XII
« Est-ce que tu la reverras ? » demanda Chick.
Ils étaient attablés devant la dernière création de Nicolas, un courge aux noix.
– Je ne sais pas, dit Colin. Je ne sais pas quoi faire. Tu sais, c’est une fille très bien élevée. La dernière fois, chez Isis, elle avait bu beaucoup de champagne…
– Ça lui allait très bien, dit Chick. Elle est très jolie. Ne fais pas cette tête-là ! Songe que j’ai trouvé, aujourd’hui, une édition du Choix Préalable avant le Haut-le-Cœur de Partre, sur rouleau hygiénique non dentelé…
– Mais, où prends-tu tout cet argent ? » dit Colin.
Chick s’assombrit.
« Ça me coûte très cher, mais je ne peux pas m’en passer, dit-il. J’ai besoin de Partre. Je suis collectionneur. Il me faut tout ce qu’il a fait.
– Mais il n’arrête pas d’en faire, dit Colin. Il publie au moins cinq articles par semaine…
– Je sais bien », dit Chick…
Colin lui fit reprendre du courge.
« Comment est-ce que je pourrais revoir Chloé ? » dit-il.
Chick le regarda et sourit.
« C’est vrai, dit-il. Je te bassine avec mes histoires de Jean-Sol Partre. Je veux bien t’aider… Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?…
– C’est horrible, dit Colin. Je suis à la fois désespéré et horriblement heureux. C’est très agréable d’avoir envie de quelque chose à ce point-là.
» Je voudrais, continua-t-il, être couché dans de l’herbe un peu rôtie, avec de la terre sèche et du soleil, tu sais, de l’herbe jaune comme de la paille, et cassante, avec des tas de petites bêtes et de la mousse sèche aussi. On se met à plat ventre et on regarde. Il faut une haie avec des pierres et des arbres tout tordus, et des petites feuilles. Ça fait un bien considérable.
– Et Chloé, dit Chick.
– Et Chloé, naturellement, dit Colin. Chloé dans l’idée. »
Ils se turent quelques instants. Une carafe en profita pour émettre un son cristallin qui se répercuta sur les murs.
« Reprends un peu de sauternes, dit Colin.
– Oui, dit Chick. Merci. »
Nicolas apportait la suite, du pain d’ananas dans une crème d’orange.
« Merci, Nicolas, dit Colin. À votre avis, qu’est-ce que je peux faire pour revoir une jeune fille dont je suis amoureux ?
– Mon Dieu, Monsieur, dit Nicolas, le cas peut évidemment se présenter… Je dois avouer à Monsieur que cela ne m’est jamais arrivé.
– Évidemment, dit Chick. Vous êtes bâti comme Johnny Weissmüller. Mais ce n’est pas la règle générale !
– Je remercie Monsieur de cette appréciation qui me va droit au cœur, dit Nicolas. Je conseille à Monsieur, poursuivit-il en s’adressant à Colin, de s’efforcer de recueillir, par le truchement de la personne chez qui Monsieur a rencontré la personne dont la présence paraît manquer à Monsieur, certaines informations sur les habitudes et fréquentations de cette dernière.
– Malgré la complexité de vos tournures, dit Colin, je crois, Nicolas, qu’il y a là une possibilité, en effet. Mais vous savez, quand on est amoureux, on est idiot. C’est pourquoi je n’ai pas dit à Chick que j’ai songé à cela depuis longtemps. »
Nicolas regarda sa cuisine.
« Ce garçon est inappréciable, dit Colin.
– Oui, dit Chick, il sait faire la cuisine. »
Ils burent encore du sauternes. Nicolas revenait, il portait un énorme gâteau.
« C’est un dessert supplémentaire », dit-il.
Colin prit un couteau et s’arrêta au moment d’entamer la surface unie.
« Il est trop beau, dit-il. On va attendre un peu.
– L’attente, dit Chick, est un prélude sur le mode mineur.
– Qu’est-ce qui te fait dire ça ? » dit Colin.
Il prit le verre de Chick et le remplit d’un vin doré, lourd et mobile comme de l’éther pesant.
« Je ne sais pas, dit Chick. C’est une pensée inopinée.
– Goûte-le ! » dit Colin.
Ils vidèrent leurs verres ensemble.
« C’est terrible !… » dit Chick, dont les yeux se mirent à briller de feux alternatifs et rougeâtres.
Colin se tenait la poitrine.
« C’est mieux que ça, dit-il. Ça ne ressemble à rien de connu.
– Ça n’aurait aucune importance, dit Chick. Toi non plus tu ne ressembles à rien de connu.
– Je suis sûr, dit Colin, que, si on en boit assez, Chloé va venir tout de suite.
– Ça n’est pas prouvé ! dit Chick.
– Tu me provoques ! » dit Colin en tendant son verre.
Chick remplit les deux verres.
« Attends ! » dit Colin.
Il éteignit le plafonnier et la petite lampe qui éclairait la table. Seule brillait dans un coin la lumière verte de l’icône écossaise devant laquelle Colin méditait à l’ordinaire.
« Oh !… » murmura Chick.
Dans le cristal, le vin luisait d’un éclat phosphorescent et incertain, qu’on eût dit émané d’une myriade de points lumineux de toutes les couleurs.
« Bois ! » dit Colin.
Ils burent. La lueur restait sur leurs lèvres. Colin ralluma. Il paraissait hésiter à rester debout.
« Une fois n’est pas coutume, dit-il. Je crois qu’on peut finir la bouteille.
– Si on coupait le gâteau ? » dit Chick.
Colin saisit un couteau d’argent et se mit à tracer une spirale sur la blancheur polie du gâteau. Il s’arrêta soudain, et regarda son œuvre avec surprise.
« Je vais essayer quelque chose », dit-il.
Il prit une feuille de houx au bouquet de la table et saisit le gâteau d’une main. Le faisant tourner rapidement sur le bout du doigt, il plaça, de l’autre main, une des pointes du houx dans la spirale.
« Écoute !… » dit-il.
Chick écouta. C’était Chloé, dans l’arrangement de Duke Ellington.
Chick regarda Colin. Il était tout pâle.
Chick lui prit le couteau des mains et le planta d’un geste ferme dans le gâteau. Il le fendit en deux, et, dans le gâteau, il y avait un nouvel article de Partre pour Chick et un rendez-vous avec Chloé pour Colin.