La folle rumeur des arènes s’est engloutie. Nous roulons mollassement dans un vieux taxi en haillons à travers les rues désertes qui ont perdu toutes couleurs à force de soleil et d’ombres dures. De temps à autre, on devine une vieillarde dans le gouffre noir d’un porche, qui cherche une illusion de fraîcheur en établissant un courant d’air incertain.
— Vous vous sentez mieux ? je demande à Métis.
M’est avis que ça n’est pas une authentique rouquine. Faudra que je m’en avise. Elle n’a pas l’odeur obsédante, animale des vrais roux.
— Beaucoup mieux, soupire-t-elle en adoptant une attitude languissante à l’arrière du vieux véhicule.
— Ne serait-ce pas la chaleur qui vous a incommodée, plus que le spectacle ?
Son sourire vague se précise.
— Je ne le pense pas, dit-elle. D’ailleurs, soit dit entre nous, il était plus burlesque que tragique, le spectacle. C’est un ami à vous, ce gros lutteur invincible ?
— Oui, un vieux copain qui tient du Saint-Bernard et du gladiateur, comme vous l’avez pu voir.
Métis hoche la tête, puis, sans se soucier du candiraton elle se blottit brusquement contre moi.
— Vous aimez qu’une fille soit franche avec vous, ou bien vous détestez ? me demande-t-elle.
Drôle de question.
Mais j’ai affaire à une drôle de fillette.
— Hum, les femmes franches sont celles qui mentent savamment, donc qui sont intelligentes, mon chou. Par conséquent, je préfère les femmes franches.
Elle opine (à charge de revanche).
— C’est bien ce qu’il me semblait. Je vais donc vous apprendre une chose : je ne me suis jamais trouvée mal.
— Je vais vous en apprendre une autre : vous ne m’apprenez rien ! rigolé-je. Vos évanouissements ont un petit côté théâtral assez charmant d’ailleurs.
— Je suis si mauvaise comédienne que cela ?
— Quand vous jouez la comédie, mais rassurez-vous, pas dans le civil. Pourquoi ce simulacre, ravissante ?
— Pour vivre l’instant que nous vivons, répond-elle du tac au tac, ayant oublié sa boîte d’ambage dans sa cabine, je suppose.
Elle passe sa main racée, où brille une émeraude grosse comme un champignon, sur mon genou afin d’en vérifier la rondeur.
— N’est-il pas exquis ? Mais peut-être préférez-vous l’ambiance de La Villette ? Si c’est le cas, retournons chez vos massacreurs de taureaux.
— Pas question, me hâté-je, j’avais toujours rêvé de musarder dans Malaga avec vous.
— N’est-ce pas ? Vous savez que votre nuque m’a rendue folle ?
Dites, elle serait pas un brin nymphomane sur le pourtour, cette souris ? J’ai vu bien des frangines me faire du rentre-dedans, mais elles annonçaient rarement la couleur avec une aussi superbe, impudence.
— Merci du renseignement, fais-je, j’ignorais qu’elle fût sexy. Sans me vanter, je peux vous dire qu’à ce point de vue, elle est fortement déshéritée en comparaison de certaines autres parties de mon individu. Donc vous avez eu le coup de foudre pour ma nuque ?
— Au début. Ensuite j’ai vu votre visage, croisé votre regard, et le… Comment pourrais-je qualifier la chose ?…
— Disons le sortilège et oublions le passé, lui viens-je en aide.
— Exact, le sortilège s’est opéré. Je n’ai eu qu’une idée en tête, chéri, ça !..
Joignant le geste (osé) à la parole (crue), elle pose sa tête sur mes jambes et se met à me frottailler doucement des régions consommables, certes, mais que je réserve ordinairement à des privilégiées de mon choix.
Moi, faut que je vous avoue une chose.
Je suis un type violable. Tout dépend du pédigree et de la bouille de la violeuse. Je lui ai pas réclamé ses papiers, à Métis, pas même son véritable blaze, mais je lui vote d’autor les mesures d’exception. On ne prête qu’aux riches, hélas. C’est en tout cas plus prudent. Ma petite kidnappeuse, avec ses longues jambes, sa bouche sensuelle et ses yeux de biche égarée, possède à mes yeux un capital suffisant pour que je lui consente un prêt d’urgence sans convoquer mon conseil d’administration.
— Ombre ! interpellé-je le chauffeur, car il m’arrive de parler l’espagnol en puisant dans le vocabulaire français, ombre, connaissez-vous un petit coin peinard où Mademoiselle et moi pourrions prendre un peu de repos ?
Avec « ombre » ça démarrait bien. Seulement, au mot suivant il a décroché, le driveman. Heureusement, Métis qui est douée pour les langues manie celle de Cervantes admirablement. La voici qui se met à parlementer avec notre pilote pour lui expliquer ce que nous attendons de sa compétence. L’autre écoute, opine, ce qui est son droit, et champignonne pour plus vite nous mener là où nous souhaitons être.
Il a rien de rutilant, le nid d’amour ! Croyez-moi, mes pommes, c’est pas le Plaza ni le Ritz. Comme auberge à galipettes on a vu mieux, même en Espagne. D’abord ça niche au diable veau-vert, tout au bout du port, dans une ruelle miséreuse qui sent l’huile chaude et le poisson. Tu parles d’un nid d’amour, chérie ! Faut pas oublier sa boîte d’onguent gris pour s’aventurer en ces lieux. Pas omettre de se badigeonner à l’alcool en sortant, et de passer ses fringues à l’autoclave. Un chat famélique, noir comme un corbaque, nous file entre les cannes lorsqu’on déboule du tacot. J’avais pas bien maté à quel point il était minable, notre taxi. Qu’il ait fait la Marne, c’est officiel : y a encore la photo de Gallieni collée à la lunette arrière ; mais c’est tout son labeur de depuis lors qui lui a mochement porté atteinte, l’a dévasté, vétusté, éclopé jusqu’à la boyasse, rongé le dessus et l’intérieur, miné, mité, ruiné. Il perd tout, ce malheureux bahu : son essence, son huile, sa flotte, son crin et ses boulons. Même les poches au chauffeur sont trouées, et ses semelles, et ses poumons j’imagine. Tout. C’est la gloire du trou, cet équipage !
— On le conserve ? je demande à ma belle.
— Inutile, murmure la petite dévergondée. Nous sommes à quinze cents mètres du Mer d’Alors.
Je file une pincée de pesetas au driveur et il se confond en remerciements, en protestations de reconnaissance, en témoignage d’admiration. Il se confond même tellement qu’il va finir par se prendre pour un autre.
Du doigt, il nous désigne une maison tellement lépreuse que le bon docteur Schweitzer serait radiné de Lambaréné pour la soigner.
— Casa ! Casa de amor ! il me fait, le pauvre perforé, en me distribuant des clins d’yeux incitateurs.
— Gracias, mon pote !
Il décarre avec son amas de ferraille. On se demande comment ça peut rouler encore, un machin pareil. Quand donc ira-t-elle mourir dans un fossé, cette vaillante douairière ? Je la vois déjà, cage à poule, au bout d’une banlieue merdeuse, plantée en terre sous un arbre langoureux. La crotte de volaille sera son ultime peinture. Je montre la casa de amor à Métis.
— Vous croyez qu’on ose entrer là-dedans ?
— C’est rigolo, non ?
— Je vous préviens que je n’ai pas de DDT sur moi, mon chou.
— Vous n’allez pas reculer devant quelques puces andalouses !
— J’espère que vous voudrez bien m’épouiller, chérie.
Courageusement, je franchis le seuil de la casa. C’est d’autant plus facile que nulle porte ne s’interpose. Une très redoutable odeur me serre la gorge, me pince le nez, me suffoque.
Même dans les coins les plus profanés de la « Goutte d’Or » on ne pourrait pas trouver pire. C’est beau, la rage du prosibus, mes frères !
— Dites, ma Douceur, on pourrait rentrer au bateau où je dispose d’une cabine merveilleuse avec une décoration façon drugstore qui vous coupe le souffle. L’ensemblier a un peu confondu un mètre de toile avec une toile de maître pour ce qui est du tableau placé au-dessus de mon lit, mais en le retournant face au mur, nous serons heureux, je vous jure !
— Sur le bateau ! N’y comptez pas, fait-elle sèchement. Cela dit, si vous êtes à ce point sensibilisé par le décor, allons-nous-en, mon cher !
Son cher la saisit à la taille, lui plaque un baiser glouton dans le cou et la pousse vers des profondeurs. Une voix gargouille un truc en espanche.
Je regarde dans le clair-obscur et finis par découvrir une grosse bonne femme affalée dans un fauteuil d’osier. Elle fume la pipe en bavant, ou bien bave en fumant la pipe, ce qui revient sensiblement au même.
— Que dit-elle ? demandé-je à ma compagne d’exploration.
— Elle demande de l’argent.
— Combien ?
La question posée reçoit une réponse laconique, ponctuée d’une bouffée de bouffarde.
— Le plus possible, a-t-elle répondu, m’informe Métis.
Je tends un bifton au pachyderme nicotinisé qui le prend, le froisse comme si elle le réservait à un usage peu compatible avec la dignité de la Banque d’Espagne, et l’enfouit dans un immense havresac qui n’est en fait que son corsage.
La monumentale matrone nous désigne un escalier.
Obéissants et téméraires, nous nous engageons sur des marches convenant parfaitement à ce genre d’endroit puisqu’elles sont branlantes.
Une imposte déverse sur le palier du premier étage une clarté souffreteuse. Deux portes se proposait à nos ardeurs. L’une est fermée, l’autre grande ouverte. D’instinct, nous pénétrons dans la chambre implicitement proposée. Ça renifle la paillasse de maïs moisie et le rat tuberculeux, dans le secteur. Un lit haut perché, une commode dont le plateau est incliné à 90°(c’est plus hygiénique) et une chaise sur laquelle je ne conseillerais pas à mon pire ennemi de hasarder son derrière, composent l’ameublement de l’embras-sodrome.
— C’est vraiment farce ! Farce ! Farce ! A mourir ! assure Métis en se dirigeant vers le lit.
A mourir !
Je crois qu’elle a trouvé le mot juste.
Vu qu’à l’instant précis où je pénètre dans la piaule, j’efface un de ces coups de goumi sur la noix qui ferait chanceler l’obélisque de la Concorde.
Mes idées font un strip-tease express et se répandent, en même temps que moi, sur le plancher rugueux.
Fin de section. Section, halte ! Halte-là !