Oh, je sais ce que vous pensez, mes buses !
Vous vous dites, le San-A., il se casse pas trop la nénette quand il fait des découvertes. Il s’agglutine pas aux indices, le beau commissaire. Il a vachement tendance à pas poursuivre quand une piste s’offre. Il rebrousse chemin, le drôle. Fait une crise de désacharnement, probable, le fringant julot. Ou alors il essaie de tirer à la ligne, de faire durer le plaisir pour se ménager des rebondissements sans trop se défoncer les cellotes grises.
Je sais tout, je vous dis. Tout ! Je bouquine dans vos pensées comme sur un panneau indicateur ! Et puis quoi, je les pratique depuis un bout de temps, vos râleries mesquines ; toujours insatisfaits, ratiocineurs, bêcheurs, fines bouches, nez tordus. Avides, mécontents, éplucheurs d’additions ! Bourriques par vocation. On vous décroche la lune et vous râlez parce qu’elle est pas pleine ! Faut de la patience pour vous correspondre, bande d’imprécateurs ! De la ténacité, de l’abnégation, le goût du martyre. Et la peau épaisse des éléphants, surtout, que vos crachats dégoulinent dessus comme la lance sur une pelure de C.C.C. S’entraîner à pas blêmir ! A jamais rougir. Rester impavide sous vos sarcasmes, pas trop se fier à vos louanges. Vous aimer par goût de l’amour uniquement ; par élan fraternel. Siroter le sacrifice jusqu’à votre lie, canailles ! Déambuler la tête haute à travers vos pervers sarcasmes, poubelles ! Vous prendre en patience ! Vous obliger de cicatriser, mes beaux furoncles ! Compter d’entre vous les ceux qui m’aiment franchement, en plein, en bloc, pour de bon, pour toujours. Ceux qui m’avalent sans tousser, sans recracher, comme on se farcit une bonne potion ; comme on se paie sa cuillerée d’huile de foie de morue. Ceux que je leur fais du bien et qui me lisent pas sur ordonnance. Ceux-là je les salue, marri. Je leur fais la bise. Je leur promets qu’on se quittera plus ; on vieillira ensemble, on s’étiolera de conserve, on craquèlera en chœur. On fera de l’humus en couronne ! On deviendra engrais azoté la main dans la main. Mais pour en revenir aux autres, je les sais qui rouscaillent dans leur coin ; qui chuchotent des imprécations ; qui font des bulles cloaqueuses, qui se trémoussent dans leur vase. Ils disent comme ça, entre eux : il attige, San-A. Vous avez vu comment qu’il a tourné court lors de ses mystères ? Tiens, le coup de la malle ! Blouff, il cesse tout soudain d’en causer. Les cadavres de l’Argentin et çui de l’indouse, fini, motus, le blacaoute ! On passe à autre chose ! Et le coup de la piaule espagnole, l’assommage dans l’assommoir ? Goude naillete ! De même la question des intrigants masseurs-masseuses-mythologues ; il s’est pas agrippé ! Camille, il la laisse quimper chez Oscar pour qu’elle le régale à fond, l’armateur. La double cabine aux noms interchangeables, il cause pas d’en faire l’inventaire, c’t’engelure ! Il glisse sur les indices comme sur des peaux de bananes, Santo-Antonio ! Il se la coule douce à bord du Mer d’Alors. Il est contaminé par l’ambiance croisière.
Franchement, je peux pas trop m’indigner de leurs giries, à tous ces rouspéteurs péteux. Y a un certain vrai dans leurs aigreurs. Ct’un fait que j’ai laissé se condenser la situation. Pourquoi ? Je vais vous l’expliquer. Cette enquête sur un bateau me laisse du temps et surtout la disposition de TOUS LES PERSONNAGES incriminables, comprenez-vous ? Y a pas à s’affoler : ils sont tous là, à portée de main, les protagonistes, et pour des semaines, ce qui ne se voit jamais dans une enquête ordinaire.
Je n’ai pas eu à brusquer les événements, suffisait de les attendre au tournant pour les comptabiliser. Seulement, pendant ce temps, je crois vous l’avoir déjà dit plus haut, sinon je vous le répéterai plus loin, j’ai copieusement réfléchi. Mon puzzle, il a commencé à se constituer. Oh, nature, il a encore plus de trous qu’un gruyère, mais ça vient tout de même, mes petites poulettes ! Ça n’est pas encore solide, mais ça a cessé d’être fluide. Je tiens la bonne visquosité. Faut laisser épaissir.
Cela dit, si ma technique vous défrise, achetez des bigoudis et ne me faites par tarter ! Compris ?
Quand un Béru se pointe quelque part, vous pouvez être assurés qu’un Pinuche n’est jamais très loin. Fectivement, v’là la Vieillasse qui s’annonce. Je leur confie Raymond ainsi que l’assistant-tante et m’esbigne après leur avoir donné rendez-vous au salon de musique comme en a décidé le commandant Alexandre-Benoît Bérurier.
— Ah ! c’est vous ! Encore vous ! Toujours vous ! Cela n’importe, entrez, vautrez-vous. Voulez-vous un cigare ? Prenez-en un, un petit, un Haut-Brion de chez Davidoff, avant le dîner c’est magique ! J’avale la fumée ! Mes poumons sentent La Havane !
Il a réintégré une robe de chambre Gaumixte. Ronflante, en satin bleu nuit avec un col châle de soie blanche. Il a épinglé deux ou trois légions d’honneur dessus, de tailles différentes. Rien de plus décoratif (si je puis dire) que cette décoration ! Ah, il avait du goût, Napo !
Camille, dans un kimono qui pourrait être japonais s’il ne sortait de chez Dior, joue les chattes heureuses sur le sofa, à plat ventre et une jambe en l’air, comme dans un tableau de Van Dongen.
— Tiens, fait-elle, le célèbre Sherlock qui revient sur le sentier de la guerre. Du nouveau, beau commissaire ?
— Un peu, dis-je.
Je montre le chèque à Gaumixte. L’armateur se met à trembler. Il glafouille : Ohohohohohohoho-hoh ! Interminablement. Ses mains s’avancent en décrivant un mouvement frétillant. Il bave. Ça coule long et argenté de sa bouche pleine d’or et de trous.
— Ohohohohohohohoh ! il continue.
Ça le fait suinter, l’émotion, la joie, la transe. Il transpire. Il fait pipi sur la moquette. Il lui sort de l’eau par tous les pores, par tous les orifices.
— Ben quoi, qu’est-ce y a ? s’inquiète Camille.
— Le chèque, le chèque, le chèque ! trembille Gaumixte.
Il se prend les mains à deux mains, se les pétrit, se les tord, se les allonge, les caoutchoute.
— Mais Dieu m’aime, alors ? Il me protège ! Je suis Son fifi, Son chouchou, dites ? C’est vous qui l’avez retrouvé, Antonio ? Oh, mon petit, mon aimé, ma joie d’être ! Mon bienvenu ! Mon précieux ! Mon besoin ! Mon salut ! Je vous bénis ! Je vous paierai ! Vous serez décoré, de tout ! Je vous ferai élire à l’Académie Goncourt, non : ça ne vaut plus le coup ; à la Française alors. Vous serez bicorné, chéri ! Vous aurez une épée, je vous d’offre ! En or, avec un pommeau de nacre et un fourreau tricoté par ma femme ! Je vous remercie, vous rends grâce ! A Dieu aussi ! Je vais faire maigre le vendredi, je ne mangerai plus que du veau ou du mouton, à la rigueur ! J’écouterai la messe à la radio, le dimanche en allant à la campagne ! Je ferai mes Pâques, à Pâques ! Ah, Seigneur, comme Ta volonté est bien faite ! Comme elle ressemble à la mienne ! Le chèque béni, sanctifié ! Ne le perdez pas, donnez-le-moi, j’en prendrai soin : j’ai un coffre ! Je vais l’enfermer. Il sera bien ! Une lampe brillera sans trêve à l’intérieur, je promets. Je monterai la garde devant avec un fusil ! Je changerai la combinaison de la serrure, je la brouillerai, je l’oublierai. Personne ne la saura plus jamais ! Il est douillet, mon coffre ! Il est climatisé, étanche : on peut couler, les requins ne l’auront pas. Et quant aux forceurs : tiens, fume ! Ah, merci ! Ah ! ce que je suis confortable ! Quelle félicité ! Quelle paix intégrale, organique et morale ! Radicale ! Entière ! Ah ! mourir sur l’heure, à la seconde ! Crever comme une bulle irisée dans le soleil. Ne plus être à force de bien être ! Ma jouissance continue ! Je ne suis plus qu’un interminable spasme ! Je me prolonge à l’infini. Je vais résonner dans les confins ! Mon orgasme est cristallin. Ma pâmoison ricoche à la surface du néant. Excusez-moi un instant, il faut que j’aille changer de slip !
Il sort.
— Il est poilant dans son genre, non ? murmure Camille. Un numéro pareil, je te jure ; ça mérite le voyage !
— Pas si louftingue qu’il y paraît, dis-je, il a ses moments de lucidité, tu ne crois pas, môme ?
Prudente, elle attend la suite.
Je la lui fournis sans tarder.
— Compliment, ma gosse, tu m’as bien possédé.
— Ah oui ? Où et quand ?
— L’autre nuit, dans l’auberge de mon copain. Tu jouais à la perfection les belles endormies…
Elle hoche la tête.
— J’avais des doutes, figure-toi. Car je savais que tu étais de la poule… Alors je t’ai observé du temps que je me rafraîchissais la petite Infante de Castille derrière le paravent.
« Y a rien de plus traître qu’un paravent, surtout s’il est chinois. A cause des charnières, tu piges ? Ça ménage des interstices. Je t’ai vu verser ta cochonnerie dans mon champ et j’ai tout de suite pigé que c’était pas de l’Alkaseltzer. J’ai fait semblant de boire, mais en vidant le contenu du verre dans mon corsage. Puis de m’endormir. Ensuite je t’ai vu fouiller mon sac, écouter la bande magnétique et filer. Moi je me suis barrée par la fenêtre… »
— Passionnant, ensuite ?
— Je me suis rabattue sur Gaumixte qui m’avait fait un fameux coup de gringue à l’hôtel d’Achille après votre départ et m’avait filé son adresse. Je lui ai tout raconté.
— Pourquoi ?
— Pour qu’il prévienne Hector. De nuit, je pouvais pas me rendre à bord. Je craignais que tu saches, après avoir lu mes fafs, que j’étais sa collaboratrice. Il aurait pu t’écrire pour t’annoncer notre prochain mariage…
— Ensuite ?
— Gaumixte m’a dit qu’il avait une idée pharamineuse. Il m’a proposé de voyager secrètement. Il me collait une cabine contiguë à celle du Vieux…
— Pour que tu puisses surveiller étroitement Pépère, n’est-ce pas, ma Gredine ? J’en sors, de ta cabine Belle Aurore (laquelle devient quand besoin est la cabine Fleur de France) et j’ai découvert qu’il existait un système de phonie entre les deux. Décidément tu es la reine de l’écoute toutes catégories. Mam’zelle Guette-au-trou, quoi !
Elle siffle entre ses jolies dents, gourmande :
— Eh ben, dis donc, t’en déniches des trucs sans en avoir l’air. Ouais, en effet, j’écoutais comporter ton Boss.
— Et Hector ne savait rien, bien sûr ?
— Non. Il me croyait à Paris.
— Pour quelle raison, ces cachotteries ? Pourquoi cette étroite surveillance du Vieux ?
Elle fait la moue.
— Oscar est un petit tyran qui veut tout savoir, tout dominer, tout contrôler. Il voulait pouvoir suivre au fur et à mesure, et sans attendre vos rapports, le cheminement de votre enquête. Et puis, sauf ma pudeur, il en pince sérieusement pour moi, et je pense qu’il a trouvé cet argument pour me séquestrer en douce, m’avoir à sa botte. Il m’a déclaré, à propos d’Hector, qu’il convenait de ne pas le troubler par ma présence à bord, de le laisser travailler seul.
Je la regarde bien entre les deux yeux.
— En outre, je gage (comme disait une bonniche de mes relations) qu’il t’a promis une coquette somme ?
– Ça me regarde !
— Tes une drôle de collaboratrice, miss Détective. Et une encore plus drôle de fiancée ! Tu sais qu’Hector a voulu se buter pour toi, après t’avoir découverte dans la salle de bains, tantôt ? Il est à l’infirmerie.
Elle se marre.
— Sacré Totor, je savais bien que c’était une truffe !
Retour de Gaumixte sur, en arrière-fond sonore, un gargouillement de chasse d’eau[26].
Il est épanoui, un tant soit peu calmé.
— Ce chèque, San-Antonio bien-aimé ; mon ami, mon fabuleux destin, ce chèque, montrez-le-moi encore, je vous en supplie !
Bon cœur, je lui déballe.
— Je peux l’embrasser ? me dit-il.
Il le baise.
— Bien vrai, vous ne voulez pas me le remettre ?
— A la date prévue, c’est-à-dire à la fin de la croisière !
— Bon, alors tant pis, j’attendrai, je me morfondrai. Je prierai pour lui, pour son salut ! Ne le perdez pas ! Ah non, ne le perdez pas, je vous l’interdis ! Et pas de disparition, hein ? Vous allez coucher ici, avec nous, prendre vos repas en notre compagnie ! On ira aux toilettes ensemble. On se baignera dans la même baignoire ! Vous êtes dorénavant mon frère siamois, Antoine. Mon ombre, ma projection. Faites-le voir une fois encore ! Ah ! la merveille ! Qu’il est donc beau, bien dodu avec ses zéros, magnifiquement signé, artistiquement barré ! Où était-il ?
— Sur Achille !
— Et Achille ?
— Dans le sauna, baignant dans son jus, c’est ou jamais le cas de le dire.
— Pauvre cher grand et sublime ami !
— Ah bon, dans le sauna, voilà qui est intéressant, murmure Camille. Donc j’avais vu juste !
Elle m’intéresse, la réveilleuse de sensations fortes.
— Qu’entends-tu par là ?
— C’est moi qui ai filé le tuyau à votre Mironton. Je lui ai conseillé de profiter de l’escale pour aller draguer chez les masseurs.
— Raconte !
Elle ouvre déjà la bouche. Je la fais stopper d’un signe péremptoire.
— Et puis non, dans l’ordre, môme ! Sinon mes lecteurs s’y paumeraient. On continue ton récit chronologiquement. Bon, Gaumixte t’a embarquée en loucedé et t’a installée dans la cabine Belle Aurore afin que tu puisses suivre notre enquête grâce au système acoustique, j’aimerais un chouïa d’explications à propos de ces deux cabines ma choute.
Elle hausse les épaules.
— Pas moi qui les ai conçues, mon pote. Demande à Oscar !
— Hein, quoi, comment, pardon ? murmure l’Apostrophé. Vous disiez ? Ah oui, les deux cabines ?
Il rit, bat des mains, et se jette assis sur le canapé où il s’applique à rebondir.
— Une idée à moi, astucieuse, géniale ! The trouvaille ! Une extrêmement very good idée ! Vous voulez savoir ! Alors, écoutez ! Oh puis non, pas devant elle ajoute l’armateur en désignant Camille ! Ah mais non, non, non, et non, je suis un gentilhomme, moi. Un galant homme ! Je ne fais pas partie de ces sots vantards qui commencent leurs bonnes fortunes, racontent leurs coucheries, les comptabilisent. Je suis discret. Camille est la première, la seule, l’unique ! Avant elle : les limbes ! Je ne parlerai pas du no-man’s land qui l’a précédée. Elle ne doit rien savoir de mes trébuchements antérieurs, de mes ridicules tentatives, de mes stériles copulations, motus sur la horde de donzelles que j’ai culbutées avant de la rencontrer. Elle m’a eu vierge, pratiquement ! M’a déniaisé, dépucelé ! Elle me commence par le bon bout, voilà ! Alors un peu de respect humain, de grâce ! Evitons les allusions ! Ne me faites pas dire ce que la plus élémentaire décence m’interdit de proférer en sa chère présence ! Chuuuut ! Venez à l’écart, mon ami, mon chéquier, ma vie ! Je vous parlerai à vous seul, dans l’oreille, en anglais ! Tu ne parles pas anglais, Camille ? Si ? Un petit peu ? Alors nous parlerons en suisse allemand. Et par mesure de sécurité, va dans la chambre, belle rose. Mets-toi un oreiller sur la tête. Deux oreillers : un sur chaque oreille ! Va, ma douceur, va, ma soie brochée, va, ma rosée au soleil !
Camille bâille et se masque l’ennui béant du revers de la main.
— Oh, hé, dis donc, Oscar, tu sais que tu commences à me faire ch… avec ton circus ? murmure-t-elle.
— Ne parle pas ainsi, mon ravissement, mon transport, ma lubricité infinie ! Bon, d’accord, reste, écoute et pardonne ! Absous ! Je ne suis qu’un misérable pécheur ! Un fauteur-né. Une larve immonde ! Un porte-sexe ! Voilà, ces cabines : combine ! Un bon truc ! Démoniaque, honteux, je sais ! C’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute ! Avant de te connaître, Camille, beauté suprême, peau de la nuit d’été, miroir de l’infini, soupir des jardins d’Allah, avant de te connaître, ô ma rareté, ô mon séisme vasculaire, je forniquais comme un bouc ! Que dis-je, cher rameau d’olivier : comme un goret pustuleux et crépi de fange. Ma débauche immonde s’exerçait sur des jeunes filles, je l’avoue ! Je le confesse à Dieu tout-puissant. Des jeunes filles ! Des mineures, des nubiles, des imberbes parfois ! Ah, la honte atroce ! Ah, le remords blafard ! Ah, le pestilentiel souvenir ! Ah, le purulent péché ! Ah, la démoniaque contamination de mon âme ! Sainte-Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs ! Mon honneur agonise à cette évocation ! Que le sexe m’en tombe comme le ver tombe de la charogne !
— Et à part ça, Gaumixte ? l’interromps-je.
Il ravale les filaments de son éloquence. Aspire, instille, mouche et s’essuie le front.
— Ma défense, messieurs les jurés ? Cette inaptitude au plaisir qui me gâchait la vie. Je pouvais m’accoupler, mais non m’assouvir. Ce qui constitue pour les autres le paroxysme de l’Acte n’était chez moi qu’une misérable débandade ! Alors je demandais à la perversité de me porter vers des aboutissements glorieux. En vain, messieurs les jurés ! En vain…
Camille rebâille.
— Tu les casses à monsieur, Oscar, dit-elle, et tu me les casserais si j’en avais. On te demande d’expliquer ton coup des cabines, pas de nous interpréter le Maître de Forges.
Il s’ébroue, acquiesce.
— Oui, tu as raison ! Droit au but ! Pas de fioritures ! A bas les circonlocutions. Mort aux parades orales. La vérité est sèche comme un arbre en hiver ! Je veux la dire ! La clamer ! L’exclamer ! L’acclamer ! Sors de mes lèvres penaudes, vérité ! Camille, virgule, et San-Antonio, re-virgule, voici, deux points à la ligne.
Il ferme les yeux.
— J’allais guetter ma proie dans ces bistrots avoisinant les lycées où une jeunesse turbulente avale la fumée de ses premières cigarettes en vénérant Mao et en malmenant les juke-boxes. Je jetai mon dévolu sur un bel animal, blond de préférence, ou châtain d’aventure. Je ne suis pas Apollon, mais je possède une Ferrari, et lorsqu’on veut impressionner la pucelle d’aujourd’hui, il vaut mieux avoir une Ferrari qu’une jolie gueule. Bref, je liais connaissance avec ma proie. Je ne vous relaterai point ici mes travaux d’approche de vampire en rut. Oh non, pas ça, épargnez-moi les miasmes de ma boue. Toujours est-il que, très vite, après le foulard d’Hermès, le déjeuner chez Oliver qui parle si bien et à travers une si belle barbe, et le vouiquende à la Moutière, j’abordais la croisière. Pourquoi ? Parce que, mes amis, mon infortune sexuelle veut que je ne puisse faire l’amour que sur un bateau. L’Hérédité ! J’ai passé ma nuit de noces à bord de l’Amiral Locdu. J’ai conçu mon fils sur le Pointe-à-Pitre, trompé pour la première fois mon épouse dans la classe touriste du Théodule Nécreut et contracté ma dernière blennorragie dans la rade de Rio, à bord du De Couillambarre. Sans la mer, pas d’homme ! Sans le bercement des flots il n’est pas d’érection possible ! Je ne deviens mâle et mât que sur un navire ; maintenant vous savez tout de moi !
Il va ramasser un cigare dans un cendrier et commence de le croquer comme il le ferait d’une banane.
— Pour vous en revenir, je devais donc amener mes gamines en croisière. Seules, il n’y fallait point songer, car elles étaient en puissance de parents, les idiotes ! Souvent, elles appartenaient à des milieux modestes. J’avais donc recours à un subterfuge assez élégant, il faut en convenir : je leur faisais gagner le Grand Concours trimestriellement organisé par ma Compagnie, concours qui, peut-être le savez-vous, s’intitule : Rêvez, Pacqsif fera le reste. Il est du genre facile. Style : Trouvez la capitale Européenne dont le nom comporte cinq lettres commençant par « P » et finissant par « S ». Un tirage au sort départageait les éventuels gagnants. Le tirage et le sort, c’était moi, mes amis. La gamine gagnait une croisière aux Antilles ou un voyage en Grèce, selon qu’elle me plaisait ou m’était seulement sympathique. Bien sûr, elle embarquait avec Maman. Il m’est arrivé de m’envoyer aussi Maman. D’ailleurs, les mères b… mieux que les filles, c’est dans la nature des choses ! Néanmoins, le fait fut rare car j’ai de la suite dans les idées. J’installais donc « ces dames » dans deux cabines différentes et non contiguës. Je réservais à la jouvencelle la cabine Fleur de France et je la guettais depuis la cabine Belle Aurore. Grâce au système de phonie, je savais quand la voie était libre, car, autre et dernière particularité de ma vie glandulaire, je ne peux faire l’amour que de jour. Sitôt débarrassée de la présence maternelle, la chère petite m’appelait. Alors, mes amis, j’intervertissais les noms des deux cabines, lesquelles sont absolument semblables, vous le savez maintenant, et je pouvais aller aimer sans craindre un flagrant délit. Si maman revenait à l’improviste, elle ouvrait automatiquement Belle Aurore en croyant qu’il s’agissait de Fleur de France. Ne trouvant pas sa fille, elle partait à sa recherche. Moi, je sortais la tête haute de la cabine de ma conquête, sans craindre de me casser le nez sur la duègne. Le cas échéant, je la saluais aimablement. N’est-ce point là une idée géniale ? Furieusement géniale ?
— Ben quoi, au lieu de faire tout ce circus, t’aurais pu simplement dire à la petite de venir chez toi, Oscar ! remarque, non sans un certain poil de pertinence, l’honorable Camille ! Ah dis donc, toi alors, tu comptes les pattes des moutons et tu divises par quatre, mon Gros !
Il s’insurge.
— Ne dis pas cela, éclaboussement de la nature ! Perle des mers du sud ! Chant matinal des oiseaux ! J’avais besoin de la prendre dans son climat, dans ses odeurs, mon désir était si arachnéen, si ténu…
— Ben et moi donc, tu m’as bien amenée dans ton appartement pour m’aimer !
Gaumixte bondit, crache du tabac et de la vapeur.
— Toi ! Toi, horizon céleste ! Toi, parfum de l’Arabie Séoudite, de l’Irak, de l’Iran et de tout le golfe Persique réunis, toi, je vais te dire… Toi, Camille : c’est toi ! Il n’y en a pas eu d’autres, il n’y en aura plus d’autres ! Avec toi je peux de jour et de nuit ! En mer et à terre. Debout et couché. Partout ! Partouze. Par tous les temps ! Je pourrai sur du fumier comme dans le coffre d’une Cadillac ; sur une chaise ou contre un panneau électoral consacré à la campagne d’un UD cinquième (et pourtant nous sommes Gaullistes depuis quatre générations chez les Gaumixte). Je pourrais dans un confessionnal (et je suis chrétien) ou alors dans vitrine des Galeries Lafayette (et j’y suis client). Je pourrais dans les branches d’un chêne et sur les marches d’un escalier roulant. Je pourrais en aérostat comme à bicyclette ! A ski, à cheval, en Angleterre. Je pourrais sur les mains, Camille ! Je pourrais en dormant, en marchant, à cloche-pied. Sur un toit. Dans le métro. Place de la Concorde ! Sur les genoux d’un gardien de la paix ! Je pourrais sur la couverture de ce livre, illustré par Dubout ! En dictant mon courrier ! En regardant la télé ! En pique-niquant avec ma femme ! En plein conseil d’administration. Je pourrais sans toi, tiens, tant tu m’excites.
Il se trisse vers la salle de bains.
— Excusez-moi, crie-t-il, je vais m’informer !
Ouf !
— Tu parles d’un jobré, soupire Camille, malgré son fric je peux pas m’y faire. Va falloir que je rentre au bercail d’Hector.
— Continuons notre entretien, je suis pressé.
— Tu descends à la prochaine ?
— Peut-être ! Allez, je t’écoute.
Elle ricane.
— C’est bien ton tour, moi je vous ai assez écoutés comme ça ! Bon, ce que j’ai retenu surtout de vos parlottes, c’est l’idée que les disparus n’étaient sûrement pas supprimés tout de suite, mais séquestrés dans un coin tranquille où ils se rendaient de bonne grâce. Alors, en y réfléchissant de près, je me suis dit qu’on les nourrissait peut-être pendant leur détention. J’ai fait venir le maître d’hôtel qui dirige le service des repas en cabine, et je lui ai demandé si, parmi les gens qu’on servait chez eux, il y avait de gros mangeurs…
— Bravo, môme, fallait y songer !
— J’y ai songé !
— Alors ?
— On a fait un tour d’horizon, dressé une petite liste, très courte car en général, les bâfreurs vont à la salle à manger. Et je suis tombé en arrêt devant le chef masseur, un certain Hanne. Il aurait des crises de boulimie, aux dires du loufiat. Quand ça le prend, il se fait apporter de la bouffe dans le courant de la journée. Et c’est d’autant plus surprenant qu’il prend ses repas au réfectoire des officiers.
— Et t’as raconté ça au Vieux pendant l’escale ?
— Ouais, fallait le calmer, il venait de découvrir que cet ahuri d’Hector lui avait expédié la lettre anonyme dont le texte m’a bien fait marrer. Je l’entendais fulminer dans sa cabine. Puis raconter à son larbin qu’une vipère…
Je l’écoute distraitement. Ce qu’elle me bonnit, je suis maintenant assez grandet pour le piger tout seul. Elle est intervenue quand le Vieux a demandé un mousse, après la sortie de Ross.
Pour ne pas être importunée par le valet de chambre, elle a retourné les plaques des cabines : Si bien qu’un peu plus tard c’est dans la sienne qu’Hector a attendu.
— Avant de quitter ta piaule, interromps-je, tu avais bu une consommation ?
— Un petit coup de scotch pour me donner du cran, oui.
Bon, d’où le verre vide aperçu par Hector. Elle parle, elle parle… Je me pince pour garder le contact avec la réalité du moment.
— … Il a pris ma présence à bord pour un coup d’arnaque… J’ai eu beau lui expliquer… Il s’impatientait parce qu’Hector n’arrivait pas… je l’ai alors mis au courant à propos du masseur, histoire de lui détourner la rogne… Il m’a écoutée sans piper, puis s’est précipité dehors… Je l’ai attendu. Ross a apporté le bloody-mary à côté, puis il est parti. Comme le Vieux ne revenait pas et que l’escale s’achevait, je suis sortie, j’ai retourné les plaques, ensuite j’ai rapporté la consommation de ma cabine dans la sienne…
— Et tu l’as bue ?
— Ouais, fallait pas ? j’adore le bloody-mary.