LXVIII
« Vraiment, dit le chat, ça ne m’intéresse pas énormément.
– Tu as tort, dit la souris. Je suis encore jeune, et jusqu’au dernier moment, j’étais bien nourrie.
– Mais je suis bien nourri aussi, dit le chat, et je n’ai pas du tout envie de me suicider, alors tu vois pourquoi je trouve ça anormal.
– C’est que tu ne l’as pas vu, dit la souris.
– Qu’est-ce qu’il fait ? » demanda le chat.
Il n’avait pas très envie de le savoir. Il faisait chaud et ses poils étaient tous bien élastiques.
« Il est au bord de l’eau, dit la souris, il attend, et quand c’est l’heure, il va sur la planche et s’arrête au milieu. Il voit quelque chose.
– Il ne peut pas voir grand-chose, dit le chat. Un nénuphar, peut-être.
– Oui, dit la souris, il attend qu’il remonte pour le tuer.
– C’est idiot, dit le chat. Ça ne présente aucun intérêt.
– Quand l’heure est passée, continua la souris, il revient sur le bord et il regarde la photo.
– Il ne mange jamais ? demanda le chat.
– Non, dit la souris, et il devient très faible, et je ne peux pas supporter ça. Un de ces jours, il va faire un faux pas en allant sur cette grande planche.
– Qu’est-ce que ça peut te faire ? demanda le chat. Il est malheureux, alors ?
– Il n’est pas malheureux, dit la souris, il a de la peine. C’est ça que je ne peux pas supporter. Et puis il va tomber dans l’eau, il se penche trop.
– Alors, dit le chat, si c’est comme ça, je veux bien te rendre ce service, mais je ne sais pas pourquoi je dis « si c’est comme ça », parce que je ne comprends pas du tout.
– Tu es bien bon, dit la souris.
– Mets ta tête dans ma gueule, dit le chat, et attends.
– Ça peut durer longtemps ? demanda la souris.
– Le temps que quelqu’un me marche sur la queue, dit le chat ; il me faut un réflexe rapide. Mais je la laisserai dépasser, n’aie pas peur. »
La souris écarta les mâchoires du chat et fourra sa tête entre les dents aiguës. Elle la retira presque aussitôt.
« Dis donc, dit-elle, tu as mangé du requin, ce matin ?
– Écoute, dit le chat, si ça ne te plaît pas, tu peux t’en aller. Moi ce truc-là, ça m’assomme. Tu te débrouilleras toute seule. »
Il paraissait fâché.
« Ne te vexe pas », dit la souris.
Elle ferma ses petits yeux noirs et replaça sa tête en position. Le chat laissa reposer avec précaution ses canines acérées sur le cou doux et gris. Les moustaches noires de la souris se mêlaient aux siennes. Il déroula sa queue touffue et la laissa traîner sur le trottoir.
Il venait, en chantant, onze petites filles aveugles de l’orphelinat de Jules l’Apostolique.
Memphis, 8 mars 1946.
Davenport, 10 mars 1946.