5.

Les députés girondins en fuite, en ces premiers jours de juillet 1793, une jeune femme de vingt-cinq ans, Charlotte Corday, ne peut les ignorer.

Elle habite Caen depuis le printemps 1791. Elle est issue d’une famille de petite noblesse, et elle est l’arrière-petite-fille de Corneille. Elle s’est passionnée, peut-être à cause de cette ascendance, pour l’histoire de la Grèce et de Rome. Elle a aussi lu Jean-Jacques Rousseau et l’abbé Raynal. Elle a été séduite par leurs théories républicaines :

« J’étais républicaine bien avant la Révolution », confie-t-elle à ces députés girondins décrétés d’arrestation et qui se sont réfugiés à Caen.

Barbaroux, le Marseillais, Louvet, écrivain, auteur célèbre du roman des Amours du chevalier de Faublas, élu à la Convention par le département du Loiret, Pétion, l’ancien maire de Paris, sont de jeunes hommes éloquents, qui ont été des acteurs de premier plan des journées révolutionnaires.

Barbaroux a conduit les fédérés marseillais à l’assaut des Tuileries le 10 août 1792 ! Pétion a côtoyé les membres de la famille royale dans la berline qui les ramenait à Paris après leur tentative de fuite, et ses fonctions de maire en ont fait un personnage capital dans le déroulement des événements.

Charlotte Corday les écoute.

Ses deux frères ont émigré, et font partie de l’armée de Condé. Mais elle ne s’est dressée contre la Révolution qu’après les mesures prises contre les prêtres réfractaires.

Elle a été horrifiée par les massacres de Septembre, dont à ses yeux Marat a été l’un des instigateurs.

Cet homme est un monstre, juge-t-elle. Il ne respecte ni la vie, ni les lois. Il n’aspire à être qu’un despote sanguinaire. Et les 31 mai et 2 juin 1793, il a trahi la Constitution, bafoué la justice et piétiné l’espoir révolutionnaire, en faisant décréter l’arrestation des députés girondins.


Charlotte Corday les côtoie. Elle les admire pour leur courage, leur héroïsme.

Le 7 juillet, à Caen, Cours la Reine, elle est sur l’estrade devant laquelle défilent les volontaires qui constituent l’armée fédéraliste qui marchera sur Paris. Elle s’enthousiasme.

Elle n’aime pas le sourire ironique de Pétion, et de Barbaroux, quand elle déclare qu’elle veut combattre afin d’empêcher les monstres de massacrer des citoyens innocents.

Elle murmure qu’elle peut tuer un homme pour en sauver cent mille.

Cet homme, dont elle ne prononce pas le nom, car elle veut que son projet reste secret, c’est Marat le sanguinaire.

Le 9 juillet, elle se rend à Paris.

« Je comptais en partant de Caen, sacrifier Marat sur la cime de la montagne de la Convention nationale », dit-elle dans la lettre qu’elle adressera à Barbaroux.

Mais elle ne se confiera qu’une fois l’acte accompli.


À Paris, elle se présente au député Lauze du Perret, avec une lettre d’introduction de Barbaroux.

Le député lui apprend que Marat, malade, ne sort plus de chez lui. Et c’est tout le plan qu’elle avait conçu à Caen, d’un assassinat dans l’enceinte de la Convention, qui s’effondre.

Elle s’était préparée, après avoir « immolé » Marat, à « devenir à l’instant la victime de la fureur du peuple. » Que va-t-elle faire ? Elle est désemparée.

Le samedi 13 juillet, elle quitte tôt, entre six heures et six heures et demie, la petite pension où elle est descendue, et se dirige vers le Palais-Royal.

L’air est déjà brûlant.

En cette deuxième semaine de juillet, la chaleur est accablante. Dès le matin, la température dépasse trente degrés. On étouffe. Les établissements de bains sont pris d’assaut. On boit tant, qu’il arrive que la bière manque. Plusieurs théâtres même ont décidé de faire relâche à cause de la chaleur.

Et Charlotte Corday, qui d’un pas lent a parcouru dix fois les jardins du Palais-Royal, a le corps couvert de sueur.

Mais après cette longue marche de plus d’une heure et demie, elle n’hésite plus.

Dans l’une des petites rues voisines du Palais-Royal, elle achète un couteau.

Puis elle prend un fiacre et se fait conduire au 30 de la rue des Cordeliers où demeure Marat.

Ce même samedi 13 juillet, des nouvelles contradictoires parviennent à Paris.

Au Comité de salut public, on s’est d’abord félicité de la défaite de l’armée fédéraliste formée à Caen. Les volontaires commandés par le général de Wimpffen se sont dispersés après avoir été battus.

De même à Nantes, les Vendéens ont été repoussés et leur chef Cathelineau a été mortellement blessé. Charette et d’Elbée ont pris le commandement de l’armée catholique et royale.

À Valence, à Toulouse, à Montauban, les sociétés populaires, les sans-culottes, se sont réunis et ont proclamé leur adhésion à la Convention, refusant de se joindre aux girondins fédéralistes de Bordeaux, de Nîmes, de Marseille. Les départements du sud de la France ne formeront donc pas un bloc opposé à Paris et à la Convention.


Mais le Comité de salut public ne peut se réjouir longtemps.

Les critiques des Enragés et de Marat l’accablent.

Elles visent Danton, ce « turbot farci », dit Verdier, un Montagnard qui fustige les « endormeurs » du « Comité de perte publique », comme Marat qualifie le Comité de salut public.

Et « l’Ami du peuple » s’en prend à Danton qui « réunit les talents et l’énergie d’un chef de parti, mais dont les inclinations naturelles l’emportent si loin de toute domination qu’il préfère une chaise percée à un trône »…

Et Danton est exclu du Comité de salut public à l’occasion du renouvellement de ses membres.

Ils sont douze.

Parmi eux, il y aura Robespierre, Carnot, Jean Bon Saint-André, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Barère, et naturellement Couthon et Saint-Just.

Ils apprennent que Valenciennes ne peut plus résister longtemps aux troupes anglo-autrichiennes du duc d’York, et que la garnison de Mayence, assiégée, négocie sa reddition. Elle serait autorisée à capituler avec les honneurs de la guerre, en s’engageant à ne plus combattre hors du territoire français. Et les membres du Comité de salut public acceptent ces conditions, décident qu’elle sera envoyée dans l’Ouest contre les Vendéens.


Plus grave encore est la situation à Toulon.

La ville est « un nid de royalistes », de Girondins, de modérantistes, d’aristocrates. Et ils viennent de s’emparer du pouvoir, de chasser les Jacobins, d’emprisonner les patriotes.

Ils ont ouvert le port et la rade aux flottes anglaise et espagnole qui croisaient au large.

Les agents du Comité de salut public assurent que le comte de Provence veut gagner Toulon et faire de cette ville placée sous la protection des navires de la coalition la première parcelle du royaume de Louis XVII conquise.

Dans un rapport, Couthon annonce d’ailleurs qu’un complot dont le général Dillon – qui fut proche de La Fayette, combattit à Valmy et dans les Ardennes, et fut longtemps protégé par son ami Camille Desmoulins – serait l’âme vise à faire évader de la prison du Temple le « fils de Louis Capet », ce Louis XVII qui est l’espoir des aristocrates.

La décision est prise, le samedi 13 juillet, de « mettre en sûreté le fils de feu Louis Capet ».

Les gardes municipaux entrent dans la chambre où Marie-Antoinette et la sœur de Louis XVI, Élisabeth, se reposent en compagnie du dauphin et de sa sœur Madame Royale.

Ils annoncent qu’ils ont reçu mission de s’assurer du fils de Louis Capet.

Marie-Antoinette se précipite, hurle, couvre de son corps le dauphin, qui sanglote, hurle à son tour.

La reine se défend, se débat, ne cesse de résister que lorsqu’on menace de tuer son fils et sa fille.

Elle cède alors, et avec Élisabeth elle habille le dauphin, qui pleure et qu’on entraîne.

L’enfant parti, Marie-Antoinette n’est plus qu’une ombre désespérée, maigre silhouette brisée, serrée dans les vêtements noirs du deuil.


C’est ce même samedi 13 juillet 1793, que Charlotte Corday se présente au domicile de Marat, 30, rue des Cordeliers.

Elle monte une première fois rapidement jusqu’à l’appartement du publiciste. Mais elle n’est pas reçue.

On la voit redescendre du même pas leste, puis, après quelques minutes, elle revient, monte de nouveau, et s’éloigne après avoir essuyé un nouveau refus.

Elle rentre à sa pension, rédige une lettre pour Marat :

« Je viens de Caen. Votre amour pour la patrie doit vous faire désirer de connaître les complots qu’on y médite. J’attends votre réponse. »

Elle fait expédier la lettre aussitôt.

Puis elle erre dans la chaleur torride de cet après-midi de juillet.

Les heures passent.

Elle prend tout à coup conscience qu’elle n’a pas donné son adresse et que Marat ne pourra donc lui répondre.

Et une troisième fois, elle se rend chez Marat.

Elle dépose une nouvelle lettre dans les mains de Simone Évrard qui le matin l’avait rabrouée, assurant qu’elle ne serait jamais reçue par Marat.

Charlotte insiste. Elle s’emporte, parle fort à Simone Évrard pour que Marat entende. « Je suis persécutée, pour la cause de la liberté, dit-elle. Je suis malheureuse. Il suffit que je le sois pour avoir droit à la protection du citoyen Marat, l’ami du peuple. »

« Il est désagréable de n’être pas introduite », ajoute-t-elle.

Elle répète qu’elle a écrit, envoyé une lettre dans la matinée, qu’elle a des révélations à faire, des complots à dévoiler.

Marat la reçoit enfin.

Il est dans son bain. Elle s’assied près de la baignoire. Elle dicte à Marat des noms de conspirateurs. Et après quelques minutes – peut-être dix – elle poignarde Marat d’un coup dans la poitrine.

Grande douleur au sujet de la mort de Marat assassiné à coups de couteau par une garce du Calvados, titre Le Père Duchesne.

La « garce » ne sera pas lapidée comme elle l’avait imaginé.

« J’ai souffert des cris de quelques femmes », dit seulement Charlotte Corday.

On la conduit à la prison de l’Abbaye. Et elle est interrogée alors que l’on prépare les funérailles de Marat.

Le corps de l’« Ami du peuple » est embaumé les dimanche 14 juillet et lundi 15 au matin, puis exposé, torse nu, sur un lit élevé dans l’église des Cordeliers.

Cependant, devant le Tribunal révolutionnaire, Charlotte Corday répond aux questions de Fouquier-Tinville.

« Comment avez-vous pu regarder Marat comme un monstre, lui qui ne vous a laissé introduire chez lui que par un geste d’humanité, parce que vous lui aviez écrit que vous étiez persécutée ?

« Que m’importe qu’il se montre humain envers moi si c’est un monstre envers les autres », répond Charlotte Corday.


Dans la rue des Cordeliers, la foule s’est rassemblée. Des canons sont en batterie. Les femmes crient qu’il faudrait dévorer les « membres de la scélérate qui a ravi au peuple son meilleur ami ».

On a écrit sur la porte de la maison de Marat :

Peuple, Marat est mort. L’amant de la patrie

Ton ami, ton soutien, l’espoir de l’affligé

Est tombé sous les coups d’une horde flétrie.

Pleure, mais souviens-toi qu’il doit être vengé.

Les funérailles sont fixées au mardi 16 juillet. David est l’ordonnateur des cérémonies.

Mais seulement quatre-vingts députés suivent la dépouille de Marat qui est enterré dans le jardin des Cordeliers « au milieu du plan d’arbres. Sa fosse est maçonnée tout autour. Son cercueil de plomb est posé sur trois pierres et une autre par-dessus ; à côté est un pot à beurre où sont ses entrailles, de l’autre côté du petit baril où sont ses poumons. Tout cela est embaumé. Son cœur est encore suspendu à la voûte de l’église des Cordeliers. »

Puis le cercueil sera recouvert de terre et plus tard on élèvera un obélisque en face de la Convention.

Il portera l’inscription : « Aux Mânes de Marat, l’Ami du Peuple. Du fond de son noir souterrain il fit trembler les traîtres. Une main perfide le ravit à l’amour du peuple. »


Mais maigre cortège pour accompagner Marat.

« L’excessive chaleur », note un journal, a sans doute empêché le rassemblement considérable qu’on présumait. On tire le canon place du Théâtre-Français, puis après son inhumation. Mais la place et les rues sont déjà vides.

Une heure après minuit, la cérémonie commencée à dix heures et demie est terminée.

« Le lendemain mercredi 17 juillet un violent orage éclata. Une pluie torrentielle s’abattit sur la capitale. À six heures du soir, Charlotte Corday eut la tête tranchée. »


La veille, à Lyon, le Jacobin Chalier, qui fut maire de la ville, est guillotiné par les royalistes et les Girondins qui ont pris le pouvoir.

Et la crainte d’être assassiné, la peur de la victoire des aristocrates, et des vengeances qui s’ensuivront saisissent les conventionnels. Et d’abord les régicides.

Au club des Cordeliers où le cœur de Marat a été exposé, on le prie :

Cœur de Jésus ! Cœur de Marat !

Ayez pitié de nous

Recueillez-vous sans-culottes et applaudissez !

Marat est heureux ! Marat est mort pour la patrie.

On veut qu’il soit accueilli au Panthéon.

Robespierre s’y oppose.

« Ce n’est point aujourd’hui qu’il faut donner au peuple le spectacle d’une pompe funèbre. »

On sent Maximilien jaloux, comme si le souvenir de Marat l’enveloppait d’ombre.

« Les honneurs du poignard me sont aussi réservés », dit-il.

La priorité n’a été déterminée que par le hasard. Et il ajoute même : « Ma chute s’avance à grands pas. »


C’est l’aveu de la tension et de l’angoisse qui régnent en cette fin juillet 1793, quand la nation est assaillie de toute part, d’Angers à Valenciennes, par les Vendéens et les Anglo-Autrichiens, de Lyon à Toulon, par les aristocrates, les royalistes, les Girondins, les flottes anglaise et espagnole.


C’est en chevauchant vers Avignon, qu’un jeune capitaine-commandant de vingt-quatre ans, Napoléon Bonaparte, voit de la route qui traverse le département du Var les navires anglais et espagnols bombarder les forts de Toulon, tenus encore par les républicains.

L’officier d’artillerie Bonaparte est en garnison à Nice. Il va prendre livraison pour son armée – celle du général Carteaux – de munitions et de pièces d’artillerie, en Avignon.

Bonaparte s’impatiente. Il demande en vain à être affecté à l’armée du Rhin.

Il vient d’apprendre que la garnison de Mayence s’est rendue.

Dans l’attente d’une réponse, il veut mettre au point ses idées. Il les résume pour lui-même d’une phrase : « S’il faut être d’un parti autant être de celui qui triomphe, mieux vaut être mangeur que mangé. »

Puis la plume l’entraîne, il écrit, vite, une vingtaine de pages, qu’il intitule : Le Souper de Beaucaire, dialogue entre un militaire de l’armée de Carteaux, un Marseillais, un Nîmois et un fabricant de Montpellier…

« Ne sentez-vous pas que c’est un combat à mort que celui des patriotes et des despotes ? » dit le militaire à ses commensaux.

Et Bonaparte qui lui prête sa voix poursuit :

« Le centre d’unité est la Convention, c’est le vrai souverain, surtout lorsque le peuple se trouve partagé. »

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