LIV


Le dernier était juste revenu de chez le relieur et Chick le caressait avant de le replacer dans son emboîtement. Il était recouvert de peau de néant, épaisse et verte, le nom de Partre se détachait en lettres creuses sur la reliure. Sur une seule étagère, Chick avait toute l’édition normale, et toutes les variantes, les manuscrits, les premiers tirages, les pages spéciales occupaient des niches particulières dans l’épaisseur du mur.

Chick soupira. Alise l’avait quitté le matin. Il était forcé de lui dire de partir. Il lui restait un doublezon et un morceau de fromage et ses robes le gênaient dans l’armoire pour accrocher les vieux habits de Partre que le libraire lui procurait par miracle. Il ne se rappelait pas quel jour il l’avait embrassée pour la dernière fois. Il ne pouvait plus perdre son temps à l’embrasser. Il lui fallait réparer son pick-up pour apprendre par cœur le texte des conférences de Partre. Si il venait à casser les disques, il devait pouvoir conserver le texte.

Tous les livres de Partre étaient là, tous les livres publiés. Les reliures luxueuses soigneusement protégées par des étuis de cuir, les fers dorés, les exemplaires précieux à grandes marges bleues, les tirages limités sur tue-mouches ou vergé Saintorix, un mur entier leur était réservé, divisé en douillets alvéoles garnis de peau de velours. Chaque œuvre occupait un alvéole. Garnissant le mur opposé, rangés en piles brochées, les articles de Partre, extraits avec ferveur des revues, des journaux, des périodiques innombrables qu’il daignait favoriser de sa féconde collaboration.

Chick passa la main sur son front. Il y avait combien de temps qu’Alise vivait avec lui ?… Les doublezons de Colin devaient servir à l’épouser, mais elle n’y tenait pas tant. Elle se contentait de l’attendre, et se contentait d’être avec lui, mais on ne peut pas accepter cela d’une femme, qu’elle reste avec vous simplement parce qu’elle vous aime. Il l’aimait aussi. Il ne pouvait admettre de la laisser perdre son temps puisqu’elle ne s’intéressait plus à Partre. Comment ne pas s’intéresser à un homme comme Partre ?… capable d’écrire n’importe quoi, sur n’importe quel sujet, et avec quelle précision… Sûrement, Partre mettrait moins d’un an à réaliser son Encyclopédie de la Nausée, et la duchesse de Bovouard collaborerait à ce travail, et il y aurait des manuscrits extraordinaires. Il fallait, d’ici là, gagner assez de doublezons pour tenir et mettre en réserve au moins un acompte à donner au libraire. Chick n’avait pas payé ses impôts. Mais la somme des impôts lui était plus utile sous la forme d’un exemplaire du Trou de Sainte Colombe. Alise aurait mieux aimé que Chick employât les doublezons à payer les impôts, elle lui proposait même de vendre quelque chose à elle pour cela. Il avait accepté, et cela fit juste le prix d’une reliure pour le Trou de Sainte Colombe. Alise se passait très bien de son collier.

Il hésitait à rouvrir la porte. Peut-être était-elle derrière à attendre qu’il tournât la clef. Il ne le pensait pas. Ses pas, dans l’escalier, résonnaient comme un petit martèlement décroissant. Elle pourrait retourner chez ses parents et reprendre ses études. Après tout, cela ne faisait qu’un léger retard. On peut rattraper rapidement les cours qu’on a manqués. Mais Alise ne travaillait plus guère. Elle s’occupait trop des affaires de Chick et de lui faire à manger et de repasser sa cravate. Les impôts, après tout, ne seraient pas payés du tout. Est-ce qu’il y a des exemples qu’on vienne vous relancer à domicile parce qu’on n’a pas payé ses impôts ? Cela n’arrive pas. On peut verser un acompte, un doublezon et puis, on vous laisse tranquille, et on n’en parle plus pendant quelques temps. Un type comme Partre payait-il ses impôts ? C’est probable, et après tout, est-ce que, du point de vue moral, il est recommandable de payer ses impôts, pour avoir, en contrepartie, le droit de se faire saisir, parce que d’autres paient des impôts qui servent à entretenir la police et les hauts fonctionnaires ? C’est un cercle vicieux à briser, que personne n’en paie plus pendant assez longtemps et les fonctionnaires mourront tous de consomption et la guerre n’existera plus.

Chick souleva le couvercle de son pick-up à deux plateaux et mit deux disques différents de Jean-Sol Partre. Il voulait les écouter tous les deux en même temps, pour faire jaillir des idées nouvelles du choc de deux idées anciennes. Il se plaça à égale distance des deux haut-parleurs, afin que sa tête se trouve juste à l’endroit où ce choc aurait lieu, et conserve, automatiquement, les résultats de l’impact.

Les aiguilles firent un crachement sur l’escargot du début et se logèrent au creux du sillon, et les mots de Partre retentirent dans le cerveau de Chick. De sa place, il regardait par la fenêtre, et constata que des fumées s’élevaient çà et là, sur les toits, en grosses volutes bleues, colorées de rouge par-dessous, comme des fumées de papier. Il voyait machinalement le rouge gagner sur le bleu, et les mots s’entre-choquaient avec de grandes lueurs, ouvrant à sa fatigue un champ de repos doux comme de la mousse au mois de mai.

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