J’ai toujours eu honte des dompteurs. Depuis mon plus jeune âge, leur courage me fait tarter. Ne m’a jamais épaté. Je le trouve bas et triste. Ils sont dans une cage avec des soi-disant fauves. Ils ont un fouet, un bel uniforme, et ils font joujou. Je me débilite à les voir dociliser ces gros minets ronchons ! Ça vous passionne, vous autres, qu’un lion donne la papatte ou qu’un tigre grimpe sur un escabeau ? Vous vous égosillez lorsqu’un guépard saute à travers un cerceau ou quand deux panthères font de la balançoire sur une planche ? Moi non, moi jamais. Je m’en sens humilié en profondeur. De la peine, voilà ce que j’éprouve, pour les fauves et aussi pour le dompteur, si cloches, tous, si désemparés derrière leurs barreaux. J’applaudis pas. Je me ratatine. De là vient, je pense, ma désaffection pour le cirque, malgré ses flonflons, ses lumières, les mignonnes écuyères, les fauves et les clowns, infinie. Lugubre spectacle. Perte de notre dignité si confuse déjà.
En entrant dans le salon de musique, j’ai droit à une séance de dressage. Les clowns et les bêtes sont assemblés. Deux numéros en un seul ! C’est du concentré de piste.
Debout sur le piano à queue, il y a Pinaud, un revolver à la main, dérisoire et grotesque dans sa posture de gestapiste. Au clavier, m’sieur Félix fait des gammes fluettes, en rêvassant. Et puis ailleurs, partout, comblant tout l’espace, assurant tous les volumes disponibles, bondissant, nombreux, effrayamment multiplié : Le Gros. Le maître du bord ! Le commandant ! Brave-tempête en personne ! Le factotum de Neptune ! Le chef-triton ! Bérurier, pour ne le point nommer ! Sautant du ministre à Archimède, de la pseudo Métis sur Raymond. Postillonnant ! Graillonnant ! Aboyant ! Crachant ! Mordant le vide ! Emplissant les trompes d’Eustache ! Noir de courroux ! Fou de vouloir ! Décidé ! Féroce ! Accrocheur ! Puissant ! Ravageur ! Hystérique ! Ennobli par le cataclysme qu’il héberge. Béru dans les douleurs de la Connaissance !
A mon arrivée (discrète) il tient le plongeur noir soulevé par les deux revers de sa veste blanche et le promène sans gêne apparente, d’une toile de Samuel Glandoche à une laque de Fouzy-Thak.
— Alors t’étais le jules à Mme la ministresse, dis, frise-à-plat ! Et c’est pour elle que t’as embarqué ?
Il fonce au ministre, sa proie toujours en main.
— V’s’avez entendu, Excellence ? Ce qu’il cause, ce négatif ? Y s’embourbait vot’vioque au lieu de balayer vot’rue.
— Il n’était pas le seul, va ! répond philosophiquement l’illustre interpellé.
— Et c’est tout l’effet que ça vous fait ? ronchonne le Mastar ! Dites donc, ministre, on dirait qu’il vous arrangerait plutôt, l’enlèvement de Bobonne ! Depuis qu’elle a disparu, vous pâmez d’aise. On va éclaircir, je vous promets. Pace qu’en tank commandant, j’ai le regret de vous dire qu’a pas plus de ministre à mon bord qu’à l’Elysée ! Ton larfouillet, je m’en torche, camarade. Et s’y faut te claquer le museau, on te le claquera, espère…
— Mais c’est qu’il le ferait ! Il va le faire ! bat des mains l’Excellence, ravie.
M’avisant, Béru rengracie un brin.
— T’as pas trouvé la Camille, San-A. ?
— Si, je viens même d’avoir une conversation intéressante avec elle !
— Et tu l’as pas amenée ! fulmine le Dodu. File la chercher, c’est ici que ça se passe !
Ah ! non… Un peu, c’est drôle, mais quand ça dure trop longtemps il devient vite insoutenable le numéro d’Alexandre-Benoît.
— Dites donc, commandant, lui lancé-je, vous commencez à me cavaler sur la prostate.
Je fais signe à Raymond et à l’assistant.
— Suivez-moi, vous deux !
— Où que tu les embarques ? s’inquiète Béru, d’un ton radouci.
— Aux sports d’hiver, pour changer un peu !
Je ne sais pas si vous l’avez remarqué : une femme adultère ne se sent jamais coupable que des tromperies que son mari connaît. Pour le reste, elle se donne l’absolution avec la désinvolture dont fit preuve Napoléon le jour de son sacre en se posant soi-même la couronne impériale sur la tronche.
Il en va de kif chez les suspects, ils se sentent farouchement innocents de ce dont on ne parvient pas à les convaincre.
Ce redondant préambule (faut bien que je fasse de la littérature, moi aussi !) pour vous dire que pas plus Raymond que Métis (elle s’appelle, vérification faite, Ludovic Prendu) ne sont décidés à l’ouvrir. Le premier déclare qu’il ne sait rien de rien, ne comprend pas comment le Vieux et Hanne ont été retrouvés dans le sauna et Métis me dit que si elle m’a levé, aux arènes, sous un déguisement féminin, c’est parce que je suis son genre et que la chair est faiblarde.
Nous nous trouvons dans la cabine du Vieux, la Fleur de France et c’est à dessein que je les y ai conduits, vous l’allez comprendre dans un instant si les petits cochons ne me mangent pas en route.
Pour la énième fois, je demande à Raymond ce qu’ils ont maquillé, lui et « Mars », depuis le retour à bord. L’oigneur de fesses me fait toujours la même réponse. Il avait des massages prévus et il s’est mis au boulot séance tenante. Hanne a déclaré qu’il allait se changer dans sa cabine. Raymond ne l’a revu que lorsque nous avons eu enfoncé la porte de leur four crématoire. Rien vu, rien entendu ! Je peux questionner, conseille-t-il, sa cliente, personne digne de foi en l’occurrence puisqu’il s’agit de la femme du nouveau commandant. Il y a eu la tempête ! Le gros fracas, le chancetiquage d’Apocalypse. Si le Vieux et Hanne ont gueulé, personne n’y a pris garde.
— OK, murmuré-je, attendez-moi ici, je reviens dans un instant, le temps d’opérer une petite vérification.
Je suis sûr que deux ou trois personnes parmi mes seize millions de lecteurs[27] auront compris qu’en sortant de la cabine Fleur de France, je passe dans la cabine Belle-Aurore où je m’empresse de brancher le système de phonie reliant l’une à l’autre.
En comportant de la sorte, mes douces amies, je suis certain d’obtenir un résultat positif. Comprenez-moi. Ou bien ces deux gentils minets connaissent la particularité de ces cabines et ils vont la boucler, ce qui indiquerait que Gaumixte est de connivence avec eux, ou bien ils l’ignorent et se croyant seuls un instant, ils vont se parler librement, ce qui risque d’illuminer ma voie lactée, you see ?
J’écoute de toutes mes oreilles voraces.
La voix de Métis :
— Dis-toi bien qu’il ne sait rien ! J’en ai eu la preuve ! S’il prêche le faux pour savoir le vrai, laisse-le parler et nie tout.
La voix de Raymond :
— Et puis, après tout, on n’a rien fait de mal !
La voix de Métis, avec un certain mordant :
— Au contraire, Raymond ! Au contraire, j’ose le dire !
Un temps… je médite sur les répliques précédentes. J’essaie de trouver la route de lumière à travers ces brumes. Pas très facile, et pourtant des coins de voile se soulèvent, dirait le Vieux (le pauvre cher Boss déshydraté).
— Comment expliques-tu l’histoire du sauna. Raymond ? reprend la voix incisive de Métis.
— Je n’y comprends absolument rien, assure le masseur.
— Tu ne penses pas que le vieux flic a eu vent de quelque chose ?
— Probable.
— Il sera descendu fouiller chez vous. Et Mars l’aura surpris en pleine investigation…
Les deux folingues méditent un peu avant de poursuivre. Je fais de même.
— Si le flic chauve a découvert quelque chose. Il parlera et nous serons bel et bien confondus ? émet Raymond.
— Oui, mais il n’a peut-être rien découvert. Je te dis qu’il cherchait ! Il cherchait seulement ! Voyons, chéri : Mars ne serait pas intervenu si l’autre avait trouvé, CQFD !
— C’est vrai !
Un nouveau temps. Ils cherchent à se rassurer, les petits mignons. Seulement la carburation se fait mal. Ils sont gênés aux entournures.
La tempête qui s’était un peu calmée reprend de plus belle. On vient de retoucher un cyclone en provenance des Açores, mes Gueux. Tous les cyclones européens viennent des Açores, tandis que les cyclones américains viennent de la Jamaïque, c’est connu. Le Mer d’Alors repart dans ses frénésies. Il re vibre ! Il donne tout de qu’il a : du gîte, de la bande, des inquiétudes. On réentend des fracas sauvages. Tout ce qui est mobile et cassable se casse. Tout ce qui est contusionnable se contusionne. Les cris reprennent, d’un peu partout. En haut, en bas, tout autour. La Mer, furax, vient cracher sur les hublots sa mousse d’épileptique.
Les deux tatas d’à-côté ne mouftent plus. Elles gardent les dents serrées sur des inquiétudes stomacales. A toi de jouer, San-Antonio !
Je coupe le contact de l’enregistreur et je vais en tangotant rejoindre ces messieurs-dames. Dans la coursive, on recommence les zigzags féroces. Les mille lourdes du barlu reprennent leur solo de batterie. Les stewards qui rabattaient des vulnéraires pour les éprouvés redeviennent vulnérables et partent aux quetsches sur des tessons.
C’est plus impitoyable qu’à la première débandade. Plus désordonné. Elle a plus de retenue, la Méditerranée, la voilà devenue dingue en plein. Enragée pour ainsi dire. Elle en a marre de la ligne d’horizon ; elle veut se foutre à la verticale, une bonne fois. Elle se cigogne les courants marins, se remonte les vagues de fond. Les poissecailles se sentent pousser des ailes. Oh en voit se péter la frime contre les vitres. Des dorades deviennent soles, sous le choc. Des rougets se déguisent en limandes.
Mes deux follettes sont agrippées à la table. Poussant des cris de pintades coursées par un vilain chien.
— Raymond ! appelé-je, viens par ici, mon pote !
— Je ne peux pas, il geint ! Ça recommence, je vais m’écraser.
— Penses-tu, chéri, t’es bien trop dodu ; avec un répondant pareil, t’es paré côté amortissage.
Je l’arrache à son radeau. On décrit une longue glissade. On se récupère. Je l’emporte comme un naufragé. Il se tient à moi, mois je tiens à lui. C’est la valse envoûtante, pleine de pirouettes accélérées. On rotationne, on grand-écarte. On dégouline contre les cloisons. On s’accroche des poignées de lourde à la braguette. On perd des boutons. On se lacère ; on se la serre, onze lazers ! Vroutt ! On devrait renoncer, mais j’obstine. Voilà qu’il fait du jumpinge, le Mer d’Alors. Il bondit par-dessus des obstacles mémorables. C’est devenu d’Oriola sur son bourrin, (l’ancien, le médaillé). Et hop là là ! Et youp ! Encore une ! On l’applaudit très fort ! Il est fasciné par les fascines, le Mer d’Alors. Comment qu’il te les remue, ses tonneaux, le bougre ! Il doit nougater, son arbre d’hélice, se mettre en huit, pardon : en « 8 » il tire-bouchonne, il ondule ! On va l’avoir à la pointe du radadar, l’hélice, après ce reliquat de séisme. On sera déguisé en hélicoptère façon Jules Verne. Elle s’achèvera en zeppelin, la belle croisière. Il sera ainsi puni de sa farouche aversion pour l’avion, Gaumixte.
Malgré toutes ces encombres, ruades et cabrioles, malgré nos bousculades et nos sauts périlleux, nonobstant ces figures de danse et ces prises de catch, on atteint la cabine Belle Aurore.
Raymond s’affale dans un fauteuil fixe (on visse les plus gros au plancher).
— Je suis tout étourdi, lamente le palpeur d’abdomens.
– Ça t’empêche pas d’entendre, hein, Manon ? Alors déguste ! lui dis-je en branchant le magnéto.
Il a retapissé la combine avant d’entendre l’enregistrement, Raymond. Le temps que zonzonne l’enrouleur, il s’est fait une idée de la chose. Il réécoute leur petite converse, à Métis et à lui. Je l’observe, m’attendant à le voir tourner blême. Pourtant, chose inattendue, au fur et à mesure que l’appareil restitue leurs répliques, ses traits s’affermissent, je crois que ce qui l’a dopé, c’est l’avertissement liminaire de Métis : « Dis-toi bien qu’il ne sait rien, j’en ai eu la preuve. » On aurait dit que ça le soulageait. Et alors je pige un truc primordial, mes canards boiteux : « Raymond est relaxe parce que l’enregistrement n’a pas fonctionné plus tôt. Entre l’instant où je quittais la cabine voisine pour venir déclencher l’appareil dans celle-ci et le moment où l’enregistreur s’est mis à tourner, les deux gaillards se sont dit quelque chose d’essentiel. Ils ont parlé du pot aux roses. Du coup, Raymond est tout joyce de constater que je n’ai pas repiqué les paroles irrémédiablement confondantes. »
L’émission cesse.
— Votre avis, Monseigneur Gant de Crin ? lui demandé-je.
Il secoue la tête, ce qui ne nécessite pas un gros effort lorsqu’on est secoué comme les billes numérotées de la Loterie Nationale pendant le tirage.
— Je ne sais rien !
Je lui souris.
— J’ai idée que tu vas devenir une vraie petite reine, en prison, Raymonde ! Tu seras appréciée là-bas. Rien que des bonshommes ; un rêve !
— Je n’ai rien, à me reprocher.
— Toi, peut-être pas, car t’as seulement la conscience élastique, mais moi si, Raymond. Moi si !
Je tapote sur ma nuque encore douloureuse.
— Voies de faits sur la personne d’un officier de police, mon lapin, ça débute mal ton tableau d’affichage.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Je me suis renseigné : t’as quitté la corrida peu de temps après nous. Tu as couru nous attendre chez la grosse vachasse du port où vous deviez aller faire des orgies espagnoles au cours des précédentes croisières. Dans ton box de masseur y a un beau certificat encadré annonçant que tu es licencié de karaté, bébé rose. Lorsque je suis entré dans la chambre, sur les talons de la belle pédale à perruque rousse, tu m’as allongé d’une manchette impec. Salutation, c’était de la belle ouvrage. Faudra que tu m’apprennes ce coup-là, fleur de zéphyr.
Je retrousse ma manche.
— Où les choses se compliquent encore, ma vieille guenille, c’est quand la môme Métis m’a fait une piqûre de sirop de bavardage, là… Tu vois, ce tout petit point rouge à travers mes poils ? Vous commenciez à paniquer, tous, de me voir draguer dans votre petit domaine d’embrocateurs et poser des questions insidieuses. Vous vouliez coûte que coûte savoir où nous en étions. Alors le sérum of verity, pas vrai ? Téméraire, mais sportif. Vous m’avez questionné et je vous ai révélé depuis mon faux coma que je ne savais rien, ce qui vous a requinqué le moral. Au réveil, je me suis senti beaucoup plus vasouillard qu’on ne l’est à la suite d’un gnon. Tu sais, ça n’est pas le premier pain que j’efface, je connais les doses, leurs conséquences. J’ai senti qu’il y avait autre chose. Vous avez cru bien faire en retardant ma montre pour que je ne réalise pas la durée de mon cirage. Faut jamais trop en remettre dans ces coups hardis, mes poupées. La première horloge rencontrée à renforcé mes doutes. Enfin, faut que je t’avoue que l’ecchymose à la pommette de Métis me paraissait un peu bidon. La preuve c’est qu’elle a complètement disparu de sa jolie frimousse lorsqu’elle s’est démaquillée. Et puis l’histoire du Nègre… Métis, la grosse taulière d’un commun accord… Pour détourner tous soupçons de toi. Vous cherrez avec vos inventions, mes fifilles ! Vous avez mal assimilé Tintin. Un Nègre ! Tout de suite ! Evidemment, qu’est-ce qu’il y a de plus éloigné de toi, comme signalement ? Bricoleuses, va ! Petites brodeuses à tronches de linottes ! Ça marche avec votre passion de la mythologie. Tu veux que je te dise, Raymond ? Vous êtes des mythomanes !
Je me tais, me retrouvant les quatre fers en l’air sous la table à la suite d’un vilain caprice marin.
— Dis-moi la vérité, Raymond, tu sais bien qu’à présent c’est du peu au jus, elle est en marche, on l’attend ! A quoi bon regimber, ergoter ? A quoi bon retarder l’inévitable ? Dans les associations de malfaiteurs de ce genre, c’est toujours celui qui s’affale le premier qu’on dorlote, qu’on épargne. Mets-toi à table, t’auras du dessert.
La bourrique secoue la tête.
— Je n’ai rien à dire !
— Bouge pas, minus, mon camarade Bérurier saura te faire parler. Si tu savais tous les farouches gorilles qu’il a rendu loquaces ; et sans sérum de vérité ! Aux cartilages, mon pote ! Il travaille entièrement à la main, Béru. C’est le dernier artisan du passage à tabac.
— Je n’ai rien fait de mal, monsieur le commissaire, je le jure ! Si : je vous ai frappé, je l’avoue. A part ça, j’ai la conscience en repos.
— T’as dû la traiter à l’anesthésique, ta conscience. Tu oublies qu’outre les disparus, il y a deux morts dans cette affaire depuis le départ.
Il bondit :
— Que dites-vous ! Deux morts ?
— Deux vrais, plus remplis de balles qu’une cible de tir militaire. La guillotine vous tend les bras, camarade. Et si je peux me permettre cette boutade forte, vous n’y couperez pas !
Raymond s’évanouit.
Je ne perds pas de temps à le ranimer. Et pourtant, très honnêtement, je crois à son innocence.
Elle m’est apparue brusquement ! M’est devenue évidente. D’abord, n’a-t-il pas dit à son supposé complice, alors qu’il se croyait seul avec lui : « Après tout, on n’a rien fait de mal ». Et maintenant son évanouissement à l’annonce des deux meurtres… Si spontané ! Ça ne s’invente pas.
Des machins bouillonnent dans ma tête. Ma cervelle pétille pire que jamais. Elle crépite comme un incendie. Elle doit fumer. Je chauffe des méninges, les gars ! Faut pas laisser refroidir. Faut se décarcasser le panier.
Ah ! la carne de bateau ! Ah ! comme ses fameux tonneaux sont redevenus noisettes ! Des fœtus sur un fétu, voilà ce que nous sommes ! Une poignée de connards jetés aux flots vengeurs.
Me faut un vache bout de temps pour atteindre le sauna. Je parcours quatre fois la distance, à force de louvoiements et de reculades. Enfin m’y voici. Au bar de la piscine, j’ai remarqué, il y a un porte-voix pour appeler les baigneurs ! Je l’empare et, toujours ballotté, me place à l’orée de la porte du massage.
Ce que je vais tenter est probablement idiot. Mais j’aime l’idiotie (vous en savez quelque chose, mes pôvres). Je pense à ces repas réclamés par Hanne, aux dires de Camille. Je pense à bien d’autres détails encore. Tante est si bien que j’entonne le porte-voix. Mon timbre éclate, caverneux, puissant, pathétique, grave, précis.
« Allô ! Allô ! débite votre San-A. Avis à tous les passagers ! Malgré la tempête et ses conséquences, nous leur demandons de conserver le plus grand calme. Une importante voie d’eau vient de se déclarer à la suite de la rupture du scrapotage de jonction. Il est probable que la mise en action des pompes sera insuffisante, aussi devons-nous prévoir l’évacuation du navire. Que chacun se munisse de la ceinture de sauvetage située dans sa cabine à l’endroit indiqué par les panneaux fixés derrière la porte. Les passagers devront se diriger ensuite vers les embarcations qui leur sont affectées. Surtout pas de panique ! Nos appels de détresse ont été entendus et des secours s’organisent ! »
Dites, c’est pas du texte, ça, mes agneaux ? C’est pas de la littérature documentaire ? On se croirait pas à bord du Titanic, admettez ?
M’reste plus qu’à attendre les effets. Heureusement, le Mer d’Alors embarde tant et plus. Y a pas besoin de se stimuler l’imagination pour se la figurer, la voie d’eau ! Mon appel à la gomme aurait été entendu de tous les passagers, vous verriez cette partie de sauve-qui-peut ! Le commandant et les hommes d’abord ! Les femmes et les mouflets after, s’il reste de la gâche dans les canots et si ça ne fait pas surcharge. Dans les paniques collectives, quoi qu’on vous chante, les héros ne sont pas nombreux ! Drôlement fatigués, dirait Christine ! La flotte continue de vaser hors de la piscine. Il en bondit de pleins seaux qui se répandent un peu partout, selon l’humeur des roulades et des tangages. Il en dégouline chez les masseurs comme ailleurs. Ça fait des plouf, des floc, des tchbitzz. J’sais pas ce qui la pique, la Méditerranée, aujourd’hui, mais elle se dessale drôlement, la gueuse ! Epileptique en plein, elle est devenue, la Grande Bleue ! Mauvaise ! Teigneuse ! Rageuse ! Une furie, quoi, faut bien tomber dans les qualificatifs éprouvés. Je suis alerté par un grincement continu. Je tends l’oreille, comme une épuisette pour capter l’origine de ce bruit. Croyez-moi ou allez vous faire démanteler le fondement, c’est un vieil Anglais qui fait du cheval décontractant dans la salle de gym’voisine. Bien droit sur son tronçon de bourrin de bois, il caracole dans les typhons, le rosbif ! Comme si c’était le moment d’aller à la selle ! Y a un changement de vitesses au gaye mécanique. Il est sur galop, le gracieux sujet de l’empire britannique. A dada ! A dada ! Badaboum, badaboum, badaboum ! La fantasia berbère ! Yohoo ! Le rodéo Texan ! La tempête, il s’en est seulement pas aperçu, mister Branlbitt ! Ancien major de l’alarmé des Indes, je suppose, il grimpe son palefroi comme s’il faisait une démonstration pour les recrues de fatigues, à l’école militaire d’Horsequikette ! Dagada, dagada, dagada ! Il se croit en rase campagne, chez l’éboueur, pardon chez les Bœrs. Il galope sus aux Zoulous ! Il vole à la rescousse de Napoléon IV ! Veut intercepter Grouchy ! Participer à la victoire d’Azincourt ! C’est toute l’Angleterre qui galope au cœur de ce naufrage ! Badaboum, badaboum, badaboum ! Comme ça, imperturbable ! Inconscient ! A contre-vie, toujours. Faut le voir déferler, le major ! Son maigre dargiflard se soulève en cadence. Par moments, sa monture est presque à l’horizontale, mais il garde son assiette quand même ! Emérite, j’ose le dire, ce cavalier ! J’aimerais le voir opérer sur un dada en bidoche, un athentique, un pur-blood à pédigree ! Ce sera pour une autre fois, mes amies, car mon attention est détournée par un certain mouvement en direction du sauna.
La porte d’icelui s’écarte et la frime de musaraigne mal peinte de Mme du Gazon-sur-le-Bide paraît.