20

L’image de la poule ayant couvé des œufs de cane, elle restera valable encore un bout de temps, les gars ! Côté métaphores, on renouvelle pas souvent le cheptel chez les littératés. On prend les mêmes et on continue. Ils se sont accaparé une bonne chiée d’expressions frappantes, les ont gravées dans le marbre et s’en servent plus souvent que de leurs épouses. Y se cassent pas, les littératons ; font leur nid dans la prose des grands devanciers en se contentant de cacater autour leur petite sauce à grumeaux. Leur Littré-rature, c’est une béchamelle plâtreuse sur des beaux restes refroidis. Un salmigondis d’adjectifs et de verbes hachés menus, bien concordants pour être plus digestes. Du rata raté, du taratata, du cocorico cacateux. C’est bien simple, j’arrive plus à lire. Même moi, je m’insupporte, je reste trop docile, trop freiné, trop soumis, mes griffes passent chez la manucure et mes ailes au massicot. Mes écrits, à force, ne sont que le squelette bossu de mes pensées. Je me fais honte de mal oser. J’ai bon fond, notez, seulement, je ne suis pas une fréquentation pour moi. Un jour je crèverai sur le monceau de fœtus de mes belles intentions et nous pourrirons ensemble, elles et moi. On deviendra plus qu’un même fumier. Vivement ! Mon inutilité m’abîme et je m’abîme en elle. A ne pas tout dire on en dit trop ! Si t’élimines toutes les bavures et les baverasseries, y te restera peaudezobe, mon pote, de tes San-Antonios. Si : un peu de vent. Mais quoi, le vent c’est notre père nourricier à tous. Il est plein de graines, c’est ce qui réconforte. Grâce à lui, y a des cocotiers sur les atolls. Que ma semence s’envole donc avec celle des végétaux qui traversent des mers, et des intestins d’oiseaux parfois, pour s’accomplir.

Hector, je vous jure, on dirait franco une poule qui a couvé, etc. Et qui regarde appareiller ses canetons (de Navarone) sur la mare. Il tournique près de la passerelle, les mains aux dos, le nez affligé d’un tic, le regard braisé, s’arrêtant parfois pour regarder quelqu’un sous le pif, crûment, hargneusement. Il mate n’importe qui, le cousin : un mataf, une passagère, un fonctionnaire du port. On dirait qu’il a pris sa température à l’aide d’un cigare allumé et qu’il est en train de se demander comment il va faire pour s’asseoir dorénavant.

Je m’annonce derrière lui et tapote son épaule. Sa volte est fulgurante.

— Oh, ciel merci, c’est toi ! Je t’attendais…

— C’est gentil de me le dire avec tant de fougue, Totor.

— Ne ris pas, c’est grave.

J’adresse un geste d’excuse à la bioutifoule rouquinette et je cède au désir d’aparté de mon parent et presque confrère.

— Regarde, fait Hector en me présentant une feuille de papier à en-tête de la compagnie Pacqsif.

Quelques lignes y sont tracées.

— Tu reconnais l’écriture ?

— Tu parles, comme s’il s’agissait de la mienne, c’est celle du Vieux.

— Lis !

L’invite survient trop tard, mon œil de faucon a déjà parcouru le message. Je vous le livre in extenso, puisque vous lisez le latin :

Venez immédiatement me rejoindre dans ma cabine, j’ai DU NOUVEAU[19].

— Alors ? m’enquiers-je.

— Ecoute-moi, Antoine, écoute-moi bien, chaque syllabe a son importance. Je me trouvais ici, à contrôler le va-et-vient sur la passerelle lorsqu’un mousse m’a apporté ce poulet. Immédiatement je me suis rendu à la cabine de ton directeur. Celle-ci était vide. J’ai attendu un peu, puis, ne le voyant pas revenir je me suis lancé à sa recherche.

Je l’arrête de la main et de la voix.

— Ne me dis pas qu’il a disparu, lui aussi !

— Si. Antoine, si : il a disparu.

La première réaction de l’homme à l’annonce d’une catastrophe, c’est l’incrédulité. Son instinct le pousse à refuser ce qui lui est désagréable. Sa seconde réaction, c’est l’oubli. Lorsque l’homme s’est rendu à l’évidence, bien persuadé de la réalité de ses déboires, il entreprend de les oublier. Entre les deux se situe une période plutôt stagnante, contemplative même, au cours de laquelle, mine de rien, il s’organise.

Ainsi le gars mézigue, en apprenant cette nouvelle, que fait-il ? Il va s’accouder au bastingage et il regarde le port coloré. Il hume les senteurs opiacées qui lui chancetiquent l’olfactif. Il se dit que c’est beau, Malaga, avec ses ruines mauresques, ses bateaux de couleur, son soleil…

— Je ne sais pas si tu m’as bien entendu, s’effare Hector.

— Mais oui, Hector, je t’ai parfaitement entendu : le grand patron de la police parisienne a disparu à bord du Mer d’Alors !

— Insensé, non ? Stupéfiant !

— Pas plus insensé, ni davantage stupéfiant que les autres disparitions. Achille est un homme comme les autres, Hector : à preuve !

— Tu as une façon de prendre les choses, toi ! grommelle le directeur de la Pinaudaire Agency, on dirait que tu t’en fous !

— Je ne m’en fous pas, je tente seulement de rester centralisé. Dans ces cas-là, il ne faut absolument pas se disperser.

— Y aurait pourtant de quoi partir en lambeaux, se déguiser en nuage radioactif, non ?

Je lui écrabouillé le lyrisme d’un brutal : « La ferme ! » qui ferait se claquemurer une huître.

— Suis-moi ! lui enjoins-je.

Il trottemenue (du verbe trottemenuer… de Boccherini) sur mes talons. Des certains parmi vous tous s’imaginent que je bombe à la cabine du Vioque. Eh ben, je m’excuse de les détromper comme disait un éléphant qui s’était sectionné le pif car en fait, j’exécute le tour complet du bateau sans lâcher la rambarde. De bâbord à bâbord, en passant par la proue, tribord et la poupe, mes petits débiles chéris.

— Mais qu’est-ce qui te prend ? bégaie cousinus Hectorus, tu fais de la gym pour te relaxer ?

Au lieu de répondre, j’arpente ! Ce n’est qu’une fois revenu à notre point de départ que je lui déclare :

— Mort ou vivant, le Vieux est toujours à bord. Il y a des bateaux de plaisance tout autour du Mer d’Alors, des mômes en barque, des pêcheurs, bref, il est impossible de larguer un fardeau quelconque à la flotte sans être vu par au moins cent personnes ! A moins qu’on ait descendu une malle par la voie normale ?…

— Non, déclare Hector. Tu parles qu’après avoir constaté la disparition du directeur, je suis revenu ici pour poser la question aux préposés chargés de récupérer les cartes de débarquement. Aucune malle, pas le moindre paquet n’ont quitté le bord.

— Bon, ce qui n’était pour moi qu’hypothèse est devenu certitude, Totor. Le kidnappeur ne se débarrasse pas tout de suite des personnes enlevées.

J’aime les gens qui ont une odeur, à condition que celle-ci me soit agréable. Mon nez n’est pas délicat, il est difficile. Un truc qui m’a toujours bien plu, chez le Vieux, c’est son parfum.

Il sent le cuir rare, le tabac blond, le foin sec, tout ça mêlé, distillé, exprimé, vaporeux. C’est distingué, noble, suave, énergique, nostalgique et discret. Sa cabine en est tout imprégnée. A cause de ce parfum, la disparition du Dirlo me semble moins probante. Elle prend des allures de brève absence.

J’entre et je m’assieds. Hector me surveille, contrit, patient, ses prétentions policières radicalement abolies. Il se sait dépassé, alors il laisse agir les grands.

— Je suppose que tu as déjà questionné le mousse-messager ?

— Bien sûr, il…

— Va me le chercher, Totor !

Le cousin s’éclipse. Je m’acagnarde dans mon fauteuil, les mains nouées sur le ventre à la maquignon satisfait.

J’ai du nouveau ! a écrit le Vénérable. Il avait besoin d’assistance. Sachant Hector à bord, il s’est rabattu sur lui. Seulement, entre le moment où il a confié son message au mousse et l’arrivée de mon cousin, il s’est évaporé, Pépère. Il a eu droit au coup de baguette magique de la fée Carabosse. Passez muscadet ! comme dit Béru. Et youplala, fini, plus de Dabe. Je bigle autour de moi. La cabine est en ordre, bien nette, joyeuse. Rien de dramatique, vraiment ! Ça fleure bon la croisière sans soucis, l’évasion promise sur les prospectus…

Il avait découvert du nouveau, le boss. Et parce qu’il a découvert ce nouveau, on s’est grouillé de le cloquer aux oubliettes pour l’empêcher de bavarder.

Je m’approche de la table-bureau garnie d’un somptueux sous-main de cuir dans lequel on a pyrogravé la silhouette racée du Mer d’Alors. J’ouvre le sous-main. A l’intérieur se trouve la lettre anonyme qui fut remise au boss lors de son embarquement :

Pauvre vieux con,

Si tu t’imagines que tu vas empêcher quoi que ce soit avec tes pieds nickelés, tu te trompes.

Curieux qu’il l’ait serrée là, laissant cette dégradante bafouille à la portée des garçons de cabine ou autres femmes de chambre. J’inclinerais à penser qu’il l’a sortie tout récemment de son portefeuille. Peut-être le « nouveau » découvert par le Boss concernait-il la lettre anonyme ?

Son stylo est encore sur la table. Tout a dû s’opérer très vite. Il ne faut guère plus d’une minute pour se rendre de la cabine du Dirlo à la passerelle d’embarquement, une autre minute à Totor pour en revenir… Allons bon, voilà que je me remets à chipoter les secondes, comme au matin, pour l’affaire de la malle !

— On peut entrer ? demande Hector.

Il est flanqué d’un grand gamin tout en bras et en jambes, au visage criblé de son et à l’air avisé. Le môme ne se prend pas pour un excrément de chien. Faut lui voir bomber le torse dans son bath costar rouge à boutons d’or.

— Alors, c’est sérieux, m’sieur, m’aborde-t-il. « Encore un ! »

M’est avis qu’ils transpirent sérieusement avec ces chaleurs, les secrets du bord.

Je m’abstiens de répondre.

— Raconte, fiston ! lui dis-je en retournant m’asseoir.

Pas besoin de lui donner des précisions, c’est lui qui les fournit.

— J’étais de permanence… Le monsieur d’ici m’a sonné.

« Tu connais Hector Daire ? me demande-t-il.

« Ouais, m’sieur, je lui réponds, c’est le détective privé du bord.

« Tout ce qu’il y a de privé, en effet, m’a rétorqué le monsieur d’ici… Porte-lui ce mot en vitesse, il doit ne trouver près de la passerelle.

— Parfait, l’interromps-je, avant de poursuivre, dis-moi comment était le monsieur.

Ma question trouble le gamin.

— Qu’est-ce que vous entendez par là ? La manière qu’il était habillé ? Il portait un pantalon de lin blanc et une chemise…

— Je voulais parler de son attitude, fiston. Faisait-il quelque chose de particulier, lorsque tu es entré ?

Mais je ne suis pas entré, déclare le môme. En m’ouvrant la porte, il m’a tendu la lettre.

— Bigre, voilà qui méritait d’être précisé. Penses-tu qu’il était seul dans sa cabine ?

— Sûrement pas, j’ai entendu causer avant de frapper.

— Tu savais cela, Hector ? ne puis-je m’empêcher de parenthéser.

— Hé bé, à vrai dire, heu… non ! bredouille le cousin.

Je lui souris au vinaigre.

— Que veux-tu, Totor, c’est un métier. Bon, revenons à nos moutons[20], tu dis que tu as entendu causer, fiston ?

— En tout cas il m’a semblé, à moins que le Vieux parlait tout seul…

— Conclusion : c’est lui qui parlait ?

— Ouais.

— Et que disait-il ?

— Ah ça… J’ai pas tendu l’oreille.

— T’as une mémoire flambant neuve, mon petit gars, fais-la fonctionner !

Le mousse se fait mousser.

— Sous toute réserve, attaque-t-il pompeusement, je crois avoir entendu à peu près ceci…

Il ferme les yeux.

Je vais déjà lever une partie du voile

Je reconnais le style du Boss, comme naguère j’identifiais son écriture. Ah que c’est bien lui, cette phrase !

Effectivement, elle est du genre de celles qu’un homme de son acabit peut se murmurer à lui-même.

— Il parlait fort, fiston ?

— La preuve, puisque j’ai entendu de la coursive.

— Quelqu’un a répondu ?

— J’ai frappé à cet instant.

— Mais ton impression est qu’il ne se trouvait pas seul dans sa cabine ?

— Oui.

— Tu as remarqué autre chose ?

Le dadais en rouge réfléchit.

— Il tenait un machin bizarre à la main ; il le faisait tourner au bout d’une chaîne, ça ressemblait à un monocle, sauf que c’était carré.

— Sa loupe ! dis-je.

C’est les collègues et moi qui la lui avons offerte voici une paire d’années à je ne sais plus quelle occasion. Une loupe enchâssée dans un minuscule lingot d’or auquel est fixée une chaînette. Ce cadeau a beaucoup plu au Vieux qui, depuis lors, ne s’en sépare plus. C’est devenu son fétiche…

Ainsi donc il l’avait à la main au moment où il a remis le mot au mousse. Etait-ce par jeu, pour se « désénerver » les doigts, ou bien venait-il d’utiliser la loupe ?

— Ensuite, fiston ?

— J’ai porté le pli à Monsieur.

— Sans t’arrêter en cours de route, sois franc, c’est très important.

— Sans m’arrêter, je le jure, j’ai même couru, alors vous voyez !

Le bigophone de la cabine grésille. Je vais décrocher et suis aussitôt agressé par la voix véhémente de Gaumixte.

— Achille ! s’exclame l’armateur. Ah ! tu es là, bon, bravo ! Merci. Viens tout de suite me rejoindre, j’ai une sacrée surprise pour toi.

Je n’ai pas le temps de le détromper, il a déjà raccroché, ce dingue.

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