LVII


Elle se retourna. Une épaisse fumée noire emplissait la vitrine et des gens commençaient à regarder, elle avait brûlé trois allumettes avant de faire partir le feu, les livres de Partre ne voulaient pas s’enflammer. Le libraire gisait derrière son bureau, son cœur, à côté de lui, commençait à brûler, une flamme noire et des jets recourbés de sang bouillant s’en échappaient déjà. Les deux premières librairies, trois cents mètres en arrière, flambaient en craquant et en ronflant, et les libraires étaient morts, tous ceux qui avaient vendu des livres à Chick allaient mourir de la même façon et leur librairie brûlerait. Alise pleurait et se hâtait, elle se rappelait les yeux de Jean-Sol Partre en voyant son cœur, elle ne voulait pas le tuer au début, seulement empêcher son nouveau livre de paraître et sauver Chick de cette ruine qui montait lentement autour de lui. Ils étaient tous ligués contre Chick, ils voulaient lui prendre son argent, ils profitaient de sa passion pour Partre, ils lui vendaient de vieux habits sans valeur et des pipes avec des empreintes, ils méritaient le sort qui les attendait. Elle vit à sa gauche une vitrine garnie de volumes brochés, elle s’arrêta, reprit sa respiration et entra. Le libraire s’approcha d’elle.

« Vous désirez ? demanda-t-il.

– Avez-vous du Partre ? dit Alise.

– Mais oui, dit le libraire, cependant pour l’instant, je ne peux pas vous fournir de reliques, elles sont toutes retenues par un bon client.

– C’est Chick ? dit Alise.

– Oui, répondit le libraire, je crois que c’est son nom.

– Il ne viendra plus vous en acheter », dit Alise.

Elle s’approcha de lui et laissa tomber son mouchoir. Le libraire se baissa en craquant pour le ramasser, elle lui planta l’arrache-cœur dans le dos d’un geste rapide, elle pleurait et tremblait de nouveau, il tomba, la figure contre le plancher, elle n’osa pas reprendre son mouchoir, il avait resserré ses doigts dessus. L’arrache-cœur ressortit, entre ses branches il tenait le cœur du libraire, tout petit et rouge clair, elle écarta les branches et le cœur roula près de son libraire. Il fallait se dépêcher, elle prit une pile de journaux, frotta une allumette et la lança sous le comptoir, et jeta les journaux dessus, puis précipita dans les flammes une douzaine de Nicolas Calas qu’elle prit sur le rayon le plus proche, et la flamme se rua sur les livres avec une vibration chaude ; le bois du comptoir fumait et craquait, des vapeurs remplissaient le magasin.

Alise bascula une dernière rangée de livres dans le feu et sortit à tâtons, elle retira le bec-de-cane pour qu’on n’entre pas et se remit à courir. Ses yeux piquaient et ses cheveux sentaient la fumée, elle courait et les larmes ne coulaient presque plus sur ses joues, le vent les séchait tout de suite. Elle se rapprochait du quartier où vivait Chick, il restait encore deux ou trois libraires seulement, les autres ne présentant pas de danger pour lui. Elle se retourna avant d’entrer dans la suivante ; loin derrière elle, on voyait monter de grosses colonnes de fumée dans le ciel et les gens se pressaient pour regarder marcher les appareils compliqués du Corps des Pompeurs. Leurs grosses voitures blanches passèrent dans la rue comme elle refermait la porte ; elle les suivit des yeux à travers la glace, et le libraire s’approcha d’elle en lui demandant ce qu’elle désirait.

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