LIII


Chloé dormait. Dans la journée, le nénuphar lui prêtait la belle couleur crème de sa peau, mais, pendant son sommeil, ce n’était pas la peine et les taches rouges de ses joues revenaient. Ses yeux faisaient deux marques bleutées sous son front, et, de loin, on ne savait pas s’ils étaient ouverts. Colin était assis sur une chaise dans la salle à manger, et il attendait. Il y avait beaucoup de fleurs autour de Chloé. Il pouvait encore attendre quelques heures avant de rechercher un autre travail. Il voulait se reposer pour faire bonne impression et prendre un emploi vraiment rémunérateur. Il faisait presque noir dans la pièce. La fenêtre s’était fermée jusqu’à dix centimètres de l’appui et le jour n’entrait plus qu’en une bande étroite. Il avait juste le front et les yeux éclairés. Le reste de sa figure vivait dans l’ombre. Son pick-up ne marchait plus, il fallait maintenant le remonter à la main pour chaque disque et ça le fatiguait. Les disques s’usaient aussi. Maintenant, pour certains, on reconnaissait même difficilement la mélodie. Il pensait que si Chloé avait besoin de quelque chose, la souris viendrait l’avertir tout de suite. Est-ce que Nicolas épouserait Isis ? Quelle robe mettrait Isis pour son mariage ? Qui sonnait à la porte ?

« Bonjour, Alise, dit Colin. Tu viens voir Chloé ?

– Non, dit Alise. Je viens seulement. »

Ils pouvaient rester dans la salle à manger. Avec les cheveux d’Alise, il y faisait plus clair. Il y restait deux chaises.

« Tu t’ennuyais, dit Colin. Je sais ce que c’est.

– Chick est là, dit Alise. Il est chez lui.

– Tu dois rapporter quelque chose, expliqua Colin.

– Non, dit Alise, je dois rester ailleurs.

– Oui, dit Colin. Il est en train de repeindre…

– Non, dit Alise. Il a tous ses livres, mais il ne veut plus de moi.

– Tu lui as fait une scène ? dit Colin.

– Non, dit Alise.

– Il a mal compris ce que tu lui as dit, mais quand il ne sera plus en colère, tu lui expliqueras.

– Il m’a simplement dit qu’il n’avait plus que juste assez de doublezons pour faire relier son dernier livre en peau de néant, dit Alise, et qu’il ne pouvait plus supporter de me garder avec lui parce qu’il ne pouvait rien me donner, et je deviendrais laide avec les mains abîmées.

– Il a raison, dit Colin. Tu ne dois pas travailler.

– Mais j’aime Chick, dit Alise. J’aurais travaillé pour lui.

– Ça ne sert à rien, dit Colin. D’ailleurs tu ne peux pas, tu es trop jolie.

– Pourquoi m’a-t-il mise à la porte ? dit Alise. J’étais vraiment très jolie ?

– Je ne sais pas, dit Colin, mais moi j’aime beaucoup tes cheveux et ta figure.

– Regarde », dit Alise.

Elle se leva, tira le petit anneau de sa fermeture et la robe tomba par terre. C’était une robe de laine claire.

« Oui… » dit Colin.

Il faisait très clair dans la pièce et Colin voyait Alise tout entière. Ses seins paraissaient prêts à s’envoler et les longs muscles de ses jambes déliées, à toucher, étaient fermes et chauds.

« Je peux embrasser ? dit Colin.

– Oui, dit Alise. Je t’aime bien.

– Tu vas avoir froid », dit Colin.

Elle s’approcha de lui. Elle s’assit sur ses genoux et ses yeux se mirent à pleurer sans bruit.

« Pourquoi est-ce qu’il ne veut plus de moi ? »

Colin la berçait doucement.

« Il ne comprend pas. Tu sais, Alise, c’est un bon garçon, pourtant.

– Il m’aimait beaucoup, dit Alise. Il croyait que les livres accepteraient de partager ! Mais ça ne se peut pas.

– Tu vas avoir froid », dit Colin.

Il l’embrassait et lui caressait les cheveux.

« Pourquoi est-ce que je ne t’ai pas rencontré d’abord ? dit Alise. Je t’aurais aimé autant, mais, maintenant, je ne peux pas. C’est lui que j’aime.

– Je sais bien, dit Colin. J’aime mieux Chloé aussi, maintenant. »

Il la fit lever et ramassa sa robe.

« Remets-la, ma chatte, dit-il. Tu vas avoir froid.

– Non, dit Alise. Et puis, ça ne fait rien. »

Elle se rhabilla machinalement.

« Je ne voudrais pas que tu sois triste, dit Colin.

– Tu es gentil, dit Alise, mais je suis très triste. Je crois que je vais pouvoir faire quelque chose pour Chick, tout de même.

– Tu vas aller chez tes parents, dit Colin. Ils voudraient peut-être te voir… ou chez Isis.

– Chick ne sera pas là-bas, dit Alise. Je n’ai pas besoin d’être chez personne si Chick ne vient pas.

– Il viendra, dit Colin. J’irai le voir.

– Non, dit Alise. On ne peut plus entrer chez lui. C’est toujours fermé à clef.

– Je le verrai tout de même, dit Colin. Ou alors, il viendra me voir.

– Je ne crois pas, dit Alise. Ce n’est plus le même Chick.

– Mais si, dit Colin. Les gens ne changent pas. Ce sont les choses qui changent.

– Je ne sais pas, dit Alise.

– Je vais t’accompagner, dit Colin. Je dois aller chercher du travail.

– Je ne vais pas par là, dit Alise.

– Je vais t’accompagner pour descendre », dit Colin.

Elle était en face de lui. Colin posa les deux mains sur les épaules d’Alise. Il sentait la chaleur de son cou et les cheveux doux et frisés près de sa peau. Il suivit le corps d’Alise avec ses mains. Elle ne pleurait plus. Elle n’avait pas l’air d’être là.

« Je ne voudrais pas que tu fasses des bêtises, dit Colin.

– Oh ! dit Alise. Je ne ferai pas de bêtises…

– Reviens me voir, dit Colin, si tu t’ennuies.

– Peut-être je reviendrai te voir », dit Alise.

Elle regardait à l’intérieur. Colin la prit par la main. Ils descendirent l’escalier. Ils glissaient, de temps à autre, sur les marches humides. En bas, Colin lui dit au revoir. Elle resta debout et le regarda s’en aller.

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