Ce sont des réfugiés ? demande Félicie en marquant un temps d’arrêt sur le quai.
— Non, M’man, ce sont des milliardaires.
C’est pourtant vrai que rien ne ressemble autant à des émigrants que des yachtmen au mouillage. Ils portent des hardes miséreuses et bouffent des choses inappétissantes à la poupe de leurs rafiots. On a envie de leur filer quelques piastres pour qu’ils aillent briffer du calorifique dans une gargote du port. Du safrané. De l’oléagineux. Du chaud !
Les plus misérables sont les Anglais, avec leurs vieux futals flottant à leurs cannes sèches comme des oripeaux d’épouvantail, leurs maillots délavés où les rayures à peine visibles ressemblent à leurs côtelettes qui le sont beaucoup plus. Ils boivent du thé, tristement, en regardant bruiner la lance. Car, ce matin, la Côte d’Azur a la grippe. Il fait morose. Des nuages lancebroquent par petites giclées prostatiques[7]. Les beaux barlus tangotent sur l’eau faiblarde du port. Y’en a de fabuleux, en bois verni, avec de la voilure comme à une grande journée de blanc en janvier, et des cuivres fourbis jusqu’à l’usure.
Et puis des blancs, des bleus, des noirs. Des à voiles et des à pétrole, des gros, des petits, des plats, des ventrus, des matés, des mâtinés, des à-pont-de-pêche et des à-plage-arrière. Les pavillons claquent au vent mauvais de cette matinée cacateuse. Dans la vie courante, Panama ça ne représente pas l’essentiel de nos soucis. Faut se chatouiller pour s’en rappeler l’existence ; potasser les planches en couleurs du nouveau Larousse ; faire un effort de mémoire, d’imagination même ! Et encore, on y croit à peine, à Panama. Ça reste improbable, illusoire, très précaire ! Ça peut cesser d’un jour à l’autre. On ne construit pas le futur sur un canal. Deux barlus coulés et vous, avez le bonjour ! Une révolution et vzzaoum, gommé ! Répudié ! Suffît d’une poignée de nationalistes exacerbés, de nos jours, pour foutre bas le régime fiscal des entreprises les plus puissantes ! Les comptes en banque les plus dodus sont à la merci d’un drapeau rouge et du contestataire qui le brandit. Pourtant, si vous vous donnez la peine de déambuler de bitte en bitte sur la jetée d’un port, vous n’en revenez pas de la présence panamienne. Vous parlez d’une flotte, mes aïeux ! La première in the world, je le jure ! J’ai pas les chiffres, mais j’suis certain. Partout, au cours de mes randonnées, je l’ai vu à la pointe d’un mât sur deux au moins, le fanion aux deux étoiles (bleue et rouge). C’est fou le nombre de langues qu’on cause à Panama, en dehors de l’espago. Anglais, surtout. Français aussi, bien sûr. Et grec (Onassis qui mal y pense). Et hollandais, allemand, indoustanais, japonais, syrien, étatsunien, danemarkois, israélien. Quelle armada, mes neveux ! Quel sémaphore de Babel !
On avance en traînant nos valises, tous.
C’est-à-dire, dans l’ordre de queue leu leu : Ross, le Vieux, Marie-Marie, M’man, moi, Béru, la Gravosse, M’sieur Félix, Pinaud, sa bergère tenant à la main une petite cage où volette un zoziau de rechange acheté chez un oiseleur de la rue d’Antibes pour lui calmer un peu les angoisses. On va prendre la vedette chargée de nous conduire jusqu’au Mer d’Alors mouillé au large.
Béru aussi, ça te méduse de voir stagner des populations privilégiées.
— Pourquoi qu’ils naviguent pas, ces glandus, puisqu’ils possèdent des bateaux aussi pimpants ? bougonne-t-il en s’arrêtant devant une échelle de coupée flambant neuve. A l’arrière du christ-craft, un vieux bonhomme à cheveux blancs, au teint jaune, grelotte doucement en soufflant sur une tasse de caoua. Il est en pyjama sous son imperméable. Une dame déjà peinte pour la journée lui dit des trucs dans une langue véhémente tandis qu’un marin blasé fait semblant de s’activer dans le poste de pilotage. Un poste de radio annonce des mauvaises nouvelles, près du couple inattentif. Chez les riches aussi il sévit, le transistor. Il est plus gros, voilà tout. Gainé de cuir, avec une antenne longue comme une canne à pêche ; et il attrape les conneries de très loin, celles qui nous concernent pas, dont on se fout plus fort encore que des nôtres.
— Parce que, réponds-je, en mer, personne n’a guère le loisir d’admirer leur bateau, Gros. La raison d’être de ce genre de barlu, c’est pas de flotter, mais de faire escale. Ils l’ont acheté juste pour pouvoir se faire bronzer la cellulite sur le pontage et bouffer des sardines à la face du monde sur la plage arrière. Mais ils s’emmerdent, Gros. Ah ! là là, vise un peu comme ils sont gueux et lamentables. Comme ils vieillissent à vue d’œil sur leur navire pareil à un bœuf à l’étable. Où veux-tu qu’ils aillent, sinon dans un autre port, retrouver les mêmes voisins flottants ?
Le vieillard du C. like moon (c’est le blase du christ-craft) s’apercevant qu’il est l’objet, non seulement de notre attention, mais également de nos sarcasmes, se met à nous engueuler en portugais, ce qui est son droit et sa langue maternelle. Sa vieille relique badigeonnée fait chorus. Faut les voir, les deux chers blasés, un instant réchauffés et réunis par le courroux, s’agripper au bastingage pour nous clamer leur mépris.
— Non, mais je rêve ! grogne Béru. Ils nous engueulent ! Faut le voir pour y croire !
Le Gros dépose sa valise sur le quai et s’assoit dessus.
— Faites comme moi, nous dit-il, et regardons ces panosses s’agiter ! Sans blague. On est chez nous, non ? Ils viennent dégueulasser nos eaux territoriables en y jetant leur ancre et encore faudrait pas se permet’un regard !
La colère du Gros est un monstre vorace mais facile à nourrir car elle s’alimente de bout de phrases, de jurons, de pensées…
On obéit à Aléxandre-Benoît. On prend ses crosses. On endosse sa rogne. A part le Vioque, très gêné, qui se tient à l’écart, nous voici tous assis face aux plaisanciers. Béru entonne Maman les petits bateaux. Et on reprend en chœur. Marie-Marie fait des pieds de nez.
Sur son bateau, le vieillard-mateur s’agite de plus en plus. Il a renversé sa tasse de café sur son imperméable. Il trépigne. Il tend le poing. Sa grognace pousse d’horribles clameurs, toujours en portugais. Elle hèle leur mataf qui finit par se pointer, très embêté. Il parle un peu not’langue, lui. Il nous demande ce qu’on veut. Béru répond qu’on est Français. Que le quai est à nous, qu’on paye nos impôts. Qu’on a le droit de s’arrêter, de s’asseoir, de chanter. Qu’on l’emmerde, lui, ses patrons, leur bateau et le drapeau qui pendouille à la poupe. La France, c’est la terre de liberté. On enquiquine les touristes. Y z’ont qu’à rester chez eux. On les a pas appelés. On est mieux entre nous. On est le peuple le plus espirituel de la planète, alors les apports étrangers on s’en torche. Voir des faces de carême pareilles, ça rend triste. Ça souille le paysage enchanteur ! Leurs eaux usées polluent le port. Des poissons pourtant bien frétillants de naissance tournent de l’œil en apercevant la quille de leur lessiveuse.
Il est comme Béru, le Français : indépendant à bloc. Conscient de ses droits et disposé à les imposer par la force des baïonnettes si celle des arguments ne suffit pus.
Le marin traduit aux deux débris qui s’en écorchent la gorge, s’en font saigner les cordes vocales ; qu’en postillonnent des reliquats d’amygdales. Ils ordonnent la charge à leur troupe. Pas de quartier ! A l’abordage ! C’est l’incident diplomatique ! Depuis les autres bords, on les soutient ferme de la voix et du geste. Des Panamiens, tous. Dopé, le marin des vieilles pelures s’avance sur l’échelle en retroussant les manches de son maillot ! Béru se lève, le chapeau rejeté en arrière.
Il craint pas les débarquements. Il est prêt, sa force de dissuasion bandée comme l’arc de Cupidon. Il laisse le matelot mettre pied à terre, biscotte l’échelle de coupée, c’est déjà un territoire étranger. Elle est couverte par l’immunité diplomatique, nous assure-t-il. Seulement, quand l’autre s’avance avec son maillot bleu marqué d’une ancre et son short roulé haut sur ses cuisses musclées, il lâche les chiens, Alexandre-Benoît. Boule première, il fonce, après s’être prémédité trois mètres d’élan que son futur antagoniste prenait déjà pour de la panique. Il s’est pas gaffé de sa valise, hélas, le pauvre biquet. Il se prend le pied dans la manette, culbute et plonge dans l’eau mazouteuse. Un formidable rire, auquel nous avons du mal à ne pas participer, salue ce saut périlleux.
Voilà maintenant le Mastar qui barbote deux mètres plus bas, entre des chaînes et des hélices, entre des filins et des pierres moussues. En plein cloaque. Il gargouille, se débat. C’est le vieux Brésilien qui lui file la bouée du C. like moon. Béru la morfle sur le pif. Il saigne. On se conjugue tous sur la corde. On le remonte vaseux, limoneux, gluant, plein d’algues fétides. Il a des préservatifs usagés dans les cheveux, des peaux de saucisson également. Le plaisancier, sans rancune, lui fait boire un verre de rhum en prévision du rhume. Béru gargarise des remerciements. Il explique que c’était pour rire tout ça, que si on ne déconnait pas un peu quand on est en vacances, celles-ci seraient plus tristes qu’un conseil des sinistres. Il est touché de cette bouée généreuse. Et tellement touché fort qu’il en raisine du tarin. Il donne l’accolade. Demande le nom du sauveur. Il enverra des cartes postales. On se quitte bons amis, en fin de compte. Les plaisanciers applaudissent sur notre passage. Les distractions sont si rarissimes dans les ports. A part se saouler, que peut-on y faire d’autre ?
Nous gagnons la vedette transbordeuse. Béru l’a déjà, lui, la vedette, grâce à ses numéros de cirque. Il essaie de rire de l’aventure, mais sa Baleine n’apprécie pas.
— Un blazer tout neuf et qui t’allait si bien, pauvre ballot !
— J’sais bien, soupire le Gros. Là-dedans, j’avais l’air d’un gentleman ridé. Mais on pourra p’t’être le ravoir, ma poule. Paraît que sur les pas-que-beaux ils ont un pressinge du tonnerre.
Tuuuut tuuuut ! fait tout là-bas le Mer d’Alors en glaviotant déjà une fumée prometteuse.
J’ignore ce qu’il vaut, le pressing du Mer d’Alors, toujours est-il que sa réception est de première ! Faut voir cette double alignée de mousses en uniformes rouges, ces maîtres d’hôtel chamarrés, ces bagagistes en combinaison crème ! L’armée haïtienne n’est pas plus flambante, les gars !
Une musique douce, style Boeing-long-courrier, flotte dans l’air à la ronde. Y’a des plantes vertes partout, des guirlandes, des fanions. L’allégresse a un bruit très particulier ; elle ronronne dans les flancs de ce magnifique bâtiment, dernier sorti des chantiers navaux (selon Béru) français.
Il ressemble à un Hilton flottant, ce rafiot. Aussi personnalisé, il est, avec ses laques, son formica de luxe, ses décorations pour fumoir d’hôtel, ses dorures métallisées, ses panneaux en matière plastique, tout son modernisme de bureau. On sent illico sa vocation, au Mer d’Alors. Conçu et réalisé pour les touristes anglo-saxons, c’est hurlant ! A son bord, ils se sentent pas dépaysés, les yankees. Comme attrape dollars, on pouvait pas inventer mieux.
Je ne sais pas s’il est fréquent que le P. D. G. d’une compagnie de navigation vienne accueillir soi-même ses invités, en tout cas, il est là, Gaumixte. Dans un complet de flanelle blanche, please, chemise bleu ciel, cravtouze tricotée bleu marine, pochette idem, souliers de daim blanc. Une gravure de bœuf-mode ! Il sanguine à outrance à force de se démener. La cendre de son cigare a mis des traînées volcaniques sur ses revers. Il se prodigue, le grand manitou. Il est en transe à outrance. Il se jette sur notre groupe, se bain-de-foule parmi nous, nous serre la main, nous claque les biceps, baise-mainte les dames, fait guili-guili au menton de Marie-Marie.
— Mon bon Vieux, fait-il au Boss, je suis des vôtres pour la croisière, ce qui est la moindre des choses. Vous ne connaissez pas la nouvelle ? Le ministre de l’intérim se joint à nous ! Quelle surprise ! Quel honneur ! Un télégramme hier soir : Son Excellence surmenée a décidé de s’octroyer une quinzaine de grand repos…
Il baisse la voix :
— Je compte sur votre discrétion, hé ? Pas un mot sur le… les… Bref, vous voyez ce que je veux dire ?
Nous voyons.
— On va vous conduire à vos cabines. J’espère que vous les trouverez à votre goût : on vous a réservé les meilleures. Mais dites-moi, cher ami, je ne vois pas votre charmante nièce, elle ne nous a pas fait faux bond, j’espère ?
— C’est-à-dire qu’elle était souffrante, déclare froidement Pépère, elle vous prie de bien vouloir l’excuser…
Sa bouille déconfiture à toute vibure, au cigareman. Elle se recroqueville. Ses gros sourcils font la pagode.
— Quelle sottise ! bougonne-t-il. Rater une croisière pareille à cause, je suis sûr, d’une migraine passagère ! Mais nous avons un médecin à bord, quoi, merde ! Bourré de diplômes et de références. Notre pharmacie est la mieux fournie de France ! Notre bloc opératoire est copié par les plus grands hôpitaux d’Amérique ! On l’aurait guérie, cette mignonne. Si on envoyait quelqu’un la chercher ? Nous n’appareillons que dans une heure.
— Impossible ! Elle est déjà rentrée à Paris en avion pour se soigner.
Il renaude en grand, notre hôte ! C’est clair qu’il nourrissait des projets concernant Camille. L’arrivée de son Excellence, annoncée par un mousse, coupe court à ses jérémiades.
Une vedette spéciale fonce sur le Mer d’Alors dans une double gerbe d’écume.
Le commandant alerté se pointe, impec dans son bel uniforme blanc Il a un collier de barbe pour faire plus loup de mer, une pipe qu’il se hâte de vaguer avant l’embarquement du ministre.
— Attention ! Attention ! batifole Gaumixte. Vous êtes prêts, tout le monde. De la tenue ! Garde à vous ! La Marseillaise ! Vous avez pensé à la Marseillaise ?
Le commissaire, un beau jeune homme brun, tout de blanc loqué lui aussi, opine en désignant à l’armateur-chef la cabine-studio de la sono dont la porte est entrouverte. On voit s’affairer un mataf sur des bobines. Marie-Marie, curieuse comme une pie, est au côté de l’ingénieur du son. Elle lui pose des questions qui ont l’air de le l’aire poiler.
— Marie-Marie ! Veux-tu venir ici tout de suite ! hèle tante Berthe.
— Laisse-la, intervient son Vaseux. Elle a le droit de s’instruire, cette môme !
La vedette vient d’accoster. Le commandant s’avance ! Il salue militairement. Gaumixte fait des courbettes, prononce un brin d’allocution tout en faisant claquer ses doigts dans son dos pour réclamer « l’hymnational ».
— Allez ! Allez, Bougnazet ! crie le commissaire au marin-ingénieur-du-son.
Les haut-parleurs cessent de diffuser de la musique de chambre. La voix enregistrée de Gaumixte, recueillie, vibrante, retentit.
— Mesdames les passagères, messieurs les passagers, le commandant Rouston et la compagnie Pacqsif sont heureux d’accueillir à bord du Mer d’Alors Son Excellence monsieur le ministre de l’intérim.
Quelques crachotements. Puis la musique éclate. Manque de pot, il ne s’agit pas de la Marseillaise, mais d’une chanson de Mme Anny Cordy intitulée On m’appelle Cirrhose. L’erreur est d’autant plus fâcheuse que le ministre de l’intérim passe pour aimer tuter. A ce que les baveux d’opposition sous-entendent, paraîtrait qu’elle se pionarde au pastis nature, l’Excellence.
— Eh bien, Bougnazet ! tonne le commissaire.
— C’est la petite fille ! bavoche l’autre pomme dans son gourbi ! Elle m’a branché le plateau « B ».
Il arrête l’émission pour recoller la Marseillaise. Berthe se catapulte afin de récupérer sa diablesse.
Elle lui cloque une mandale si violente que la môme bouscule le plateau « A ». La Marseillaise dégueule net. Le disque est rayé ; il musique sur place.… qu’impur, abreuve nos sillons —… qu’impur, abreuve nos sillons — qu’impur, abreuve nos sillons…
C’est les sillons du disque, m’est avis, qu’ont besoin d’être colmatés. Le Vieux serre la main du ministre dont l’humeur irradie. Les vacances, ça fait des mois qu’il en rêvait, le pauvre. Toujours sur la brèche, avec son ménage à faire à l’Elysée, s’occuper de la chaudière du chauffage central, des commissions chez Fauchon, cirer les pompes (et Dieu sait si elles sont grandes, les tartines, là-bas !), répondre aux journalistes, arroser les pelouses, c’est épuisant à la longue. Il se promet bien du bon temps sur le Mer d’Alors. Surtout pas de tralala, pas d’honneurs. Il est simple touriste. A l’écouter, faudrait lui filer la plus exiguë cabine, la plus humble, celle qui se trouve sous l’arbre d’hélice. Il voudrait voyager dans le cambouis, le ministre. Bouffer de l’haricot pétomane à tous les repas. Se claquemurer hermétique. S’affubler de lunettes noires et d’une fausse barbe pour regarder dans sa glace histoire de ne pas se reconnaître. Il en a sa claque des cérémonies. Il retourne au quidamat. Il veut se changer les idées, les U. D. ; trouver l’oubli salvateur.
Il est prêt à tout pour mériter son anonymat. Il entre dans l’incognito comme dans les ordres. Alors il presse des mains, des mains, des mains. Il bredouille des trucs, des choses, des machins, des bidules tout faits, déjà dits, facile à oublier. On peut pas s’en désempêtrer. Il nous aime d’être les témoins de sa guérison. On va l’aider à se dédépressionner la nervouze. Après les journées de mer, les ciels indigos, les escales brûlantes, il sera redevenu neuf, comme avant son adhésion au nuhénère. On va tous s’y mettre pour lui rendre son pucelage, refaire de lui un homme intact, le radier du syndicat des gens de maison.
Tous, on nous entraîne vers nos cabines. Y’a répétition. A tout Seigneur… le ministre et le Vieux ont des singles. Pour le reste, ça fonctionne par deux, d’où problo chez les Bérurier qui sont trois du fait de Marie-Marie. C’est Berthe qui dégauchit la solution. La petite logera avec son oncle dont les ronflements ne l’empêchent pas de dormir, elle, elle partagera la cambuse de m’sieur Félix.
Le Gravos se renfrogne, objecte que c’est pas normal, ni même correct.
— Tu voudrais peut-être qu’on fasse habiter une gamine avec un monsieur qu’on connaît à peine ? riposte Berthy.
— Non, mais…
— Alors, ça suffit !
— Je pourrais peut-être loger, moi, avec Félix ? suggère l’époux.
— Pour qu’il puisse pas fermer l’œil à cause de ton ram-dam ? Déjà il nous accompagne pour nous faire plaisir ! Non, mais dis donc, Alexandre-Benoît, serais-tu jaloux, par hasard ?
Jaloux ? Béru s’en marre comme citrouille entamée ! Lui, jalmince ? D’un homme qua une infirmité à la place du bec verseur ! Alors là, il est tranquille, il pioncera sur ses deux manettes. Il l’a vu, le bastringue du prof ! Jumbo ! Pour opérer un branchement, faudrait qu’il la passe au laminoir, ce pauvre Félix. Qu’il use d’un entonnoir ! Qu’il la mouline au taille-crayon géant ! La question étant réglée, les Bérurier et Félix adoptent la formation prescrite par Berthaga.
Nous, on s’arrange avec les Pinuche, M’man et moi. Elle co-habitera avec la rombière de mon pote, Félicie, tandis que César occupera le deuxième plumard de mon domaine.
Voilà, c’est en ordre. On n’a plus qu’à s’équiper yachtmen et à attaquer le grand farniente ondulatoire.
Tout en rangeant ses affutiaux dans sa penderie, Pinuche bavasse de sa voix monocorde en se curant de l’ongle le chassieux des yeux. Il cause plus de sa caravane. Cette croisière est une aubaine, somme toute ! Un magnifique lot de consolation. Leur premier voyage en mer avec Mme Pinaud. Un quart de siècle qu’ils en rêvaient, qu’ils pleuraient en lisant les mots « coursive, pont-soleil, steward » sur des prospectus de la Transat ou de la compagnie Paquet.
La Méditerranée, c’est le berceau du monde. La civilisation est sortie de ses eaux bleues comme un coquillage étincelant.
— Je voudrais te faire observer une chose, sans pour autant gâcher ta joie, Pinaud, c’est que nous sommes ici dans un but bien défini : percer le mystère des disparitions.
La Baderne sourit finement.
— Il m’a fait marrer, leur Félix, avec sa démonstration d’hier. Pour qui se prend-il, ce pion ? Tes disparitions, tu veux que je te dise, San-A. ? Tu le veux ?
— Yes, je veux !
Le bêlant met son regard en code.
— Un accident, une fugue et deux suicides ! résume-t-il. La première, l’Anglaise, avait bu au gala du bord. Elle est allée de nuit sur le pont. Le mal de cœur l’a fait se pencher, le roulis l’a fait basculer. Le deuxième, le Français, à terre : il aura gerbé avec une petite Grecque. La troisième, l’Allemande et le quatrième, l’italien, quelles étaient leurs existences ? L’une vivait seule avec une mère gâteuse ; le second était infirme ! Dans la mesure où, justement, la vie du bord est agréable, ils ont mesuré leur situation. Les vacances, c’est quoi, en somme ? Une grande solitude avec beaucoup de monde autour.
A ce stade de la philosophie Pinucienne, on frappe
à la porte. Le garçon de cabine, un joyeux drille rigolard, m’informe que le monsieur de la cabine Fleur de France (celle du Dabe) désire me parler de toute urgence.
J’y vais.
— Entrez !
Je trouve le Dabe en grande tenue de croisière. Il porte un futal de couleur crème, un blazer bleu, un foulard blanc. Assis dans un fauteuil de cuir, il paraît faire de la délectation morose.
— Vous voulez me parler, monsieur le directeur ?…
— Regardez ce que je viens de recevoir !
Il me désigne une magnifique gerbe de roses dans un vase de cristal.
— Délicate attention, approuvé-je, la Compagnie je suppose ?
Il hoche la tête et me tend une enveloppe éventrée d’où dépasse un bristol.
Lisez le mot qui accompagnait l’envoi.
Je lis :
Pauvre Vieux Con,
Si tu t’imagines que tu vas empêcher quoi que ce soit avec tes pieds nickelés, tu te trompes.
— Charmant, n’est-ce pas ? grince le Tondu.
— Intéressant.
— Vous trouvez ?
— Voilà qui nous apporte une certitude, patron. Il y a bel et bien un criminel à bord. Un fou, je suppose. Et il annonce la couleur. Il a eu vent des raisons secrètes de notre embarquement, ça l’émoustille. Il nous brave. C’est bon, cela. Un criminel qui défie la police est un criminel qui prend des risques, qui se découvre… Donc qu’ON découvre !
— En attendant, il me traite de vieux C. O. N et nous promet de nouveaux forfaits ! San-Antonio, semblé-je vraiment si vieux que ça ? s’inquiète le Vénérable.
— Absolument pas ! m’indigné-je. Vieux est bien la dernière épithète qui viendrait à l’esprit pour vous qualifier !
ça le rassérène vaguement.
— Qui vous a apporté ces fleurs, patron ?
— Mon garçon de cabine.
— Et qui les lui a remises ?
— Personne. Il les a trouvées devant ma porte. Le message annexé ne révèle pas grand-chose car il est rédigé en caractères bâtons et de la main gauche.
Loin de me rendre maussade, l’événement m’émoustille, moi.
J’aime bien poser le pied sur un sol ferme. Jusque-là, ces histoires de passagers escamotés me paraissaient un peu filandreuses. Cette fois, toute équivoque est dissipée. Il y a bel et bien un maniaque parmi le personnel navigant du Mer d’Alors.
— Nous devrions avoir une conversation avec le commandant le plus rapidement possible, monsieur le directeur.
Pépère opine.
J’ai déjà sollicité un entretien ; dès que la manœuvre de départ sera effectuée il nous recevra.
Un silence s’ensuit. Nous méditons chacun pour notre compte personnel. Puis le Vioque murmure :
— Mon cher, j’aurai un service à vous demander, d’ordre… heu privé. Tout à fait privé !
Allons bon, va-t-il falloir que je lui arrange encore des bidons avec une souris ?
— Mais… Je suis à votre disposition, patron.
Il paraît embarrassé, lui dont pourtant l’aplomb défie toutes les lois de l’équilibre.
— La chose va vous paraître ridicule…
— Sûrement pas, servilé-je.
C’est bon, la lèche, pour celui qui la fait plus fort que pour celui qui la subit. C’est voluptueux. Y’a une ironie du second degré là-dedans. Aussi une mortification. C’est une espèce de cilice qui vous gratte l’orgueil. On s’autodégueule à lichouiller ses supérieurs. Lécher, c’est un peu braver. La salive sur autrui, n’est-ce pas déjà un crachat ?
Il me dévisage à la dérobée, de son regard bleuâtre qui vigile toujours. Il est sans cesse aux aguets, le Dirlo. A surveiller tout le monde et lui-même.
— J’adore les croisières, attaque-t-il, mais une chose pourtant m’indispose sur les bateaux, ce sont les mondanités. Je vais vous faire un aveu, San-Antonio, et je vous demande de le considérer comme un secret : je ne sais pas danser !
— Vous ne savez pas danser ? répété-je, éberlué.
— Non : je n’ai pas l’intelligence des pieds.
Il se frappe l’oreille.
— La musique qui me pénètre par-là ne descend pas jusque-là.
Il se bat le mollet.
— On vous demanderait de danser sur le bruit d’un moulin à café que vous vous y retrouveriez plus aisément que moi devant une valse ou un tango.
— Eh bien, mais patron, ça n’est pas tellement grave après tout. Vous n’êtes pas forcé de danser !
Il hausse les épaules.
— Si, hélas. Je prends un exemple : le ministre de l’intérim est à bord avec son épouse. Vous pensez bien que ma carrière est compromise si je ne fais pas danser la femme de l’Excellence ! Cette dernière en déduirait que je cherche à exprimer ainsi ma désapprobation de la politique gouvernementale. Vous ne connaissez pas ces gens-là. Ils ont l’art d’interpréter les paroles les plus anodines, les gestes les plus innocents.
— Ne pourriez-vous simuler une entorse, monsieur le directeur ?
— Pour devoir traîner la patte pendant quinze jours ? Merci bien ! Non, ce que je voudrais, San-Antonio, c’est que vous me donniez un truc !
— Un truc ?
— Pour m’apprendre les rudiments de la danse la plus facile. D’abord quelle est-elle ?
— Le slow, je pense, monsieur le directeur.
— Voulez-vous chercher à la radio un échantillon de la chose ?
J’obéis, riant sous cape. Le hasard me favorise car de rapides tâtonnements me font décrocher un machin plus langoureux qu’une tartine de miel au clair de lune.
— Ecoutez comme ça sollicite moelleusement, monsieur le directeur. Il suffit de marchoter en traînant la semelle… Vous voyez : un peu comme ceci ? On peut se permettre d’être anarchique, d’improviser, et même de ne rien faire d’autre que de se déplacer à petits pas sur la piste. Et puis, le slow, plus que tout autre rythme, permet la conversation. Le charme de la vôtre fera oublier, j’en suis certain, l’incertitude de vos figures.
Il ne paraît pas pleinement convaincu.
— Mouais, marmonne-t-il, vous croyez ?
— C’est évident, monsieur le directeur !
Il claque des doigts.
— Dites, San-Antonio, soyez gentil, pendant cette croisière cessez de m’appeler à tout bout de champ « môssieur le directeur ».
— Mais je…
— Mon prénom est Achille !
J’en bafouille, ma parole ! Qui m’aurait dit qu’un jour j'appellerais le Big Boss par son préblaze.
— Vous croyez que j’ose ?
— Naturellement, mon vieux, puisque je vous le demande. Vous disiez donc à propos de cette ridicule danse du scalp ?
— Je disais qu’elle est des plus faciles. Elle ne nécessite pas de technique particulière, encourage la conversation et… la tendresse. C’est le rythme du joue à joue, monsieur le… heu… Achille ! De l’enlacement étroit !
Il se risque dans l’espace dégagé de la cabine, me proposant un numéro de danse de l’ours qui intéresserait peut-être le Cirque de Moscou, spécialiste du plantigrade.
— Y suis-je, Antoine ? demande-t-il en fléchissant sur ses jarrets.
On dirait qu’il a les quilles à ressort et le prosibus en plomb, le Vioque.
— Point tout à fait.
— Et comme cela ? insiste Achille en essayant de d’écrire des « S » majuscules avec ses hanches.
— Pas encore. Voulez-vous me permettre ?
Je le prends dans mes bras.
— Vous saisissez votre partenaire ainsi, n’est-ce pas ?
— Je vois.
— Rien ne s’oppose à ce que vous la pressiez davantage contre vous si vous la jugez appétissante.
— Jusqu’où la bienséance me permet-elle d’aller, Antoine ?
— En l’occurrence, la bienséance a pour limites celles de votre charme, c’est vous dire qu’elles peuvent être reculées à l’infini. Posez votre joue contre l’autre joue. Appliquez-vous à dire préalablement des banalités, mais sur le ton d’une déclaration d’amour. Que votre : « Nous bénéficions d’une excellente traversée, ne trouvez-vous pas, chère madame ? », équivaille à : « L’instant que j’attendais éperdument est enfin arrivé, puisque je vous serre dans mes bras, cher amour. »
— Pas de problème, admet Achille. Parler, je m’en charge, mais il faut également bouger, nom de Dieu ! Et c’est là que mes affres commencent.
— Que non pas. Marchez, vous dis-je. Dites-vous :
« Tiens, je vais aller près de la table de la grosse dame, là-bas. » Et rendez-vous y benoîtement, en prenant seulement garde de ne pas écraser les pieds de votre cavalière. Que diable, Achille, vous possédez une démarche souple et racée. Conservez-la sur la musique. Que risquez-vous, puisque c’est la dame qui recule ? D’ailleurs, une piste est un des points du monde où la densité de population atteint son degré de saturation ; la plupart du temps on danse sur place, ou bien l’on est porté par les autres. Bon, allons-y : je fais la patiente. A vous de jouer !
Il est tout crispé. Pépère. Tendu, rigide, guindé, de guingois.
Pourquoi il penche la tronche, vous pouvez me dire ? C’est fou ce que l’appréhension contorsionne les gens. Ils se mettent en pas de vis quand ils trouillassent. Le Dodo ferme à demi les yeux. Il prend un air casanovesque, extrêmement gourmand de jouissance, un peu salace. Le v’là qui me fauche la taille d’un geste ample et sûr. Tudieu, il fait le forcinge en conquérant, le Guillaume ! Il se veut dominateur, envoûtant. Il applique sa joue contre la mienne. Il se hasarde à marcher. On dirait qu’il joue à la marelle.
— Plus lentement, je conseille.
Docile, il freine. On déambule dans la cabine. Talalala la la la tsoin !
C’est l’extase, la minute bleue, la pénombre de la chair, le vacillement de l’âme.
Talalala la la la tsoin ! Tsoin ! Tsoin ! Tsoin ! Tsoin ! Taa Tsoin !
— Bravo ! encouragé-je.
Il ralentit encore. Il susurre :
— Ce que j’éprouve, douce amie, en cette minute d’exception, ressemble follement à du bonheur !
C’est torché, non ? Il est doué pour le madrigal, la phrase susurrée. Le flirt languissant.
— Excusez-nous de vous déranger ! déclare une voix sèche !
On sursaute ! On se désunit ! On rouvre les yeux. La porte est ouverte béante, et qui est-ce qu’on découvre dans l’encadrement ? Le ministre de l’intérim et le commandant, blancs de surprise, d’indignation, de réprobation. Le seul maître à bord, il a plus que le tuyau de sa bouffarde dans le bec, le fourneau lui est resté dans la main et perd des cendres brasillantes sur le tapis.
Le Vieux, pour la toute première fois de sa vie, est dépassé par les circonstances. Moi idem, du reste. On voudrait effacer cet instant, le nier, l’annuler. Se trouver ailleurs, n’importe où : au Cambodge par exemple, en Silésie, dans les mines bourrées de sel et de B. K, dans une fusée Apollo, chez le dentiste, peu importe, mais autre part, loin, pour ne plus voir ces deux vilains aux rictus infernaux.
On voudrait leur démanteler le doute, trouver des mots capables de pulvériser les flagrants délits.
— Dieu me pardonne, fait le ministre (une expression qu’il a, ramassée dans les couloirs de l’Elysée), on se croirait chez Mme Arthur dans votre cabine, monsieur le directeur. Navré d’avoir troublé cette charmante intimité…
Oh là là, ce ton, cet œil, ce masque d’empereur romain outragé ! Tiens, au fait, je crois pas vous l’avoir raconté, le ministre. C’est un petit bonhomme bien blême, maigre, avec des grosses joues flasques comme des fesses de vieillarde. Il est brun, il a l’œil sombre, le geste fébrile, des favoris grisonnants et de grandes, grandes oreilles comme seuls en possèdent les ânes ou les hommes d’exception. L’unique point coloré de son visage, c’est le pif que l’abus du pastaga a marqué de violine sur les ailes.
Dans la gamberge du Dabe, le pavillon noir est hissé. Il a compris que c’était la fin provisoire de sa carrière. Désormais, il lui restera plus qu’à passer : à l’opposition, attendre un changement de régime… Sa réputation vient de mourir sur le Mer d’Alors. Sa rosette se fane. Son honneur a une voie d’eau cataracteuse.
— Monsieur le ministre, commandant, trémole-t-il. Je ne voudrais surtout pas que vous vous mépreniez ! Que vous vous laissiez prendre à de fallacieuses apparences. Le commissaire San-Antonio, ici présent, me donnait, à ma demande, une leçon de danse, car il se trouve que…
Il bafouille devant l’évidente incrédulité des arrivants. Il bavoche. Je le regarde vieillir. C’est fou ce qu’un homme déshonoré peut prendre du carat subitement. Comme un nuage plonge dans une ombre fugace la campagne ensoleillée, il s’éteint de bas en haut. Il s’affaisse, il pèse en lui.
— Nous ne vous demandons pas de vous justifier, mon cher directeur, grince l’Excellence. Chacun est libre de prendre son plaisir où il le trouve, à condition de ne pas porter atteinte à la morale publique. Il serait fâcheux bien sûr que vous donniez cette exhibition dans le grand salon des premières, mais tant que ce spectacle restera privé…
Le Vieux tente encore une sortie. Il veut déblayer les doutes, réemparer son standing. En vain. Les deux autres opposent des gueules de glace paralysantes.
— Parlons d’autre chose, voulez-vous ? coupe le ministre. Le commandant et moi-même sommes venus vous entretenir de ce que vous savez. J’espère qu’entre deux entrechats, vous aurez le temps de vous en occuper. J’ignorais ces disparitions jusqu’à mon embarquement ; c’est un journaliste se trouvant à bord qui est venu me trouver et m’a demandé si ma participation à la croisière était en relation avec les événements en question. Entre nous soit dit, mon cher directeur, je trouve un peu fort de café d’avoir été laissé dans l’ignorance de faits aussi graves qui risquent de compromettre le…
Il cause, il cause. On l’écoute à peine. C’est un fond sonore. L’air de la déchéance. Nos carrières foutues se racornissent sous la pluie des mots acides. On est criblé, mouillé de honte. Souillé à l’os.
En fin finale, il est catégorique, le ministre : il ne veut pas d’histoires. Pas la moindre ! La presse embarquée est aux aguets, affûtant à l’avance les termes perfides qui servent à divulguer les scandales. Alors c’est bien simple : IL NE DOIT RIEN SE PASSER DE FACHEUX ! Une police digne de ce nom doit savoir se montrer préventive. Vu ? Bon.
— Cela dit, bonne danse, messieurs !
Le « messieurs », faut entendre comme il l’a prononcé. En zozotant. Il a failli dire « mesdames », la vache ! Il se retire, le commandant sur les talons. Je me permets, moi l’humble, l’obscur, le sans grade, de rappeler ce dernier.
— Pourrais-je vous poser quelques questions, commandant ?
Il se retourne, la barbe hérissée, la pipe de traviole, l’œil flagellateur.
— A savoir ? dit-il.
Je me refrène pour ne pas exploser. S’agit de subir, de malenpatienter dans le calme et la dignité.
— Les quatre personnes disparues logeaient-elles dans une même partie de votre merveilleux navire ?
Il chafouine, se gratte le piège du pouce.
— Non, je ne pense pas… Je pourrai vous le confirmer.
— C’est cela, confirmez-le-moi, je vous prie. Et par la même occasion, communiquez-moi la liste de tous les gens, équipage, personnel, officiers et passagers ayant participé à chacune des quatre croisières fatidiques. Ça ne doit pas être très difficile à établir, je pense ?
Il se cure l’oreille avec le tuyau de sa pipe. Dans la poche de son uniforme, y’a un grand cerne de roussissure, conséquence des pipes mal éteintes prestement enfouillées.
— Personnel, équipage et officiers également, avez-vous dit ?
— Parfaitement, commandant ! lâché-je sans baisser les yeux.
— Mais enfin, môssieur !
Je secoue la tête en souriant.
— Voyons, commandant, montrez-vous coopératif. Nous ne faisons pas que danser, nous travaillons également et je crois pouvoir vous dire que si nous ne connaissons pas parfaitement la danse, nous connaissons notre métier.
Il branle le chef, ce qui est son droit puisqu’il est seul maître à bord.
— Soit, vous aurez ces documents dans l’après-midi.
— Merci, commandant.
La porte claque. Je me tourne vers le pauvre Achille.
— San-Antonio, balbutie-t-il. La fatalité est monstrueuse parfois ! Nous venons de balayer nos carrières comme on balaie un château de cartes.
L’image est belle. J’y résiste pourtant.
— Nous avons quinze jours pour dissiper ce malentendu, monsieur le directeur.
— Mais comment ?
— En prouvant au ministre que nous ne sommes pas celles qu’il croit.
— Je ne vois guère de quelle manière on pourrait lui donner un tel témoignage, mon pauvre petit.
— Moi si, patron. Vous savez combien les hommes les plus despotiques subissent l’influence de leurs épouses ? Le ministre de l’intérim n’échappe pas à la règle si j’en crois certains bruits, au contraire. On l’appelle même le ministre consort dans le Canard Enchaîné.
— Et alors ?
— Eh bien, il s’agit de convaincre sa femme de la parfaite orthodoxie de nos mœurs, Boss.
Il roule des gobilles incrédules.
— Voulez-vous dire que nous devrons faire la cour à Mme du Gazon-sur-le-Bide[8] ?
— Mieux que cela, Achille, mieux que cela !
Il en défait son col pour mieux s’oxygéner.
— Quoi, la… la lutiner !
— Pire que cela, Achille, pire que cela !
— Vous voulez dire ?…
— Oui.
— La b… ?
Comme une vache, Achille, comme une vache ! C’est notre dignité qui est en jeu !