XLII


Chick sortit de la boutique. Il n’y avait rien d’intéressant pour lui là-dedans. Il marchait en regardant ses pieds chaussés de cuir brun rouge, et s’étonna de voir que l’un cherchait à l’entraîner d’un côté, et l’autre dans une direction opposée. Il réfléchit quelques instants, construisit mentalement la bissectrice de l’angle et s’élança le long de cette ligne. Il faillit se faire écraser par un gros taxi obèse et ne dut son salut qu’au bond gracieux qui le projeta sur les pieds d’un passant, lequel jura et entra à l’hôpital pour se faire soigner.

Chick reprit son chemin, droit devant lui, il y avait une librairie, c’était la rue Jimmy-Noone et l’enseigne était peinte à l’imitation du Mahogany Hall de Lulu White. Il poussa la porte, elle lui rendit brutalement sa poussée et il entra par la vitrine sans insister.

Le libraire fumait le calumet de paix, assis sur les œuvres complètes de Jules Romains qui les a conçues pour cet usage. Il avait un très joli calumet de paix en terre de bruyère, qu’il bourrait de feuilles d’olivier. Il y avait aussi à côté de lui une cuvette pour rendre son goujon, et une serviette humide pour se rafraîchir les tempes et un flacon d’alcool de menthe de Ricqlès pour corser l’effet du calumet.

Il leva vers Chick un regard désincarné et malodorant.

« Que voulez-vous ? demanda-t-il.

– Voir vos livres… répondit Chick.

– Voyez », dit l’homme, et il se pencha sur sa cuvette, mais ce n’était qu’une fausse alerte.

Chick s’avança vers le fond de la boutique. Il y régnait une atmosphère propice à la découverte. Quelques insectes craquèrent sous ses pas. Cela sentait le vieux cuir et la fumée des feuilles d’olivier, qui est une odeur plutôt abominable.

Les livres étaient classés par ordre alphabétique, mais le marchand ne savait pas bien l’alphabet, et Chick trouva le coin de Partre entre le B et le T. Il s’arma de sa loupe et se mit à examiner les reliures. Il eut tôt fait de repérer sur un exemplaire de La Lettre et le Néon, l’étude critique célèbre sur les enseignes lumineuses, une empreinte digitale intéressante. Fébrilement, il tira de sa poche une petite boîte qui contenait, outre un pinceau à poils doux, de la poudre à composter et un Aide-Mémoire du Flique Modèle, par le chanoine Vouille. Il opéra soigneusement, comparant avec une fiche qu’il tira de son portefeuille, et s’arrêta, haletant. C’était l’empreinte de l’index gauche de Partre, que, jusque-là, personne n’avait pu repérer ailleurs que sur ses vieilles pipes.

Serrant sur son cœur la précieuse trouvaille, il revint vers le libraire.

« Combien celui-là ? »

Le libraire regarda le livre et ricana.

« Ah ! vous l’avez trouvé !…

– Qu’a-t-il d’extraordinaire ? demanda Chick faussement étonné.

– Bouh !… » s’esclaffa le libraire en lâchant sa pipe qui tomba dans la cuvette et s’éteignit.

Il dit un gros juron et se frotta les mains, satisfait de ne plus avoir à tirer sur cette infâme cochonnerie.

« Je vous le demande… » insista Chick.

Son cœur commençait à le lâcher et sonnait des grands coups sur ses côtes, irrégulièrement, avec sauvagerie.

« Oh ! là, là… dit le libraire qui étouffait et se roulait par terre. Vous êtes un rigolo !…

– Écoutez, dit Chick décontenancé, expliquez-vous…

– Quand je pense, dit le libraire, que pour avoir cette empreinte, j’ai dû lui offrir plusieurs fois mon calumet de paix et apprendre la prestidigitation pour le remplacer, au dernier moment, par un livre…

– Passons, dit Chick. Puisque vous le savez, c’est combien ?

– C’est pas cher, dit le libraire, mais j’ai mieux. Attendez-moi. »

Il se leva, disparut derrière une demi-cloison qui coupait en deux la boutique, fouilla dans quelque chose et revint aussitôt.

« Voilà, dit-il en lançant un pantalon sur le comptoir.

– Qu’est-ce que c’est ? » murmura Chick avec anxiété.

Une délicieuse excitation s’emparait de lui.

« Un pantalon à Partre !… annonça fièrement le libraire.

– Comment avez-vous fait ? dit Chick en extase.

– Profité d’une conférence… expliqua le libraire. S’en est même pas aperçu. Il y a des brûlures de pipe, vous savez…

– J’achète, dit Chick.

– Quoi ? demanda le marchand, parce que j’ai encore autre chose… »

Chick porta la main à sa poitrine. Il ne réussit pas à contenir le battement de son cœur et le laissa s’emballer un peu.

« Voilà… » dit le marchand de nouveau.

C’était une pipe sur le tuyau de laquelle Chick reconnut aisément la marque des dents de Partre.

« Combien ? dit Chick.

– Vous savez, dit le libraire, qu’en ce moment, il prépare une encyclopédie de la nausée en vingt volumes avec des photos et j’aurai des manuscrits…

– Mais je ne pourrai jamais… dit Chick atterré.

– Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ? demanda le libraire.

– Combien pour ces trois choses-là ? demanda Chick.

– Mille doublezons, dit le marchand. C’est mon dernier prix. J’en ai refusé douze cents hier, et c’est parce que vous avez l’air soigneux. »

Chick tira son portefeuille. Il était horriblement pâle.

Загрузка...