16

La piscine des premières, sur le Mer d’Alors, est tout à fait au fond du barlu, because la flotte, à cet endroit, bascule moins que sur les points supérieurs. Autour de la baille, des éphèbes bronzés semblent jouer du xylophone avec leurs pectoraux. On voit des couples bedonnants qui s’écoutent s’ennuyer en regardant clapoter l’eau artificiellement bleue. Ça pue le chlore, le tapis mouillé, la viandasse fade. Un bar presque désert ajoute à ces lieux insolites une vague ambiance de gueule de bois. Derrière son rade, le loufiat ne fait pas trop barman. Il paraît de mauvais poil. Relégué à perpète dans les profondeurs. Il est tout pâlichon, comme un qui n’a pas revu la lumière du jour depuis des mois. Une vraie endive. Non loin de son comptoir d’acajou, y a les saunas-massages. C’est écrit en bath anglaises noires sur une porte de verre embuée. Je m’y pointe en rêvassant. Ce bateau finit par m’obséder méchamment. Un vrai cauchemar flottant ! Un piège à mirages bourré de berlues vénéneuses.

Une chaleur d’étuve fleurant l’embrocation me saute immédiatement sur le poiltebock lorsque je pénètre dans l’antre cliniquard des masseurs. Du verre, du blanc, du ripolin, de la faïence immaculée de conception, le tout arrosé d’une lumière blême qui n’arrive pas à refroidir l’atmosphère : je me sens immediatly mal à l’aise. Une entrée meublée d’un bureau métallique. A droite, y a la partie « Dames », à gauche la partie « Messieurs ». Derrière le burlingue, un monsieur précieux, aux cheveux argentés, vêtu d’une blouse blanche très courte, d’un short très long, à rayures bleues et blanches et d’une paire de grosses lunettes, écrit des choses fiscalement contrôlables dans un vilain livre noir.

— Je suis à vous tout de suite, me dit-il après un regard par-dessus le bastingage d’écaille de ses énormes bésicles.

Et en effet, il ferme son gros bouquin truqué après avoir séché l’encre d’un buvard vert épais comme de la moquette.

— C’est pour un rendez-vous ? fait-il, engageant.

Il a un soupçon de rose à lèvres, des faux cils admirables de vérité et une façon de faire étinceler ses dents en or qui assurerait la renommée d’une fabrique d’encaustique. Bref, c’est la vieille frappe de classe. Le genre de gus qui ne sort qu’en compagnie de minets un peu gauches d’allure mais qui doivent le rouer de gnons une fois rentré à la maison.

A travers une autre porte vitrée, coté « Grognaces », je distingue la silhouette imprécise d’une personne bellement découplée en train de se faire décelluliter par un appareil à trépidation. Elle trembille dans la boucle d’une large sangle comme fréné-tise un roquet sur le dos d’une roquette.

— Non, monsieur, réponds-je, c’est pour un renseignement.

Il me découvre une languette pointue entre ses merveilleuses dents de 18 carats.

— Tout à votre service…

Je baisse la voix pour ne pas importuner le moteur de l’appareil à masser.

— Vous devez être au courant des nouvelles disparitions ?

Ça lui rétracte la menteuse. Ses lèvres se referment.

— Mais, monsieur…

Je sors ma carte.

— Vous voyez qu’on peut tout se dire.

Il a un geste consentant.

— Dans ce cas… Oui, en effet, je suis au courant pour le second et l’épouse de Son Excellence. Navrant ! Nous allons droit au scandale…

— Et malheur à celui par qui le scandale arrive, n’est-ce pas ?

Il n’estime pas mon intervention très opportune et s’abstient de la commenter.

— A quelle heure l’épouse du ministre est-elle repartie d’ici, hier après-midi ? questionné-je froidement.

Il hausse ses jolis sourcils complétés au pinceau.

— Mais elle n’est pas venue !

Moi, vous me connaissez ? Je saisis toutes les nuances d’une inflexion, tous les spasmes d’un visage. Pourquoi m’a t-il semblé, en une fulgurance, que je déconcertais ce monsieur-dame.

— Si ! dis-je. Elle est venue !

Au bluff ! Faut y aller en force ! Escalader les remparts de la vie privée, ne se point préoccuper des susceptibilités.

— Je vous assure que non !

— Et moi que si ! insisté-je.

— Peut-être est-elle venue pendant que je n’étais pas là !

— Oui, peut-être…

— Je vais demander…

— C’est cela : demandez !

Il sort, côté dames[17]. Dès qu’il a tourné les talons je m’empare de son bouquin noir. C’est là-dedans qu’il inscrit les rendez-vous. Je tourne une page (en marche arrière) de manière à avoir la feuille de la veille. Une dizaine de noms y sont inscrits, dont l’un est rayé. Le rayé est celui de Mme du Gazon-sur-le-Bide. Je considère la page avec appétit. Puis je la tourne pour mater celle d’aujourd’hui. Une glace accrochée à la cloison me permet d’admirer mon sourire radieux.

Là-dessus, le patron-masseur réapparaît en hochant la tête.

— Barbara n’est pas au courant, dit-il.

Je lui montre son livre à couverture de deuil.

Lui, si !

Une rougeur instantanée fonce son fond de teint.

— Je ne comprends pas !

— C’est pourtant clair, fais-je en lui montrant le feuillet portant le nom de la dame.

Il semble offusqué.

— Co… comment ! Vous avez consulté mon livre !

— En ami ! réponds-je. Vous voyez que le nom de la personne en question y figure !

Il se penche sur la feuille de bristol et hoche la tête.

— Je vais vous dire une bonne chose, commissaire : je ne me rappelais plus le nom du ministre. Peut-être même ne l’ai-je jamais su. Vous pouvez réciter la liste des Excellences actuellement en poste, vous, bien que vous soyez fonctionnaire ?

L’argument est sans réplique.

— En tout cas, ajoute-t-il, elle n’est pas venue puisque, vous le voyez, son nom est rayé.

— Elle s’est décommandée ?

— Probablement.

— Vous n’êtes pas au courant ?

— Ce n’est pas moi qui ai pris l’annulation. Je n’étais pas ici hier en début d’après-midi.

— Qui vous remplaçait ?

— Raymond, mon masseur !

— Si on lui demandait des précisions ?

— Volontiers, je vais me renseigner.

Il sort côté « messieurs »[18]. Cette fois je lui emboîte le pas.

— Raymond ! crie la cheftaine-masseuse.

— Vouiii ? fait une voix fluette.

Un gros jeune homme au visage bouffi et dont on devine les seins abondants sous le maillot blanc à manches courtes, sort d’un box (dans lequel j’avise une paire de pieds poilus sur une table de massage).

— Vouiii ? répète-t-il.

— C’est bien vous, Raymond, qui avez pris l’annulation pour Mme du Gazon-sur-le-Bide, hier après-midi ?

L’homme aux cheveux gris me tourne le dos, mais je jurerais que, ce disant, il cligne de l’œil au bouffi.

— Vouiii, ccc’est moi, répond le masseur.

Il a la voix franche d’une bonniche affirmant au téléphone que Monsieur est sorti, alors que Monsieur tient l’écouteur annexe contre son oreille.

— Elle n’a rien précisé ? insiste la cheftaine-masseuse.

— Non. Elle a dit qu’elle prendrait un autre rendez-vous plus tard… Pourquouâ ?

— Pour rien, merci, Raymond !

— Mais on parle de mon épouse ! s’écrient les pieds dans le box.

Je m’approche et j’avise le ministre sur là table de massages, avec une serviette à fleurs sur le bigorninche. Il est tout nu, tout rose, avec seulement du poil aux pattes, comme les langoustes.

Le monsieur aux cheveux gris se précipite également.

— Quouâ, vous z’ici, Excellence ! En personne ! Et je l’ignorais ! Vous vîntes directement, vous ne vous fîtes point reconnaître ! Quelle charmante modestie ! J’sssuis très honoré ! Etes-vous satisfait de Raymond ?

— Très contente ! dit le ministre.

Le chef masseuse a un léger frémissement. Il fait tilt, glousse, frotte sa jambe nue du plat de la main, comme une entraîneuse caresse sa cuisse à travers sa robe de satin.

— Raymonde est une… une merveille de masseur ! dit-il. Puis se tournant vers moi :

— Quelle coïncidence, dites-moi ! Quelle stupéfiante coïncidence !

— En effet ! Excellence, vous saviez que Mme du Gazon-sur-le-Bide devait venir se faire masser, hier tantôt !

Le ministre me décoche une moue pour publicité laxative.

— Je ne m’occupais pas de ses faits et gestes !

— Alors donc, vous ignorez pareillement les raisons qui l’ont poussée à décommander son rendez-vous ?

— Tout à fait.

Il est curieux, le box de la grosse Raymonde. Tapissé de photographies étranges qui représentent des divinités grecques. Zeus, Mars, Aphrodite, Diane, Hercule, Cupidon, Adonis, le Minotaure, Apollon, Prométhée, Icare, Ajax (le chevalier blanc), Agamemnon, etc. Notez que je ne reconnais pas ces messieurs-dames à leurs bouilles, les ayant assez peu fréquentés, mais ils ont tous un point commun avec le Port-Salut : c’est que leur nom est écrit dessus.

— On s’intéresse à la mythologie ? dis-je au Soufflé. C’est bien, ça…

— Notre marotte ! s’empresse l’homme aux crins gris. Vous aimez, vous aussi ?

— Les déesses, assez !

Il ne m’écoute pas. Il me défrime longuement, longuement, en hochant la tête.

— Tu ne trouves pas, Raymond, que Monsieur ressemble à Adonis ? murmure-t-il, pensif.

— Terriblement, renchérit le Bouffi. On a envie de lui offrir des anémones.

Le ministre se dresse sur son séant. Sa serviette tombe. Le prof Félix peut dormir sur ses deux oreilles, c’est pas l’Excellence qui risque de le détrôner.

— Dites-moi, cher Commissaire, vous avez du nouveau au sujet de ma femme ?

— Hélas, non, monsieur le ministre.

— Ah bien, acquiesce-t-il. Déjà un jour de passé et pas la moindre indication, donc, il y a de l’espoir…

Il se renverse sur la table en exhalant un soupir d’aise.

Je commence à me sentir de trop, aussi prends-je congé… Je garde de ma visite un curieux sentiment d’insatisfaction. Notez qu’il est fort possible que mon équipe de masseu (r) ses ait dit la vérité. Il a d’autres trucs en tête que des noms de ministres, Crins-Gris. Lorsque Mme Burton, par exemple, prend rendez-vous chez le pédicure, ce dernier n’est pas forcé de conclure qu’il s’agit de Liz Taylor. Alors la mère du Gazon se serait décommandée ? Pourtant, sa femme de chambre a dit au camarade Archimède qu’elle était partie « au masseur »…

Et puis il y a autre chose, mes chéries. Boff, un détail, mais qui ajoute à ma perplexité. Sur la page d’hier, les rendez-vous ont été notés à l’encre noire. Ceux d’aujourd’hui le sont au crayon bille vert. Vous me suivez ? Or, le nom de madame la ministresse a été biffé au crayon vert. Ça ne veut peut-être rien dire…

Mais ça veut peut-être dire qu’on ne l’a rayé de la liste que ce matin seulement.

— Je vais te dire, Alexandre-Benoît, je vais te dire bien honnêtement ce que je pense : ta voracité te perdra !

Ainsi s’exprime Pinaud lorsque je les rejoins dans ma cabine.

Le Mastar sifflote en regardant par le hublot, ce qui signifie « merde », comme chacun sait.

— Tu sembles en gros renaud, César ? remarqué-je.

La Vieillasse branle son chef vétuste.

— Il y a de quoi ! Ce goinfre a mangé mes empreintes !

Ça paraît sibyllin de prime abord, aussi sollicité-je un complément d’informations. Celles-ci fournies, il appert que Pinaud a relevé les empreintes dans l’appartement de l’Argentin à l’aide d’une pâte composée de farine et d’eau. Tandis que cette mixture séchait, Bérurier l’a mangée. Il s’en explique :

— J’pouvais-t-il savoir de quoi t’est-ce il s’agissait ? J’ai cru qu’on préparait des beignets ou quèque chose d’assimilaire.

— Et alors ! s’insurge le Débris, on les mange crus, les beignets ?

— On peut, la preuve ! déclare le Placide sans se retourner.

— Bref, tu es obligé de tout recommencer ? je demande au Bêlant.

— Impossible ! Cette farine sur les murs, sur les meubles, fallait bien que je l’essuie.

— Si bien que tu as effacé également les empreintes. Beau travail en effet !

Mais le Gros ne s’émeut pas.

On arrive à Malaga, répond-il. J’ai hâte de goûter le pinard qu’on cause tant. D’accord, il est sucré, mais justement : le vin sucré donne soif ! C’est tout bénéfice.

Puis, se retournant :

— Vous cassez donc pas le tronc pour vos conneries d’empreintes qu’elles eussent seulement servi à rien. Je vais te vous le démasquer, moi, le meurtrier-assassin, et avant ce soir, encore !

Comme nous nous exclamons, il sourit.

— Vous pensez pas qu’une fois promulgué grand Dirlo de cette compagnie, je vais tolérer des tueurs criminels à mon bord ? Laissez un peu que j’aie les pleins pouvoirs, mes mecs, et vous verrez du jamais vu.

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