31.

C’est l’automne de l’an VI.

Le vent et la pluie, et même de brusques et violentes bourrasques, balaient toute la France. Et durant ces mois de fructidor, de vendémiaire, de brumaire – septembre, octobre, novembre 1797 –, une terreur masquée s’étend sur le pays.

Les vainqueurs du coup d’État du 18 fructidor traquent les suspects de royalisme, les émigrés, les prêtres réfractaires que des lois avaient absous, et que de nouvelles dispositions permettent d’arrêter, de fusiller, de proscrire sans jugement.

« Les patriotes n’avaient marché jusqu’alors que sur des ronces », écrit Joseph Fouché.

L’ancien terroriste de l’an II hante maintenant les couloirs du Directoire. On se croise lors des réceptions que donne Barras au palais du Luxembourg.

Fouché avait fait tirer à la mitraille sur les royalistes lyonnais en 1793.

Il poursuit :

« Il était temps que l’ombre de la liberté portât des fruits plus doux pour qui devait les cueillir et les savourer. »

On a nommé, pour remplacer Carnot et Barthélémy dans leurs fonctions de Directeurs, Merlin de Douai et François de Neufchâteau, l’un chargé de la Justice et l’autre de l’intérieur. Ce sont des républicains déterminés.

Le public enchanté. Tout est au mieux. On aura peut-être quelques criailleries d’italiens ; mais c’est égal. Adieu, général pacificateur ! Adieu, amitié, admiration, respect, reconnaissance : on ne sait où s’arrêter dans l’énumération… »

« Ils m’envient, je le sais, bien qu’ils m’encensent », murmure Napoléon Bonaparte.

Et quand son aide de camp, La Valette, lui dit : « À Paris, ce sera pour vous un triomphe. On se pressera dans les rues que vous emprunterez »,

Bonaparte hausse les épaules : « Bah, le peuple se porterait avec autant d’empressement sur mon passage, si j’allais à l’échafaud. »


Ce réalisme, ce cynisme, sont partagés par une grande partie des Français.

Trop d’événements depuis près d’une décennie ! Trop d’illusions qui se sont dissipées comme des mirages.

Et cela touche toutes les catégories de la population, et chacune d’elles réagit à sa manière, en fonction de ses conditions de vie.

Les citoyens des faubourgs sont affamés, misérables. Ils entrent dans l’hiver sans bois de chauffage, sans vêtements chauds. Amers, désespérés, ils crachent quand passent les voitures des « ventres dorés », des « ventres pourris », des « nouveaux riches », des « fripons », ces députés, ces Directeurs, ces financiers, tous charognards qui se nourrissent de la guerre.

Et les rentiers eux-mêmes sont ruinés – ou dépossédés – par la décision du Directoire de liquider les « deux tiers de la dette publique ». Le « tiers » est consolidé, mais les deux tiers sont en fait perdus, parce que remboursés en monnaie sans valeur. C’est une banqueroute des deux tiers, « même si elle assainit les finances ».

Et naturellement elle n’affecte pas les « enrichis », les « corrompus », ceux qui se vautrent dans le luxe et la débauche.

Ceux-là dansent à Bagatelle, à l’Élysée-Bourbon, à Tivoli. Puis ils soupent dans les restaurants du Palais-Royal.

« Le cœur des Parisiens opulents s’est métamorphosé en gésier. On fréquente les théâtres. Tout y respire l’aisance et la gaieté, le plaisir et la joie. »

« On admire les femmes “sans chemises”, les bras et la gorge nus avec jupe de gaze sur un pantalon de couleur chair, les jambes et les cuisses enlacées par des cercles endiamantés. »

On va de l’un à l’autre, Thérésa ci-devant Tallien impose toujours sa « dictature de la beauté ».

On divorce. Le nombre des « enfants trouvés » s’élève à près de cinquante mille en France dont quatre mille à Paris… Un citoyen réclame le droit d’épouser la mère de ses deux femmes successives…


Ce spectacle que les élites donnent au peuple désespère les citoyens. Toutes les initiatives du pouvoir sont accueillies avec scepticisme.

Ainsi, comment pourrait-on croire en cette religion d’État que le Directeur La Révellière-Lépeaux s’emploie à mettre en scène, organisant le 1er vendémiaire an VI (22 septembre 1797), au Champ-de-Mars, « une prière à l’auteur de la nature » ?

Et les citoyens se souviennent de la fête de l’Être suprême, triomphe de Robespierre quelques mois avant sa chute !


On ne croit donc plus aux religions nouvelles.

On se tourne vers la religion catholique, et les proscriptions qui frappent les prêtres – près de mille cinq cents en une seule année – achèvent de la réhabiliter.

On cache les prêtres poursuivis. On se détourne de l’Église constitutionnelle, d’ailleurs combattue par les Directeurs et les anciens Jacobins avec autant de force que l’est l’Église réfractaire.

En fait, tout ce qui vient du pouvoir est suspect.


La seule figure qui suscite l’enthousiasme est celle de ce général Bonaparte.

Les rapports de police indiquent tous qu’« on exalte de tous côtés ses louanges ».

On aime ce « général pacificateur » qui dit :

« C’est un grand malheur pour une nation de trente millions d’habitants et au XVIIIe siècle d’avoir recours aux baïonnettes pour sauver la patrie. »

On lit qu’il a promis aux citoyens de deux Républiques sœurs qu’il a créées en Italie – la ligurienne et la cisalpine -l’ordre et la liberté, la paix aux consciences, le droit pour chacun de pratiquer sa religion et de jouir de ses biens.

Il est un homme nouveau, qui n’a jamais tenu, lors des journées révolutionnaires et pendant la Terreur, un rôle de premier plan.

Il a été sur le théâtre intérieur, et dans ces années cruciales de 1789 à 1794, plus témoin qu’acteur.

On l’attend.


Le 3 décembre 1797, il quitte Rastadt pour Paris.

Il fait une halte à Nancy, où les francs-maçons de la Loge Saint-Jean de Jérusalem l’accueillent.

Il ne porte plus l’uniforme. Il voyage en voiture de poste comme un bourgeois.

Il arrive à Paris le 5 décembre 1797 (15 frimaire an VI).

Il rentre chez lui, rue Chantereine. Joséphine n’a pas encore regagné Paris.

La rue a changé de nom. Elle s’appelle désormais « rue de la Victoire ».

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