LVI


En regardant Colin s’éloigner, Alise lui disait au revoir de toutes ses forces dans son cœur. Il aimait tant Chloé, il allait chercher du travail pour elle, pour pouvoir acheter des fleurs et lutter contre cette horreur qui la dévorait dans la poitrine. Les épaules larges de Colin s’affaissaient un peu, il semblait si fatigué, ses cheveux blonds n’étaient plus peignés et ordonnés comme autrefois. Chick savait se montrer tellement doux en parlant d’un livre de Partre et en expliquant Partre. Il ne peut réellement pas se passer de Partre, il n’aura pas l’idée de rechercher quoi que ce soit d’autre, Partre dit tout ce qu’il voudrait savoir dire. On ne doit pas laisser Partre publier cette encyclopédie, ce sera la mort de Chick, il volera, il tuera un libraire. Alise se mit en route lentement. Partre passe ses journées dans un débit, à boire et écrire avec d’autres gens comme lui qui viennent boire et écrire, ils boivent du thé des Mers et des alcools doux, cela leur évite de penser à ce qu’ils écrivent et il entre et sort beaucoup de monde, cela remue les idées du fond et on en pêche une ou l’autre, il ne faut pas éliminer tout le superflu, on met un peu d’idées et un peu de superflu, on dilue. Les gens absorbent ces choses-là plus facilement, surtout les femmes qui n’aiment pas ce qui est pur. Le chemin n’était pas très long pour arriver au débit ; de loin, Alise vit un des garçons en veste blanche et pantalon citron servir un pied de cochon farci à Don Evany Marqué, le joueur de baise-bol célèbre, qui, au lieu de boire, ce qu’il détestait, absorbait des nourritures épicées pour donner soif à ses voisins. Elle entra, Jean-Sol Partre, à sa place habituelle, écrivait, il y avait beaucoup de monde et ça parlait doux. Par un miracle ordinaire, ce qui est extraordinaire, Alise vit une chaise libre à côté de Jean-Sol et s’assit. Elle posa sur ses genoux son sac pesant et défit la fermeture. Par-dessus l’épaule de Jean-Sol, elle voyait le titre de la page, Encyclopédie, volume dix-neuf. Elle posa une main timide sur le bras de Jean-Sol ; il s’arrêta d’écrire.

« Vous en êtes déjà là, dit Alise.

– Oui, répondit Jean-Sol. Vous vouliez me parler ?

– Je voulais vous demander de ne pas le publier, dit-elle.

– C’est difficile, dit Jean-Sol. On l’attend. »

Il retira ses lunettes, souffla sur les verres, et les remit ; on ne voyait plus ses yeux.

« Bien sûr, dit Alise. Mais je veux dire, il faudrait seulement le retarder.

– Oh ! dit Jean-Sol, s’il n’y a que ça, on peut voir.

– Il faudrait le retarder de dix ans, dit Alise.

– Oui ? dit Jean-Sol.

– Oui, dit Alise. Dix ans, ou plus, naturellement. Vous savez, il vaut mieux laisser les gens économiser pour pouvoir l’acheter.

– Ça sera assez embêtant à lire, dit Jean-Sol Partre, parce que ça m’embête déjà beaucoup à écrire. J’ai une forte crampe au poignet gauche à force de tenir la feuille.

– Je regrette pour vous, dit Alise.

– Que j’aie une crampe ?

– Non, dit Alise, que vous ne vouliez pas retarder la publication.

– Pourquoi ?

– Je vais vous expliquer : Chick dépense tout son argent à acheter ce que vous faites, et il n’a plus d’argent.

– Il ferait mieux d’acheter autre chose, dit Jean-Sol, moi je n’achète jamais mes livres.

– Il aime ce que vous faites.

– C’est son droit, dit Jean-Sol. Il a fait son choix.

– Il est trop engagé, je trouve, dit Alise. Moi, j’ai fait mon choix aussi, mais je suis libre, parce qu’il ne veut plus que je vive avec lui, alors je vais vous tuer, puisque vous ne voulez pas retarder la publication.

– Vous allez me faire perdre mes moyens d’existence, dit Jean-Sol. Comment voulez-vous que je touche mes droits d’auteur si je suis mort ?

– Ça vous regarde, dit Alise, je ne peux pas tout prendre en considération puisque je veux vous tuer avant tout.

– Mais vous admettez bien que je ne puisse pas me rendre à une raison comme celle-là ? demanda Jean-Sol Partre.

– J’admets », dit Alise. Elle ouvrit son sac et en tira l’arrache-cœur de Chick, qu’elle avait pris depuis plusieurs jours dans le tiroir de son bureau.

« Vous voulez défaire votre col ? demanda-t-elle.

– Écoutez, dit Jean-Sol en retirant ses lunettes, je trouve cette histoire idiote. »

Il déboutonna son col. Alise rassembla ses forces, et, d’un geste résolu, elle planta l’arrache-cœur dans la poitrine de Partre. Il la regarda, il mourait très vite, et il eut un dernier regard étonné en constatant que son cœur avait la forme d’un tétraèdre. Alise devint très pâle, Jean-Sol Partre était mort maintenant et le thé refroidissait. Elle prit le manuscrit de l’Encyclopédie et le déchira. Un des garçons vint essuyer le sang et toute la cochonnerie que cela faisait avec l’encre du stylo sur la petite table rectangulaire. Elle paya le garçon, ouvrit les deux branches de l’arrache-cœur, et le cœur de Partre resta sur la table ; elle replia l’instrument brillant et le remit dans son sac, puis elle sortit dans la rue, tenant la boîte d’allumettes que Partre gardait dans sa poche.

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