, que la loi des suspects étend sa toile sur toute la nation, Osselin prend peur, dénonce sa maîtresse cependant que son frère la livre et le dénonce.

Osselin, le 5 décembre 1793, est condamné à la déportation.

Sa maîtresse afin d’éviter l’échafaud prétend qu’elle est enceinte. Après quelques semaines, son mensonge est découvert.

Elle est guillotinée le 31 mars 1794.


On vit ainsi dans la tension, l’exaltation, l’angoisse, la peur, l’esprit de sacrifice aussi.

Des femmes disent devant le couperet : « Je veux mourir romaine » ou « Je suis chrétienne ».

Persuadés d’agir pour le salut de la nation, les soldats de l’« armée révolutionnaire » tuent sans remords. Un détachement commandé par le général Ronsin se rend à Lyon où Collot d’Herbois et Fouché sévissent.

On mitraille. On fusille place des Brotteaux. On détruit le château de Pierre-Scisse et les maisons des riches.

« Je n’ai point de pitié pour les conspirateurs, dit Collot d’Herbois le 21 décembre aux Jacobins. Nous en avons fait foudroyer deux cents d’un coup et on nous en fait un crime. Ne sait-on pas que c’est encore une marque de sensibilité ? Lorsqu’on guillotine vingt coupables le dernier exécuté meurt vingt fois, tandis que les deux cents conspirateurs périssent ensemble. »

Dans Commune-Affranchie, ci-devant Lyon, on dénombre mille six cent soixante-sept exécutions, trois cent quatre-vingt-douze à Arras, cent quarante-neuf à Cambrai, d’ordre de Joseph Le Bon, député à la Convention, ancien curé, marié. Et âgé de vingt-huit ans.

Dans les départements voisins de l’Oise et de l’Aisne, le conventionnel en mission André Dumont emprisonne par centaines les suspects, mais se contente d’organiser des fêtes révolutionnaires, obligeant les dames, les bourgeoises, les couturières, à danser, à former la « chaîne de l’égalité ».

Mais ces mascarades ne sont pas mortelles, même si la mort hante chaque citoyen. Chacun sait qu’elle peut à tout moment frapper.


Et quand le couperet du soupçon a commencé à tomber, rien ne peut l’arrêter.

Aucune fonction, aucune action passée, fût-elle héroïque, fût-elle à l’origine de cette Révolution au nom de laquelle on tue, ne peut protéger.

Quand le roi, ci-devant de droit divin, quand la reine, quand Barnave qui en 1788 se dressait pour la liberté, quand Barbaroux, qui s’élançait avec les fédérés marseillais à l’assaut des Tuileries le 10 août 1792, quand Brissot, ont placé leur « tête à la fenêtre » et qu’elle a roulé dans le sac, qui peut prétendre qu’il est sûr de ne pas basculer sur la planche, comme eux ?

Robespierre lui même s’écrie :

« À moi aussi on a voulu inspirer des terreurs, mais que m’importent les dangers ? Ma vie est à la patrie, mon cœur est exempt de crainte et si je mourais ce serait sans reproche et sans ignominie. »


Cette politique terroriste, ce gouvernement qui se veut révolutionnaire jusqu’à la paix, semblent porter leurs fruits.

La grande armée catholique et royale n’est plus en Vendée qu’un souvenir ensanglanté qui a laissé la place aux actions efficaces mais dispersées des chouans.

Elles ne mettent plus la République en péril.

Et le but du gouvernement révolutionnaire est précisément de fonder la République en sachant, comme dit Couthon, qu’une « révolution comme la nôtre n’est qu’une succession rapide de conspirations, parce qu’elle est la guerre de la tyrannie contre la liberté ».

Et pas un seul citoyen ne doit dans cette guerre échapper à la surveillance, à la discipline.

Les représentants en mission vont avec des pouvoirs décuplés dans les départements et aux armées.

« Généraux, martèlent-ils, le temps de la désobéissance est passé. »

Et les officiers, quel que soit leur grade, leur sont soumis. Les représentants décident des promotions.

Ils font confiance aux jeunes officiers.

Hoche libère l’Alsace, entre à Wissembourg, cependant que Desaix chasse les Autrichiens de Lauterbourg. Et les troupes de Hoche se lancent à l’assaut au cri de « Landau ou la mort ».


À l’armée d’Italie qui assiège Toulon toujours aux mains des royalistes, des Anglais et des Espagnols, les représentants en mission Saliceti, Gasparin, Barras, Fréron et le propre frère de Robespierre, Augustin, ont imposé le remplacement du général Carteaux, fier seulement d’avoir le 10 août 1792 entraîné ses camarades gendarmes à rejoindre le peuple dans l’assaut des Tuileries.

Aujourd’hui, cela ne suffit plus.

Ils nomment le général Dugommier puis, à la tête de l’artillerie, ce jeune capitaine Napoléon Bonaparte qui est d’esprit jacobin, mais qui surtout se dit capable de conquérir le fort de l’Éguillette qui commande les deux rades de Toulon.

Ils observent ce Corse maigre au teint bistre, ardent, qui répète que c’est « l’artillerie qui prend les places et que l’infanterie y prête son aide ». Et qui fait élever des batteries qu’il nomme Convention, Sans-culotte. Et les forts tenus par les Anglais tombent.

Bonaparte prend part avec les fantassins aux assauts, en criant « Victoire à la baïonnette ! ». Puis, la ville tombée, il laisse les représentants Barras et Fréron organiser le pillage, les destructions, les exécutions par centaines. Cependant que les forçats qui ont brisé leurs chaînes se répandent dans la ville, la ci-devant Toulon, devenue Port-la-Montagne.

Le 22 décembre 1793, le représentant en mission Saliceti annonce à Napoléon Bonaparte qu’il est élevé au grade de général de brigade, « à cause du zèle et de l’intelligence dont il a donné les preuves en contribuant à la reddition de la ville rebelle ».


N’est-ce pas le moment, puisque la République a réussi à repousser les ennemis, à les vaincre, qu’elle a reconquis les villes rebelles, les ci-devant Bordeaux, Lyon, Marseille, Toulon, devenues Bec-d’Ambès, Commune-Affranchie, Ville-sans-Nom, Port-la-Montagne, et toutes livrées aux « épurateurs », de pratiquer la politique de l’indulgence, de la clémence ?

C’est ce qu’écrit Camille Desmoulins dans le nouveau journal qu’il lance et qu’il intitule Le Vieux Cordelier.

N’est-il pas, lui, l’un des plus anciens patriotes ? N’a-t-il pas tant de fois pris la parole, agrippé aux grilles des jardins du Palais-Royal, appelé à l’insurrection dès 1789 ?

N’est-il pas temps, répète-t-il au cours de ce mois de décembre 1793, de mettre en œuvre la Liberté, au lieu d’en renvoyer l’usage à plus tard, et de continuer à suspecter, à réprimer, à tuer ?

Il ose écrire :

« Ouvrez les prisons à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects, car dans la Déclaration des droits il n’y a point de maisons de suspicion, il n’y a que des maisons d’arrêt. Le soupçon n’a point de prison mais l’accusateur public… Vous voulez exterminer tous vos ennemis par la guillotine ! Mais y eut-il jamais plus grande folie ? »


Il faut du courage, de la témérité même, pour affronter la meute des hébertistes, enragés car la Convention a décrété d’arrestation deux d’entre eux, le général Ronsin et Vincent, du ministère de la Guerre. Et depuis, les « ultra-révolutionnaires » réclament leur libération, s’en prennent à ce Desmoulins qui n’est que la plume de Danton.

« Ce n’est qu’un bourriquet à longues oreilles, il paraît, foutu ! qu’il veut gagner son avoine… C’est un misérable intrigateur, un fripon, un faux patriote… Il y a gros que Milord Pitt est encore derrière la toile. Patience, avec le temps tous les brouillards de la Tamise se dissiperont et nous verrons à nu tous les personnages, foutre ! »

Mais Desmoulins s’obstine.

« Que les imbéciles et les fripons m’appellent modéré s’ils le veulent. Je ne rougis point de n’être pas plus enragé que Brutus qui conseillait à Cicéron d’en finir avec les guerres civiles… »

Desmoulins propose de créer un Comité de clémence.

Il en appelle à Robespierre, dont le choix, entre ultra-révolutionnaires et Indulgents, va être décisif.

Desmoulins supplie, espère. Des hébertistes n’ont-ils pas été arrêtés ?

« Ô mon cher Robespierre, ô mon vieux camarade de collège, écrit-il dans Le Vieux Cordelier, souviens-toi de ces leçons de l’histoire et de la philosophie : que l’amour est plus fort, plus durable que la crainte…

« Et pourquoi la clémence serait-elle devenue un crime dans la République ? »


Maximilien Robespierre observe, juge avec la condescendance d’un maître impartial, qu’on sent prêt à tout instant à réviser son jugement.

« Il faut considérer avec Camille Desmoulins ses vertus et ses faiblesses. Quelquefois faible et confiant, souvent courageux et toujours républicain… J’engage Camille Desmoulins à poursuivre sa carrière mais à n’être plus aussi versatile… »

Et Robespierre lit les rapports des observateurs de police du Comité de sûreté générale qui indiquent que, parmi les sans-culottes parisiens « l’on n’est pas du tout content de Robespierre, sur la faveur qu’il accorde à Camille Desmoulins. On demande où est son impartialité dont il a toujours fait profession… »

Maximilien est inquiet. Il ne veut pas que le pouvoir qu’il exerce au sein du Comité de salut public, que la magistrature morale qui est la sienne, sa « vertu », soient mis en cause.

Et il doit tenir compte de l’influence de ces « ultras ».


Le 21 décembre, 1er nivôse, Collot d’Herbois rentre de Lyon où avec Fouché il a organisé la Terreur.

Collot offre à la Commune de Paris la tête de Chalier, le maire jacobin décapité par les Girondins et les royalistes au temps où la ville était la ci-devant Lyon, et non encore Commune-Affranchie. On porte comme une relique la tête de Chalier jusqu’à la Convention.

Comme Marat, comme Joseph Bara, comme Viala, comme Le Peletier de Saint-Fargeau, Chalier est un martyr de la Liberté.

Imagine-t-on, interroge Collot d’Herbois, le désespoir des patriotes lyonnais, de purs sans-culottes, quand on leur annonce la création d’un Comité de clémence, puis l’arrestation du général Ronsin, de Vincent ?

L’un de ces patriotes a choisi de mettre fin à ses jours !

« On veut modérer le mouvement révolutionnaire, s’écrie Collot d’Herbois. Eh, dirige-t-on une tempête ? Eh bien ! La Révolution en est une. On ne peut, on ne doit point en arrêter les élans. »


Robespierre doit réagir. Il monte à la tribune des Jacobins le 25 décembre 1793 (5 nivôse an II).

« Le gouvernement révolutionnaire, dit-il, doit voguer entre deux écueils, la faiblesse et la témérité, le modérantisme et l’excès ; le modérantisme qui est à la modération ce que l’impuissance est à la chasteté et l’excès qui ressemble à l’énergie comme l’hydropisie à la santé. »

Et il frappe, sur l’un et l’autre « écueils » : « les bonnets rouges sont plus voisins des talons rouges qu’on ne pourrait le penser ».

Il dénonce ces « barons démocrates frères des marquis de Coblence ».

« Le fanatique couvert de scapulaires et le fanatique qui prêche l’athéisme ont beaucoup de rapports. »

Voilà pour les ultra-révolutionnaires.

Et voici pour les Indulgents, ces « citra-révolutionnaires ».

« S’il fallait choisir entre un excès de ferveur patriotique ou le marasme du modérantisme, il n’y aurait pas à balancer… Gardons-nous de tuer le patriotisme en voulant le guérir. »

Et la menace vient :

« Le gouvernement révolutionnaire doit aux bons citoyens la protection nationale ; il ne doit aux ennemis du peuple que la mort. »

Les ultras, ou les Indulgents ?

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