XXXV


Colin, suivi de Chick, poussa la porte du marchand de remèdes. Cela fit « Ding !… » et la glace de la porte s’effondra sur un système compliqué de fioles et d’appareils de laboratoire.

Alerté par le bruit, le marchand apparut. Il était grand, vieux et maigre et son chef s’empanachait d’une crinière blanche hérissée.

Il se précipita à son comptoir, saisit le téléphone et composa un numéro avec la rapidité résultant d’une longue habitude.

« Allô ! » dit-il.

Sa voix avait le son d’une corne de brume et le sol, sous ses pieds longs, noirs et plats, s’inclinait régulièrement d’avant en arrière, tandis que des paquets d’embruns s’abattaient sur le comptoir.

« Allô ! La maison Gershwin ? Voudriez-vous remettre une glace à ma porte d’entrée ? ! ! Dans un quart d’heure ?… Faites vite, car il peut venir un autre client… Bon… »

Il reposa le récepteur qui se raccrocha avec effort.

« Messieurs, que puis-je pour vous ?

– Exécuter cette ordonnance… » suggéra Colin.

Le pharmacien saisit le papier, le plia en deux, en fit une bande longue et serrée et l’introduisit dans une petite guillotine de bureau.

« Voilà qui est fait », dit-il en pressant un bouton rouge.

Le couperet s’abattit et l’ordonnance se détendit et s’affaissa.

« Repassez ce soir à six heures de relevée, vos remèdes seront prêts.

– C’est, dit Colin, que nous sommes assez pressés…

– Nous, ajouta Chick, voudrions les avoir tout de suite.

– Si, répondit le marchand, vous voulez alors attendre, je vais préparer ce qu’il faut. »

Colin et Chick s’assirent sur une banquette de velours pourpre, juste en face du comptoir et attendirent. Le marchand se baissa derrière son comptoir et quitta la pièce par une porte dérobée, en rampant presque silencieusement. Le frottis de son corps long et maigre sur le parquet s’atténua, puis s’évanouit dans l’air.

Ils regardaient les murs. Sur de longues étagères de cuivre patiné s’alignaient des bocaux renfermant des espèces simples et des topiques souverains. Une fluorescence compacte émanait du dernier bocal de chaque rangée. Dans un récipient conique de verre épais et corrodé, des têtards enflés tournaient en spirale descendante et atteignaient le fond, puis repartaient en flèche vers la surface et reprenaient leur giration excentrée, laissant derrière eux un sillage blanchâtre d’eau épaissie. À côté, au fond d’un aquarium de plusieurs mètres de long, le marchand avait établi un banc d’essai de grenouilles à tuyères, et çà et là, gisaient quelques grenouilles inutilisables dont les quatre cœurs battaient encore faiblement.

Derrière Chick et Colin, s’étendait une vaste fresque représentant le marchand de remèdes en train de forniquer avec sa mère, dans le costume de César Borgia aux courses. Il y avait, sur des tables, une multitude de machines à faire les pilules et certaines fonctionnaient, bien qu’au ralenti.

Les pilules, sortant d’une tubulure de verre bleu, étaient recueillies dans des mains de cire qui les mettaient en cornets de papier plissé.

Colin se leva pour regarder de plus près la machine la plus proche et souleva le carter rouillé qui la protégeait. À l’intérieur, un animal composite, mi-chair, mi-métal, s’épuisait à avaler la matière de base et à l’expulser sous la forme de boulettes régulières.

« Viens voir, Chick, dit Colin.

– Quoi ? demanda Chick.

– C’est très curieux !… » dit Colin.

Chick regarda. La bête avait une mâchoire allongée qui se déplaçait par rapides mouvements latéraux. Sous une peau transparente, on distinguait des côtes tubulaires d’acier mince et un conduit digestif qui s’agitait paresseusement.

« C’est un lapin modifié, dit Chick.

– Tu crois ?

– Ça se fait couramment, dit Chick. On conserve la fonction qu’on veut. Là, il a gardé les mouvements du tube digestif, sans la partie chimique de la digestion. C’est bien plus simple que de faire des pilules avec un pisteur normal.

– Qu’est-ce que ça mange ? demanda Colin.

– Des carottes chromées, dit Chick. On en fabriquait à l’usine où je travaillais en sortant de la boîte. Et puis, on lui donne les éléments des pilules…

– C’est très bien inventé, dit Colin, et ça fait de très jolies pilules.

– Oui, dit Chick. C’est bien rond.

– Dis donc, dit Colin en retournant s’asseoir…

– Quoi ? demanda Chick.

– Combien est-ce qu’il te reste des vingt-cinq mille doublezons que je t’avais donnés avant de partir en voyage ?

– Euh !… répondit Chick.

– Il serait temps que tu te décides à épouser Alise. C’est tellement vexant pour elle de continuer comme tu continues ! ! !

– Oui… répondit Chick.

– Enfin, il te reste bien vingt mille doublezons ? Tout de même… C’est suffisant pour te marier…

– C’est que… » dit Chick.

Il s’arrêta, car c’était dur à sortir.

« C’est que quoi ? insista Colin. Tu n’es pas le seul à avoir des ennuis d’argent…

– Je sais bien, dit Chick.

– Mais alors ? dit Colin.

– Alors, dit Chick, il ne me reste que trois mille deux cents doublezons… »

Colin se sentait très fatigué. Des choses pointues et ternes tournaient dans sa tête avec une rumeur vague de marée. Il se raidit sur la banquette.

« Ce n’est pas vrai… » dit-il.

Il était las, las comme si on venait de lui faire courir un grand steeple avec la cravache.

« Ce n’est pas vrai… répéta-t-il… tu me fais une blague…

– Non… » dit Chick.

Chick était debout. Il grattait, du bout du doigt, le coin de la table la plus proche. Les pilules roulaient dans les tubulures de verre avec un petit bruit de billes et le froissement du papier par les mains de cire créait une atmosphère de restaurant magdalénien.

« Mais qu’est-ce que tu en as fait ? demanda Colin.

– J’ai acheté du Partre », dit Chick.

Il fouilla dans sa poche.

« Regarde celui-là. Je l’ai trouvé hier. Ce n’est pas une merveille ? »

C’était Renvoi de Fleurs en maroquin perlé, avec des hors-texte de Kierkegaard.

Colin prit le livre et le regarda, mais il ne voyait pas les pages. Il voyait les yeux d’Alise, à son mariage, et le regard d’émerveillement triste qu’elle jetait sur la robe de Chloé. Mais Chick ne pouvait pas comprendre. Les yeux de Chick n’allaient jamais si haut.

« Qu’est-ce que tu veux que je te dise… murmura Colin. Alors tu as tout dépensé ?…

– J’ai eu deux de ses manuscrits, la semaine dernière, dit Chick et sa voix vibrait d’excitation contenue. Et j’ai déjà enregistré sept de ses conférences…

– Oui… dit Colin.

– Pourquoi me demandes-tu ça ? dit Chick. Ça lui est égal, à Alise, que je l’épouse. Elle est heureuse comme ça. Je l’aime beaucoup, tu sais, puis elle aime énormément Partre aussi ! »

Une des machines paraissait s’emballer. Les pilules sortaient en cataracte et des éclairs violets jaillissaient au moment où elles tombaient dans les cornets de papier.

« Qu’est-ce qui se passe ? dit Colin. Est-ce que c’est dangereux ?

– Je ne pense pas, dit Chick. De toutes façons, ne restons pas à côté. »

Ils entendirent, assez loin, une porte se fermer, et le marchand de remèdes surgit soudain derrière le comptoir.

« Je vous ai fait attendre, dit-il.

– Ça n’a pas d’importance, assura Colin.

– Si… dit le marchand. C’était exprès. C’est pour mon standing.

– Une de vos machines a l’air de s’emballer… dit Colin en désignant l’engin en question.

– Ah !… » dit le marchand de remèdes.

Il se pencha, prit sous son comptoir une carabine, épaula tranquillement et tira. La machine cabriola en l’air et retomba pantelante.

« Ce n’est rien, dit le marchand. De temps en temps, le lapin l’emporte sur l’acier et il faut les supprimer. »

Il souleva sa machine, appuya sur le carter inférieur pour la faire pisser et la pendit à un clou.

« Voici vos remèdes, dit-il en tirant une boîte de sa poche. Faites attention, c’est très actif. Ne dépassez pas la dose.

– Ah ! dit Colin. Et, d’après vous, c’est contre quoi ?

– Je ne peux pas dire… » répondit le marchand.

Il passa dans sa tignasse blanche une longue main aux ongles ondulés.

« Ça peut être pour beaucoup de choses… conclut-il. Mais une plante ordinaire ne résisterait pas longtemps à ça.

– Ah ! dit Colin. Combien vous dois-je ?

– C’est très cher, dit le marchand. Vous devriez m’assommer et partir sans payer…

– Oh ! dit Colin, je suis trop fatigué…

– Alors, c’est deux doublezons », dit le marchand.

Colin tira son portefeuille.

« Vous savez, dit le marchand, c’est vraiment du vol.

– Ça m’est égal… » dit Colin d’une voix morte.

Il paya et s’en alla. Chick le suivait.

« Vous êtes stupide, dit le marchand de remèdes en les raccompagnant à la porte. Je suis vieux et pas résistant.

– J’ai pas le temps, murmura Colin.

– Ce n’est pas vrai, dit le marchand. Vous n’auriez pas attendu si longtemps…

– Maintenant, j’ai les remèdes, dit Colin. Au revoir, monsieur. »

Il marchait de biais à travers la rue, en attaque oblique, pour ménager ses forces.

« Tu sais, dit Chick, je ne vais pas me séparer d’Alise parce que je ne l’épouse pas…

– Oh ! dit Colin. Je ne peux rien dire… Ça te regarde, après tout…

– C’est la vie, dit Chick.

– Non », dit Colin.

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