Pour bien réfléchir, je crois que la position semi-horizontale est la meilleure.
Allongé dans un transat, la visière de ma casquette sur l’œil pour laisser mes pensées à l’ombre, je m’emmène promener la cervelle dans des régions sans limites.
Par moments, je me dis que la seule arme, pour lutter contre la misère humaine, c’est la patience, et le seul butin, en cas de victoire, la résignation.
Le barlu roule comme jamais, malgré le beau temps. Renseignements donnés par le steward de pont à une passagère inquiète, ça viendrait de ce que les stabilisateurs sont en rideau. Il n’importe. Ce fort bercement m’aide à gamberger. Il fait chaud, des senteurs d’ambre solaire et de parfums coûteux flottent dans l’air tiède. Le halètement du Mer d’Alors me communique un peu de sa force mécanique. C’est beau, le génie. Des mecs se sont rassemblés pour concevoir et fabriquer le Mer d’Alors. Et puis maintenant le bateau existe. Il nous emporte vers des sortilèges… Le Vieux… Bon, faut que je lui récapitule la disparition.
Il étudiait les fafs du bord chez le commandant. Il met le pif sur un écrit de Totor. Ça lui dit quelque chose. Le voilà parti dans sa cabine, à confronter la note avec la lettre anonyme. Pot aux roses ! Le vilain Hector est bien l’auteur de la lettre ! Ah ! ah ! Mon gaillard… Il jubile, le Dabe ! Ça s’arrose ! Il réclame un bloody-mary à Ross ! Alors c’est à partir de là que le temps se découpe en fines lamelles…
De la musique en provenance du salon me fait perdre un peu le fil. Les musicos interprètent les Lilas Blancs ! Nouveau ! J’écoute l’air cher à M’man, dommage qu’elle puisse pas entendre… Quand refleuriront les lilas blancs… Qu’est-ce que je pensais ? Attention, San-A. Doucement ! Le Vieux commande un bloody-mary à Ross. Ross va au bar et en surveille l’exécution. Pendant ce temps, le Dirlo sonne un moussaillon pour lui ordonner d’aller remettre un message à Hector. Le mousse a l’impression que le Vieux n’est pas seul. Mon boss tient sa loupe à la main. Elle vient de lui servir à démasquer le cousin. Il l’a peut-être utilisée pour démontrer la concommitance des écritures à son visiteur ? Non, je vais trop vite, il convient d’être plus minutieux. Je reprends : le vieux seul dans sa cabine, venant de confondre Hector. Il sonne Ross. A cet instant il n’y a personne d’autre dans sa cabine. Il confie à son valet de chambre que, seul des bateaux de croisières, le Mer d’Alors fait escale à Dékonos. Il ajoute que nous réchauffons une vipère dans notre sein. C’est-à-dire le gars Totor. Il réclame son bloody-mary. Ça joue ! Départ de Ross qui reste, de son propre aveu, un certain temps absent. Après Ross, quelqu’un rend visite au Vieux. Le Vieux bonnit le topo à ce quelqu’un. Il sonne le mousse, lui donne le message pour Hector, puis il disparaît ainsi que son visiteur. Ross apporte la consommation. Au bout d’un instant, il part à la recherche du dabe. Arrivée de Totor… Nobody ! Et à ce moment-là, le glass est vide ! Torché par une femme dont le rouge à lèvres est de la même couleur que celui de Camille. Par conséquent, une femme est entrée dans la cabine entre le départ de Ross et l’arrivée d’Hector. Or tout s’est déroulé en quelques minutes. Faudrait Feydeau pour régler ces allées et venues ultra-rapides. Personne n’a rencontré personne. Y a que dans les vaudevilles qu’on voit ça ! Ou alors quelqu’un me bourre la caisse. Mais qui ? Ross ? Le mousse ? Totor ?
Ajoutez à cela que Camille serait montée à bord à la seconde précise où Hector quittait les abords de la passerelle pour répondre à la convocation pressante du Boss. Par conséquent, elle n’aurait pas eu le temps d’aller boire le bloody-mary avant l’entrée de mon cousin dans la cabine ! Je me berline probablement sur le rouge à lèvres, ça ne peut pas être celui de Camille. Et pendant ce petit ballet, bibi se faisait matraquer dans une chambre miséreuse par un Noir ! En compagnie d’une charmante fille qui… Mais au fait, je l’ai pas revue, ma belle charmeuse !
— Dis donc, Santonio, tu rêves ou tu débloques ?
Je relève la visière de ma gapette. Marie-Marie se tient debout près de mon transat, déjà bronzée, les couettes agressives, et ses dents manquantes plus absentes que jamais. Quand elle rigole, ça fait comme un trou de balle de mammifère au milieu de sa bouche.
— Pourquoi ? demandé-je.
— Tu causais dit-elle. On aurait dit un p’tit vieux tout gâteux. Est-ce que tu ronfles, la nuit ?
— Personne ne m’en a jamais fait la remarque !
— Fatalement : t’es célibataire ! Je te demande parce que si qu’on s’épouse un jour, j’voudrais pas d’un bonhomme qui ronfle, ça fait mesquin ! Passer ses nuits à siffler pour lui faire stopper ses turbines, merci bien : je suis pas agente !
Elle me flanque une tape sur les pinceaux :
— Tire tes cannes, que je m’assiste !
Une fois installée dans la partie basse de mon fauteuil de toile, elle me montre une petite boîte plate, en bois blanc, sur laquelle est peint le Fuji-Yama.
— Mate ce que j’viens de me faire acheter au bazar du barlu par un vieux crabe !
— Tu te fais offrir des choses par des inconnus ! m’effaré-je.
— Hé bé, faut bien : j’ai pas d’artiche, moi, tu connais tante Berthe, comment t’est-ce qu’elle est serrée du crapaud ? D’ailleurs te monte pas en mayonnaise, Santonio, je l’ai pas ruiné, le mironton, c’est japonouille, ce truc, et ça vaut que fif. Ouvre un coup, pour voir.
Docile, je fais coulisser le couvercle de la boîte. Celle-ci recèle une cigarette ordinaire de la Régie Française des tabacs.
— Et alors, je demande, tu vas pas te mettre à fumer des Gauloises à ton âge, non ?
— Ce que t’es pion de mentalité, quand tu t’y mets. B’sûr que non, qu’j’vais pas fumer, pour ce que les gens ont l’air fin avec ça dans le bec ; on dirait des merles en train de préparer leur nid. M’semble toujours qu’y vont s’envoler sur une branche. Donne, je vais te feinter !
Elle m’arrache la boîte, repousse le couvercle et me la présente à nouveau en ordonnant :
— Rouv’ !
Je rouvre. La cigarette a disparu.
— T’es un peu possédé sur les pourtours ! s’esclaffe miss Mauviette. Vachement magique, hein ? Seulement y a un truc. Dans tous les mystères, y a un truc, c’t’obligé ! Tu m’arracheras pas de l’esprit que les escamotages, sur le bateau, ça doit ressembler à cette boîte comme combine ! Un coup t’ouvres, y a quéqu’un, un coup tu fermes et y a nibe de Jules ! C’est de la prestidigitation, rien de plus, Santonio !
— Fantastique, môme ! m’écrié-je en l’embrassant.
Elle se dégage.
— Hé, égare-toi pas : on nous regarde, proteste miss Tresses. M’est avis que tu brûles les étapes, j’sus par partante pour jouer les nymphettes.
Elle me cligne de l’œil.
— J’vois que t’accroches à ma démonstration, Antoine. Alors fais-en ton profit, mon pote. Quand on se mariera, j’voudrais pas épouser un flic à la gomme qu’aurait plein de trous dans son pédigree.
— Viens, on s’y colle ! décidé-je.
Le bateau tangue de plus en plus. La Méditerranée, on la croit sage parce qu’elle est bleue, mais faut se détromper, se détremper. Y’a rien de plus vicelard. A la sournoise, elle décarre. Sous le soleil, la voilà qui tangote. Ses belles vagouzes d’émeraude se font plus hautes, elles se grimpent dessus comme des vaches en chaleur, se chahutent l’écume, se font des trucs tourbillonnants. Ça lui vient du dedans, à la Méditerranée. Une poussée intestinale. La débâcle, la diarrhée à grosse pression : pflouââff ! Les barlus, elle se les chope par en dessous, comme les taureaux boutent les canassons de picadors sous le bide, pour essayer de leur perforer la tripouille. On morfle des soubresauts rageurs, puissants ! On dérouille de la quille ! Ça augmente rapidos, le coup de chambard. Elle entre en transe à la rapidité grand V (ça veut dire grand vague dans la marine) la « mère Méditerranée ». Un nuage en rond de fumée glisse devant le soleil, un autre suit, puis d’autres encore, plus gros, plus pressés, plus sombres que les précédents. Ecœuré, le mahomed déclare forfait. Il se trisse pour cause de tempête. Et alors les vents mauvais débouchent dans l’arène. Du coup, la mer se mutine farouche. Le toit tranquille où marchent les colombes que causait Valéry devient en tôle de plus en plus ondulée. Ça débâcle mochement dans les troupes des passagers. C’est la fuite éperdue. L’abandon des transats. Y en a qui courent au bastingage, d’autres qui commencent à se dégobiller dessus pour dire de se faire un palais. Les mieux organisés vont s’arrimer à la main courante du bar afin d’écluser des punches. Tu files un coup de périscope sur l’horizon, et tu t’aperçois qu’elle a changé de bouille, l’amère Méditerranée. Il a viré au gris foncé, le bleu marin. Il s’est fait un sang d’encre tout soudain. On clapote dans le noir ! Le Mer d’Alors escalade des crêtes, plonge dans des précipices bouillonnants comme de la pisse d’âne. Ses fameux stabilisateurs en panne ne stabilisent plus rien. On ne peut pas demander à un pingouin de s’envoler. Ce bijou des mers, cet éden flottant, est sérieusement pris à partie par les éléments. Ils lui font sa fête, les éléments, au fleuron de la compagnie Pacqsif. Ils le drossent, le brossent, le rossent. Un vrai punching-ball ! Et vlan, et zoum, et tiaoff ! On embarde dans les coursives, d’une cloison à l’autre ! On se cogne partout, à tout. On s’entre-tamponne ! On s’entre-meurtrit.
Des portes mal fermées s’ouvrent en grand sur des visions d’Apocalypse puis se rabattent ! Des objets pleuvent un peu partout ! La porcelaine connaît son Pearl Harbor. Les cristaux idem ! On se vautre dans le verre pilé. On arpente des planchers quasi verticaux. Y a le grand concert des glottes désarrimées. La tempête colle son doigt impitoyable dans les gosiers. Des vieillardes réclament leur mère ! Des grincheux crient qu’il faut arrêter ça, sinon ils écriront à Quidedroit, cette vieille frappe omniprésente. Ils réclameront des dommages z’et intérêts. La prochaine fois ils confieront leurs loisirs à la Transat ou à la compagnie Paquet. Ils couleront la maison Pacqsif !
En attendant, c’est la merveille des mers qui risque de couler. Y a des athées qui se hâtent de croire. Ils retrouvent des bouts de bon Dieu dans leur mémoire, des bribes de prière, des restes de Pater. Les amoureux ne sèment plus. Les personnes z’âgées demandent du rabe de vie ! Elles veulent pas clamser, pas « comme ça », pas si jeunes. Elles ont besoin de se préparer ! Guérir leurs maladies avant de mourir. Vous verriez ce tohu et ce bohu, mes pauvres choutes ! Le tout en cinq minutes ! Y a des financiers qui veulent la communication illico avec leurs coulissiers pour leur ordonner de tout vendre, à n’importe quel prix, et de convertir en Fritz-marks ou en francs suisses, car ça sera plus facile à emporter là-haut ; plus zaizé à convertir au bureau de change de Saint-Pierre. Ils veulent savoir le cours de l’auréole ! A quel taux sont les indulgences plénières et s’il y a l’air conditionné au paradis. Ils ont des recommandations de leur évêque. Certains ont baisé l’anneau du Pape !
C’est la furia paroxysmique. Je cramponne Marie-Marie par une aile. Je la retiens de trop tituber, de marcher au plafond, de disparaître par les lourdes béantes !
On escalade un groupe d’Anglaises couchées dans le couloir et qui, entre deux hoquets, se racontent la recette du Christmas puddinge. On enjambe un steward étalé, la frime dans de la tarte aux myrtilles. Voilà qu’on est en vue de nos crèches. Je parviens à la hauteur de celle du Dabe. Une roulée nous placarde à la cloison d’en face. La porte de cabine « Fleur de France » devient trappe de grenier, puis trappe de cave. On se retrouve assis dessus. Enfin le Mer d Alors, comme honteux de cette défaillance, retrouve son assiette. On est assis sur le tapis du couloir, avec la gosse. Elle rigole parce qu’elle a un de mes souliers dans les mains. Moi je saigne de la main. Un objet acéré m’a légèrement déchiré la viande. C’est la plaque de cuivre accrochée à la lourde qui a mis les adjas. « Fleur de France », c’est gravé en bath anglaise frivole. Elle a des épines, la fleur. Je me redresse pour remettre la plaque en place lorsque, cette fois, une sévère piquée nous déplace de quatre mètres à dos de fesses.
— On se dirait sur un tôt beau gant, remarque miss Grinche. Ce que c’est poilant, une tempête. On a de la chance, hein, Santonio ? C’est pas à toutes les croisières qu’un bateau fait naufrage !
— Non, dis-je, nous sommes des privilégiés.
Profitant d’une accalmie, je me relève. J’ai toujours la plaque de cuivre à la main. Je m’apprête à l’aller fixer sur sa porte (lorsque je constate un truc inouï, mes galopins. Un truc sidérant ! Ne vous emballez pas et essuyez-moi ce filet de bave qui vous dégouline au menton, je vais vous affranchir, comme on dit dans les P et T. Laissez-moi au paravent vous rappeler que rares sont les cabines de luxe sur le Mer d’Alors et qu’icelles ne sont pas répertoriées à l’aide d’un banal numéro, mais à l’aide d’une formule poétique, ainsi Fleur de France… La cabine de luxe voisine a été baptisée Belle Aurore. Or, tenez-vous bien, au revers de la plaque que j’ai en main, se trouve également gravé Belle Aurore. Vous m’avez bien suivi, glands comme je vous sais ? Fleur de France d’un côté, Belle Aurore de l’autre, compris ? Pas besoin d’un supplément d’explications ? Non ? Bon. Moi, vous me connaissez ? Quand on me crie y a bon, je réponds Banania ! Illico vlà votre San-A. chéri qui se jette sur la porte portant la plaque Belle Aurore, qui décroche cette dernière et lui mate le revers. Dix sur dix, commissaire. Au dos de la seconde plaque, on peut lire Fleur de France.
Il résulte de ce double jeu de plaques qu’il suffit de retourner ces dernières (ce qui nécessite six secondes à tout casser) pour intervertir les cabines. Dans la longue perspective de la coursive, vous parlez que cette modification n’est pas sensible.
— Qu’est-ce que tu fais, Santonio ? s’inquiète miss Tangage.
— Je rends hommage à ta sagacité, ma poule. Tu avais raison : y a un truc !