XXI
Colin sortit de chez lui, suivi de Chick. Ils allaient chercher Chloé à pied. Nicolas les rejoindrait directement à l’église. Il surveillait la cuisson d’un plat spécial, découvert dans Gouffé et dont il attendait merveilles.
Il y avait sur le chemin une librairie devant laquelle Chick tomba en arrêt. Au beau milieu de l’étalage, un exemplaire du Remugle de Partre, relié de maroquin violet, aux armes de la duchesse de Bovouard, scintillait, tel un précieux bijou.
« Oh ! dit Chick. Regarde ça !…
– Quoi ? dit Colin qui revint en arrière. Ah ! Ça ?…
– Oui », dit Chick.
Il commençait à baver de convoitise. Un petit ruisseau se formait entre ses pieds et prit le chemin du bord du trottoir, contournant les menues inégalités de la poussière.
« Eh bien ? dit Colin. Tu l’as ?…
– Pas relié comme ça !… dit Chick.
– Oh ! La barbe ! dit Colin. Viens, on est pressés.
– Il vaut au moins un ou deux doublezons, dit Chick.
– Certainement », dit Colin qui s’éloigna.
Chick fouilla ses poches.
« Colin ! appela-t-il… prête-moi un peu d’argent. »
Colin s’arrêta de nouveau. Il secoua la tête d’un air attristé.
« Je crois, dit-il, que les vingt-cinq mille doublezons que je t’ai promis ne dureront pas longtemps. »
Chick rougit, baissa le nez, mais tendit la main. Il prit l’argent et s’élança dans la boutique. Colin attendait, soucieux. En voyant l’air hilare de Chick, il secoua de nouveau la tête, compatissant, cette fois, et un demi-sourire se dessina sur ses lèvres.
« Tu es fou, mon pauvre Chick ! Combien l’as-tu payé ?
– Ça n’a pas d’importance ! dit Chick. Dépêchons-nous. »
Ils se hâtèrent. Chick semblait monté sur dragons volants.
À la porte de Chloé, des gens regardaient la belle voiture blanche commandée par Colin et qu’on venait de livrer avec le chauffeur de cérémonie. À l’intérieur tout recouvert de fourrure blanche, on était bien au chaud et on entendait de la musique.
Le ciel restait bleu, les nuages légers et vagues. Il faisait froid sans exagération. L’hiver tirait à sa fin.
Le plancher de l’ascenseur se gonfla sous leurs pieds, et, dans un gros spasme mou, les déposa à l’étage. La porte s’ouvrit devant eux. Ils sonnèrent. On vint ouvrir. Chloé les attendait.
Outre son soutien-gorge de cellophane, sa petite culotte blanche et ses bas, elle avait deux épaisseurs de mousseline sur le corps, et un grand voile de tulle qui partait des épaules, laissant la tête entièrement libre.
Alise et Isis étaient habillées de la même façon, mais leurs robes étaient couleur d’eau. Leurs cheveux frisés brillaient dans le soleil et s’arrondissaient sur leurs épaules en masses lourdes et odorantes. On ne savait laquelle choisir. Colin savait. Il n’osa pas embrasser Chloé pour ne pas troubler l’harmonie de sa toilette et se rattrapa avec Isis et Alise. Elles se laissèrent faire de bon gré, voyant comme il était heureux.
Toute la chambre était pleine de fleurs blanches choisies par Colin, et, sur l’oreiller du lit défait, il y avait un pétale de rose rouge. L’odeur des fleurs et le parfum des filles se mêlaient étroitement et Chick se prenait pour une abeille en ruche. Alise portait une orchidée mauve dans les cheveux, Isis une rose écarlate et Chloé un gros camélia blanc. Elle tenait une gerbe de lis et un bracelet de feuilles de lierre, toutes neuves et vernies de frais, brillait à côté de son gros bracelet d’or bleu. Sa bague de fiançailles était pavée de petits diamants carrés ou oblongs qui dessinaient en morse le nom de Colin. Dans un coin, sous une gerbe, apparaissait le sommet du crâne d’un cinématographiste qui tournait désespérément sa manivelle.
Colin posa quelques instants avec Chloé, puis ce furent Chick, Alise et Isis. Et tous se rassemblèrent alors, et suivirent Chloé qui pénétra la première dans l’ascenseur. Les câbles d’icelui s’allongèrent tant sous le poids de la trop lourde charge, qu’il n’y eut pas besoin d’appuyer sur le bouton, mais ils prirent soin de sortir tous d’un coup pour ne point remonter avec la cabine.
Le chauffeur ouvrit la porte. Les trois filles et Colin montèrent derrière, Chick se mit devant et l’on partit. Tous les gens se retournaient dans la rue et moulinaient les bras avec enthousiasme, croyant que c’était le Président, et puis repartaient dans leur direction en pensant à des choses brillantes et dorées.
L’église n’était pas très éloignée. La voiture décrivit une élégante cardioïde et s’arrêta en bas des marches.
Sur le perron, entre deux gros piliers sculptés, le Religieux, le Bedon et le Chuiche faisaient la parade avant la noce. Derrière eux, de longues draperies de soie blanche descendaient jusqu’au sol, et les quatorze enfants de Foi exécutaient un ballet. Ils étaient revêtus de blouses blanches, avec des culottes rouges et des souliers blancs. Au lieu de culottes, les filles portaient de petites jupes rouges plissées, et elles avaient une plume rouge dans les cheveux. Le Religieux tenait la grosse caisse, le Bedon jouait du fifre, et le Chuiche scandait le rythme avec des maracas. Ils chantaient tous trois le refrain en chœur, après quoi, le Chuiche esquissa un pas de claquettes, saisit une basse et exécuta un chorus sensationnel à l’archet sur une musique de circonstance.
Les septante-trois musiciens jouaient déjà sur leur balcon, et les cloches sonnaient à toute volée.
Il y eut un bref accord dissonant, car le chef d’orchestre, qui s’était trop rapproché du bord, venait de tomber dans le vide, et le vice-chef prit la direction de l’ensemble. Au moment où le chef d’orchestre s’écrasa sur les dalles, ils firent un autre accord pour couvrir le bruit de la chute, mais l’église trembla sur sa base.
Colin et Chloé regardaient, émerveillés, la Parade du Religieux, du Bedon et du Chuiche, et deux sous-Chuiches attendaient, par-derrière, à la porte de l’église, le moment de présenter la hallebarde.
Le Religieux fit un dernier roulement en jonglant avec les baguettes, le Bedon tira de son fifre un miaulement suraigu, qui fit entrer en dévotion la moitié des bigotes rangées tout le long des marches pour voir la mariée, et le Chuiche brisa, dans un dernier accord, les cordes de sa contrebasse. Alors, les quatorze enfants de Foi descendirent les marches à la queue leu leu, et les filles se rangèrent à droite, les garçons à gauche de la porte de la voiture.
Chloé sortit. Elle était ravissante et radieuse dans sa robe blanche. Alise et Isis suivirent. Nicolas venait d’arriver et s’approcha du groupe. Colin prit le bras de Chloé, Nicolas celui d’Isis, et Chick celui d’Alise, et ils gravirent les marches, suivis des frères Desmaret, Coriolan à droite et Pégase à gauche, pendant que les enfants de Foi venaient par couples, en s’amignotant tout au long de l’escalier. Le Religieux, le Bedon et le Chuiche, après avoir rangé leurs instruments, dansaient une ronde en attendant.
Sur le perron, Colin et ses amis exécutèrent un mouvement compliqué, et se trouvèrent de la façon adéquate pour entrer dans l’église : Colin avec Alise, Nicolas au bras de Chloé, puis Chick et Isis, et enfin les frères Desmaret, mais, cette fois, Pégase à droite et Coriolan à gauche. Le Religieux et ses séides s’arrêtèrent de tourner, prirent la tête du cortège, et tous, chantant un vieux chœur grégorien, se ruèrent vers la porte. Les sous-Chuiches leur cassaient sur la tête, au passage, un petit ballon de cristal mince, rempli d’eau lustrale, et leurs plantaient, dans les cheveux, un bâtonnet d’encens allumé qui brûlait avec une flamme jaune pour les hommes et violette pour les femmes.
Les wagonnets étaient rangés à l’entrée de l’église. Colin et Alise s’installèrent dans le premier et partirent tout de suite. On tombait dans un couloir obscur qui sentait la religion. Le wagonnet filait sur les rails avec un bruit de tonnerre, et la musique retentissait avec une grande force. Au bout du couloir, le wagonnet enfonça une porte, tourna à angle droit, et le Saint apparut dans une lumière verte. Il grimaçait horriblement et Alise se serra contre Colin. Des toiles d’araignées leur balayaient la figure et des fragments de prières leur revenaient à la mémoire. La seconde vision fut celle de la Vierge, et à la troisième, face à Dieu qui avait un œil au beurre noir et l’air pas content, Colin se rappelait toute la prière et put la dire à Alise.
Le wagonnet déboucha dans un fracas assourdissant, sous la voûte de la travée latérale et s’arrêta. Colin descendit, laissa Alise gagner sa place et attendit Chloé qui émergea bientôt.
Ils regardèrent la nef. Il y avait une grande foule. Tous les gens qui les connaissaient étaient là, écoutant la musique et se réjouissant d’une si belle cérémonie.
Le Chuiche et le Bedon, cabriolant dans leurs beaux habits, apparurent, précédant le Religieux qui conduisait le Chevêche. Tout le monde se leva, et le Chevêche s’assit dans un grand fauteuil en velours. Le bruit des chaises sur les dalles était très harmonieux.
La musique s’arrêta soudain. Le Religieux s’agenouilla devant l’autel, tapa trois fois sa tête par terre et le Bedon se dirigea vers Colin et Chloé pour les mener à leur place tandis que le Chuiche faisait ranger les enfants de Foi des deux côtés de l’autel. Il y avait, maintenant, un très profond silence dans l’église et les gens retenaient leurs haleines.
Partout, de grandes lumières envoyaient des faisceaux de rayons sur des choses dorées qui les faisaient éclater dans tous les sens et les larges raies jaunes et violettes de l’église donnaient à la nef l’aspect de l’abdomen d’une grosse guêpe couchée, vue de l’intérieur.
Très haut, les musiciens commencèrent un chœur vague. Les nuages entraient. Ils avaient une odeur de coriandre et d’herbe des montagnes. Il faisait chaud dans l’église et on se sentait enveloppé d’une atmosphère bénigne et ouatée.
Agenouillés devant l’autel, sur deux prioirs recouverts de velours blanc, Colin et Chloé, la main dans la main, attendaient. Le Religieux, devant eux, compulsait rapidement un gros livre, car il ne se rappelait plus les formules. De temps à autre, il se retournait pour jeter un coup d’œil à Chloé dont il aimait bien la robe. Enfin, il s’arrêta de tourner les pages, se redressa, fit, de la main, un signe au chef d’orchestre qui attaqua l’ouverture.
Le Religieux prit son souffle et commença de chanter le cérémonial, soutenu par un fond de onze trompettes bouchées jouant à l’unisson. Le Chevêche somnolait doucement, la main sur la crosse. Il savait qu’on le réveillerait au moment de chanter à son tour.
L’ouverture et le cérémonial étaient écrits sur des thèmes classiques de blues. Pour l’Engagement, Colin avait demandé que l’on jouât l’arrangement de Duke Ellington sur un vieil air bien connu, Chloé.
Devant Colin, accroché à la paroi, on voyait Jésus sur une grande croix noire. Il paraissait heureux d’avoir été invité et regardait tout cela avec intérêt. Colin tenait la main de Chloé et souriait vaguement à Jésus. Il était un peu fatigué. La cérémonie lui revenait très cher, cinq mille doublezons et il était content qu’elle fût réussie.
Il y avait des fleurs tout autour de l’autel. Il aimait la musique que l’on jouait en ce moment. Il vit le Religieux devant lui et reconnut l’air. Alors, il ferma doucement les yeux, il se pencha un peu en avant, et il dit : « Oui ».
Chloé dit « Oui » aussi et le Religieux leur serra vigoureusement la main. L’orchestre repartit de plus belle et le Chevêche se leva pour l’Exhortation. Le Chuiche se glissait entre deux rangées de personnes pour donner un grand coup de canne sur les doigts de Chick qui venait d’ouvrir son livre, au lieu d’écouter.