Les règles les plus élémentaires de la progression dramatique m’obligent à changer de page avant de poursuivre. Cela justifie l’effrayant silence qui vient de s’établir (à son compte) dans le dortoir. Silence à peine troublé par les ronflements de Berthe.
Qui va le rompre ? Qui va réanimer cette pétrification générale ?
Le Vieux, bien sûr ! Il aura bu le calice jusqu’à l’hallali, notre vénéré Maître ! Rien ne lui aura été épargné dans le domaine des mortifications. Il sera venu souiller son standing sur ce bateau du diable, le Big Chief. Y perdre sa belle face glabre, si aristocratique…
— Il a commis une chose pareille ! dit-il d’un ton presque pensif.
N’a plus la force de s’adresser à Bérurier, directement. L’est obligé de causer de lui à la troisième personne. Serait preneur pour une quatrième qu’on lui proposerait, une spéciale réservée seulement à la qualification des abjections de l’univers.
— Ecoutez, Patron, c’était la fête, bougonne le Dodu.
Le Vieux glisse les mains dans les poches de son pyjama de soie à rayures qui lui donne l’aspect d’un forçat de luxe.
— San-Antonio, mon garçon, dites au poussah ici présent qu’il cesse à tout jamais de m’appeler patron et rappelez-lui que, depuis hier soir, il ne fait plus partie de notre valeureuse administration.
Sa froide colère dégage une température voisine du zéro absolu. Personne, y compris cette pie-borgne de Marie-Marie, n’ose plaider pour le paria.
Personne ? Que si : Béru soi-même !
— Ben quoi, m’sieur le directeur, fait-il avec enjouement, y’a pas de quoi péter une pendule à cause d’une plaisanterie de soûlots. Il était plus blindé que moi, le zig de Bonnot-Zaire.
Le Big Dabe ne prêterait pas davantage l’oreille aux gargouillis d’un tuyau de vidange.
— Priez ce grotesque personnage de se taire en ma présence, San-Antonio, je vous en conjure. Quand il vient de parler on a envie d’actionner la chasse d’eau ! Et puisque vous avez ce chèque en votre possession, courez le restituer à l’abruti qui a pu confondre ce clown malodorant avec le PDG d’une prestigieuse compagnie maritime sur les bâtiments de laquelle flotte le pavillon français. J’espère qu’après une bonne douche froide, cet argentin argenté sera revenu de ses mirages !
— J’y cours, Boss ! servilé-je, manière de lui engourdir la rogne. Je vais arranger ce canular en moins de deux.
Je sors, flanqué de Ross, lequel part comme prévu à la conquête de notre breakfast.
Alonzo Bystrô E Pinton Agiorno occupe un appartement dans le patio, tout là-haut, sous la grosse cheminée rouge baguée de blanc qui vomit plus de fumée en une heure que les usines Renault en douze mois d’activité. Des escarbilles larges comme des feuilles d’impôt pleuvent dans l’espèce de cour intérieure cernée de portes et de petites fenêtres carrées. Chacune de ces portes est assortie d’un nom d’île. Il y a l’appartement « Tahiti », l’appartement « Corse », l’appartement « La Réunion », l’appartement « Ile Saint-Louis ». Toutes ces îles, les lecteurs géographes l’auront remarqué, sont des possessions provisoirement françaises.
Béru m’a appris que le senor Alonzo Bystrô E Pinton Agiorno[13] occupe « Tahiti ».
Un matin miraculeux, tout bleu, tout doré, se lit à travers l’orage de suie vomi par la cheminée. On entend des ziziques, çà et là. Des bruits d’eau.
Je sonne à la porte. Car il y a un timbre, comme sur les traites acceptées. Un silence gueuledeboitesque seul me répond ! Je resonne. Nothing ! Me souvenant que nous approchons des côtes d’Espagne, je tambourine. Toujours peau de balle et ballet d’écrin. Les partenaires de la Globule seraient-ils déjà à la salle à manger ? Ou à la première messe, qui sait ? Un Argentin est fatalement catholique.
Comme je m’apprête à les-talons-tourner ou à tourner l’étalon, si vous préférez, je m’avise d’une chose insolite bien qu’elle relève du principe bien connu des vases communicants : un filet d’eau sourd sous la porte ripolinée de l’appartement.
De prime abord je n’y avais pas pris garde. De l’eau sur un navire ne surprend pas plus que dans la tête d’un académicien. Plus exactement, je croyais cette eau stagnante.
Le fait qu’elle sorte de l’appartement Tahiti indique formellement que les occupants dudit sont partis pour leur maison de campagne en oubliant de fermer le robinet de la baignoire. Machinalement je tourne l’élégant loquet de cuivre ouvragé représentant une main fermée dont le pouce est inséré entre l’index et le médius avec cette fière devise gravée en arc de cercle : « Tiens, fume, c’est du Belge. » La lourde s’écarte docilement et un flot d’eau accéléré par le roulis me noie les paturons.
Ça cascade dans le fond de l’appartement. Bien que n’ayant pas fait mon service militaire dans le corps d’élite des ça a peur pompier, je m’élance jusqu’à la salle d’eau (laquelle n’a jamais autant mérité ce qualificatif qu’en ce moment). Et qu’y découvré-je ? Ne vous cassez pas le tronc, je suis payé pour vous le dire. La merveilleuse partenaire de Béru, mes chéries. Complètement nue, au point qu’elle a même ôté sa mouche sur le front.
Sa posture n’est pas très académique, je dirais même qu’elle est scabreuse, vue que la demoiselle est installée sur son bidet. C’est de cet appareil que coule la flotte. Curieuse variante du Manneken-Pisse. Je vous raconte ces détails parce que, franchement, ils n’ont plus rien d’indécent étant donné que cette pauvre hindoue est allée rejoindre ses aïeux au paradis des éléphants blancs et des vaches (enragées) sacrées.
Deux balles dans le cœur, même si on les morfle dans la salle de bains de Barnard, ça ne pardonne pas. On lui a balancé le potage à moins d’un mètre. Ça l’a foudroyée sur place. Elle est partie en arrière et s’est adossée à la cloison. C’est dans cette étrange position que la rigidité cadavérique a fait son œuvre. Pour la mise en bière faudra pas un cercueil mais l’emballage d’un réfrigérateur.
Ecœuré, je sors du local après avoir fermé le robinet du bidet.
L’appartement se compose de deux chambres dont l’une est transformée en salon.
C’est dans la première que gît le gros corps du sieur A. B. E. P. A[14].
Contrairement à sa compagne de croisière, il est entièrement vêtu. Il repose en travers du canapé, les bras en croix. On l’a plombé de deux balles dans la poitrine, lui aussi. Le meurtrier doit avoir un tic !
Un examen rapide des lieux ne me révèle rien, mais me permet de découvrir sur le burlingue un papier à lettres à en-tête de la compagnie Pacqsif comme il y en a à la disposition des passagers, dans toutes les cabines.
Un acte de vente du Mer d’Alors y a été dressé dans un charabia franco-espagnol et d’une écriture déformée par l’alcool. Il a été signé par les deux parties. Je me grouille de l’empocher. Je m’empare alors du chéquier qui flanquait le document et j’arrache le talon du chèque libellé à l’ordre de Bérurier. Ce petit boulot exécuté, je vide les lieux d’un pas pesant d’homme croulant sous le poids des fatalités.
Les malheurs, c’est comme les agents-cyclistes : ils ne vont jamais seuls.
Lorsque je reviens dans notre asile de nuit, j’y trouve Oscar Gaumixte en pleine gesticulation.
De quoi ? Manger ? Et puis quoi encore ! Un breakfast ? Nous rêvons ? Des œufs brouillés, qu’il demandait le larbin anglais, de la marmelade, of course, du thé, du porridge, des toasts pour tout le monde ! C’est de la provocation ou quoi ? Parler bacon dans notre position ?
Avoir faim ! Se souvenir qu’il existe de la nourriture alors qu’on macère dans le plus noir opprobre ! Se servir de nos dents quand deux personnages considérables viennent de s’escamoter, à nos nez d’idiot et à nos barbes de crétin ?
Voulez-vous que je vous dise, pour ce qui est de la boustifaille, mes drôles ? apostrophe l’armateur. Mon cul ! Vous m’avez bien compris ? Mon cul ! A dix heures nous touchons Malaga, vous y débarquerez avec armes (inutiles) et bagages (superflus) et je ne veux jamais plus entendre parler de vous ! Jamais ! Le temps aidant, l’âge venant, peut-être finirai-je par oublier vos existences incongrues ! Non contents d’être plus inutiles que des emplâtres sur des jambes de bois[15] vous créez des scandales à bord !
Il fustige Berthe du doigt.
— Cette houri a ruiné notre soirée d’hier ! L’infirmerie est pleine d’éclopés. Le médecin ne sait plus où donner de la gaze ! La pharmacie est pillée.
Il met, de son même geste intraitable, Félix en accusation.
— Cet hurluberlu a défilé sans pantalon dans la coursive en exhibant, m’a-t-on dit, un faux appendice qui a révolutionné les passagères.
— Comment, un faux ! s’indigne le Prof.
— Silence !
— Quant à ce veau défraîchi, continue l’accablant Gaumixte, il a arpenté tous les ponts en braillant des chansons d’ivrogne, et vous voudriez que l’on vous donne à manger !
— Donnât ! rectifie m’sieur Félix ; que l’on vous donnât !
Gaumixte lui postillonne des microbes bourgeois en pleine poire.
— Souhaiteriez-vous que de surcroît je vous donnasse mon pied au cul, vieil abruti, hydrosexuel, suborneur, éléphantoche ? Le jeûne pour tout le monde ! La petite fille seule aura droit à une tartine de confiture, un point c’est tout ! Et de la vulgaire gelée de pomme, encore ! Celle du personnel, même pas : le pot réservé aux plongeurs nègres ! A Malaga, c’est moi qui veillerai à votre débarquement, bande de pique-assiettes ! Vous coltinerez vous-mêmes vos hardes ! A la queue leu leu, comme des bagnards !
Bérurier qui se morfondait au creux de sa honte relève son chef raviné par les récentes libations.
— Dites donc, le Gueulard, murmure-t-il. Les policiers français…
Il se tourne vers le Vieux :
— Même les « ex », ajoute-t-il, n’ont pas l’habitude de se laisser traiter de bagnards. Pour pas que vous l’oubliiez, permettez-moi de vous offrir ce petit pense-bête !
Joignant le crochet du droit à la parole, il file un tel parpin au menton de Gaumixte que ce dernier décrit une triple pirouette avant d’aller s’écraser contre la cloison. Il crache trois dents et tombe assis, sonné à bloc.
Le Gros recueille les trois ratiches expulsées, lesquelles se composent de deux incisives et d’une molaire couronnée. Il les fourre dans la main de l’armateur :
— Tiens, Gamin, lui dit-il, tu les feras monter en porte-clés !
Le Vieux pousse un long soupir.
— Bérurier, déclare-t-il, je crois bien que vous venez d’être réintégré dans la police.