On se penche sur le problème d’Oscar Gaumixte. Il a beau nous traiter comme épluchures de bananes, comme lavements usagés, comme faf à gogues, il n’en est pas moins notre hôte. Aussi chacun use-t-il d’une thérapeutique de son invention pour revigorer le braillard, le tyran. Pinaud lui virgule une bassine d’eau dans le portrait, Berthe lui fout une baffe, Marie-Marie lui tire la langue, Hector lui murmure des encouragements, m’sieur Félix lui explique le principe du KO, et le Vieux conseille à Ross de lui administrer quelques coups de bâton dans les cerceaux.
Comme tous les sanguins, Gaumixte récupère vite. Sorti des brouillards, il considère les trois ratiches aux creux de sa paume, torche d’un revers de manche la bave mousseuse et sanguinolente qui lui sort des brèches et hurle à l’adresse de Bérurier :
— Affaffin ! Affaffin ! Ve porte plainte ! Polife ! Au fecours !
Il nous interprète la grande scène de l’édenté. Il y mêle sa carrière, sa femme, son fils polytechnicien. Il ne lui manquait pas une chaille, à Oscar, jusqu’à ce matin fatal. Toutes ses croques au complet, impec, bien rangées, mieux entretenues que les cocottes du siècle dernier. Sa joie, sa gloire, son orgueil ! Il pouvait rire Colgate. Bâiller sans mettre sa main devant la bouche ! Exclamer des « Aaaaah » la tête haute ! Son épouse ne parlait que de sa denture exceptionnelle. Son grand garçon jouissait d’un prestige particulier auprès de ses condisciples à cause des dents fabuleuses de son papa. A la compagnie, ses pires ennemis, tous à râteliers, baissaient pavillon quand il se filait en pétard. On a le droit de parler fort quand on a la bouche pleine de dominos bien à soi. On en impose ! Bref, on peut se permettre d’avoir les dents longues. La perte de ses trois tabourets le fait sangloter. Il tient la vilaine passe, décidément. C’est la période merdatoire de sa vie. Il aurait dû démissionner au début de l’année, choisir une nouvelle voie, n’importe laquelle : écrire ses mémoires par « rirailleteur » interposé, histoire de se faire cloquer le Grand Prix de l’Académie Duquai-Ducon. Ou bien se lancer dans la politique. l’Uhénaire demande des volontaires députés à corps (électoral) et à cris (du peuple), justement. Ils arrivent plus à se fournir assez. Ils font des rafles pour dégauchir (si je puis écrire) des candidats. Le mec qu’est pas en règle, piaf : il a le marché en main : « T’es député dans les deux Nièvres et Vilaine ou sinon c’est le mitard ! » Alors vous parlez : Gaumixte, avec ses titres, son passé, son appartement avenue Foch, sa maîtresse au Français (comme les aristos d’avant-naguère de 14 disent oui), c’était du beurre, de l’inespéré, de l’or en barre ou alors il aurait pu se faire commanditaire de théâtre car il a plein d’amis financiers. Il remontait « L’Anti-gaulle » d’Anouilh avec Jacques Soustelle dans le principal rôle !
En tout cas il se vengera, et on assistera à des représailles monumentales. Pour commencer, il va le faire mettre aux fers, Béru. Y a une cellule à bord, toute en acier, un vrai coffre-fort. Quand il sera enfermé dedans, le Gros, on brouillera la combinaison et on l’oubliera. Je me penche sur le vociférateur : et je lui parle à voix basse pour l’obliger de m’écouter.
— Dites donc, Gaumixte, vous prétendez que le Mer d’Alors comporte une cellule, voilà qui est très bien, mais dispose-t-il aussi d’une morgue ?
L’étrangeté de ma question ne lui échappe pas.
— Pourquoi ?
— Parce que je tiens deux cadavres à votre disposition, mon bon ami, et qu’il serait sage de les placer dans un endroit aussi discret que climatisé si vous voulez éviter une émeute et une épidémie à bord.
— Que racontez-vous à ce malotru, San-Antonio ? intervient le Dirlo. Parlez tout haut afin que nous en profitions !
— Permettez-moi d’avoir un petit aparté avec Oscar, Patron, toute vérité n’est pas bonne à dire à haute voix.
Gaumixte est devenu sage comme une image. Il me regarde en pointant un mignon bout de langue rose dans les nouveaux intervalles de ses croqueuses.
L’importance de la nouvelle lui a fait retrouver son calme, sa lucidité et son esprit d’organisation.
— Alors, on ne les a pas flanqués à la sauce ? suchote-t-il.
— Qui ça ?
— La femme du ministre et le second.
— Il ne s’agit pas d’eux. Oscar, mais du couple occupant l’appartement « Tahiti » sur le patio. Un gros argentin et son amie hindoue. Quelqu’un les a révolvérisés cette nuit.
— Ah bon, très bien, murmure l’armateur, comme eu un songe.
Il a dépassé le point critique. On pourrait lui annoncer que sa dame a été violée par un marteau-pneumatique et que son fils a assassiné le Président de la République qu’il ne réagirait pas. La colère est tributaire du supportable. Lui, il navigue dans les régions miséricordieuses de la suprême indifférence.
— Voyez-vous, Oscar, deux cadavres posent des problèmes que les disparus vous épargnent. C’est propre, l’absence, c’est hygiénique, tandis que des carcasses… Alors je vous propose le plan d’action suivant : nous déménageons en douce ces pauvres défunts. On les colle à la morgue sans parler de la chose à quiconque, vous me suivez ?
— Oh, très bien ! me rassure le pédégêné.
— Bon, Ensuite, mobilisation générale, pour découvrir coûte que coûte le meurtrier. Foi de San-Antonio, nous lui mettrons la main dessus !
— Bravo !
— En conjuguant nos efforts, peut-être arriverons-nous à taire ce drame aux passagers du Mer d’Alors pendant la durée de la croisière, ce qui est essentiel !
— Capital ! fit fiévreusement Oscar Gaumixte.
— Avoir connaissance d’un crime devient une chose rassurante lorsqu’on vous annonce simultanément l’arrestation de l’assassin.
— Pardi !
— Il va falloir nous rendre nos cabines précédentes.
— Cela va de soi.
— Nous laisser carte blanche !
— Vous l’avez !
— Ne plus piquer ces crises qui nuisent à votre denture, à notre moral et au prestige de votre pauvre compagnie !
— C’est juré !
— Nous vivons des heures graves, Oscar. Un fou sanglant est à bord. Il rôde autour de nous. Il est en crise ! Il frappe ! Il frappera peut-être encore !
Justement, on toque à la porte.
— Non ! Non ! Pitié ! Grâce ! J’ai peur ! Pas moi ! J’ai un enfant ! Je paierai ! Combien ? clapote l’armateur en proie à une frousse noire.
— Entrez ! crie le Vioque.
C’est seulement M’man et Mme Pinuche qui nous amènent les reliefs de leur petit déjeuner.
Le big directeur de la compagnie Pacqsif, de soulagement, éclate en sanglots.
Il nous demande pardon, à tous, de ses brimades. Il va nous réintégrer dans nos appartements. Il nous servira lui-même le caviar ; désormais, ne nous quittera plus, nous lavera les pieds.
— Je vous aime, nous dit-il, le visage noyé, les bras tendus. Oh ! que je vous aime !
Et il quitte le dortoir en nous envoyant des baisers du bout de ses doigts potelés.
Le Vieux écoute mon rapport sans mot dire. Béru, par contre interjectionne désespérément. Eh quoi ! Son copain potentat ! Sa déesse de l’amour ! Morts ! Assassinés ! Il n’y peut croire ! J’ai dû avoir une vision, ou bien je me suis gourré de cabine !
— Taisez-vous donc, lamentable bonhomme dépravé ! l’interrompt le Boss, ulcéré. Ainsi vous voici impliqué dans une affaire de meurtre à présent ! Ah ! non, décidément, je ne puis tolérer un élément comme vous dans la police. Force m’est donc de vous démissionner de façon définitive.
Bérurier incline la tête. Il sait que cette sanction est juste, qu’on doit évacuer les fruits gâtés de la corbeille. Il paiera. Il est prêt.
— En attendant, m’impatienté-je, il faut trouver le moyen de coltiner les deux corps à la morgue sans attirer l’attention.
Nous décidons de nous porter sur les lieux afin d’aviser.