LII


« Je ne sais pas ce qui se passe, dit l’homme, cela marchait bien au début. Mais, avec les derniers, nous ne pourrons faire que des armes spéciales.

– Vous allez me payer tout de même ? » demanda Colin inquiet.

Il devait toucher soixante-dix doublezons et une prime de dix doublezons. Il avait fait de son mieux, mais le contrôle des canons révélait certaines anomalies.

« Voyez vous-même », dit l’homme.

Il tenait un des canons devant lui et montrait à Colin l’extrémité évasée.

« Je ne comprends pas, dit Colin. Les premiers étaient parfaitement cylindriques.

– Bien entendu, on peut les utiliser à faire des tromblons à feu, dit l’homme, mais c’est le modèle d’il y a cinq guerres et nous en possédons déjà un gros stock. C’est ennuyeux.

– Je fais de mon mieux, dit Colin.

– Certainement, dit l’homme. Je vais vous donner vos quatre-vingts doublezons. »

Il prit, dans le tiroir de son bureau, une enveloppe cachetée.

« Je l’ai fait porter ici pour vous éviter d’aller au service de paiement, dit-il, cela prend quelquefois des mois pour obtenir son argent et vous aviez l’air pressé.

– Je vous remercie, dit Colin.

– Je n’ai pas encore examiné votre production d’hier, dit l’homme. Elle va arriver tout de suite. Vous ne voulez pas attendre un instant ? »

Sa voix chevrotante et boiteuse était une souffrance pour les oreilles de Colin.

« Je vais attendre, dit-il.

– Voyez-vous, dit l’homme, nous sommes forcés de faire très attention à ces détails, parce qu’un fusil doit, tout de même, être pareil à un autre fusil, même s’il n’y a pas de cartouches…

– Oui… dit Colin.

– Il n’y a pas souvent de cartouches, dit l’homme, on est en retard sur les programmes de cartouches, on en a de grandes réserves pour un modèle de fusil qu’on ne fabrique plus, mais on n’a pas reçu l’ordre d’en faire pour les nouveaux fusils, alors, on ne peut pas s’en servir. Ça ne fait rien, d’ailleurs. Qu’est-ce que vous voulez faire avec un fusil contre une machine à roues ? Les ennemis fabriquent une machine à roues pour deux fusils que nous faisons. Alors, nous avons la supériorité du nombre. Mais une machine à roues ne se soucie pas d’un fusil ou même de dix fusils, surtout sans cartouches…

– On ne fabrique pas de machines à roues, ici ? demanda Colin.

– Si, dit l’homme, mais on finit à peine le programme de la dernière guerre, alors elles ne marchent pas bien et il faut les démolir, et, comme elles sont très solidement construites, cela prend beaucoup de temps. »

On tapa à la porte, et un manutentionnaire parut, poussant devant lui un chariot blanc stérilisé. Sous un linge blanc, il y avait la production de Colin pour le dernier jour. Le linge se soulevait à l’un des bouts. Cela n’aurait pas dû se produire avec des canons bien cylindriques et Colin se sentit inquiet. Le manutentionnaire sortit en fermant la porte.

« Ah !… dit l’homme. Ça n’a pas l’air de s’être arrangé. »

Il souleva le linge. Il y avait douze canons d’acier bleu et froid, et, au bout de chacun, une jolie rose blanche s’épanouissait, fraîche et ombrée de beige au creux des pétales veloutés.

« Oh !… murmura Colin. Qu’elles sont belles !… »

L’homme ne disait rien. Il toussa deux fois.

« Ça ne sera donc pas la peine de reprendre votre travail demain », dit-il hésitant.

Ses doigts s’accrochaient nerveusement au bord du chariot.

« Est-ce que je peux les prendre ? dit Colin. Pour Chloé ?

– Elles vont mourir, dit l’homme, si vous les détachez de l’acier. Elles sont en acier, vous savez…

– Ce n’est pas possible », dit Colin.

Il prit délicatement une rose et tenta de briser la tige. Il fit un faux mouvement et l’un des pétales lui déchira la main sur plusieurs centimètres de long. Sa main saignait, à lentes pulsations, de grosses gorgées de sang sombre qu’il avalait machinalement. Il regardait le pétale blanc marqué d’un croissant rouge et l’homme lui tapa sur l’épaule et le poussa doucement vers la porte.

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