Du jamais vu. De l’époustouflant. De la graine d’incrédulité, de la semence de doute, du pittoresque, c’est la cabine du chef masseur, mes amis. Hanne, qu’il s’appelle, l’homme aux cheveux gris. Vous allez dire que je m’acharne bien vite sur pas grand-chose, ce à quoi je vous répondrai poliment que dans notre situation impensable, on se fait les ratiches sur le premier os venu, en espérant y trouver de la moelle.
Est-ce que, malgré ses mines évaporées, son rouge à lèvres, ses faux cils et sa grosse Raymonde ce serait un Barbe-Bleue, le masseur Hanne, par hasard ? Toujours est-il que je me suis documenté sur le numéro de sa cabine et que m’y voici introduit en loucedé pendant que toute la gent passagère se masse sur le pont pour assister à l’inoubliable arrivée dans le port de Malaga.
Donc, la cabine de mon masseur Hanne relève du surréalisme le plus frénétique, le plus ésotérique, le plus impensable. Thème général ? La mythologie, comme en bas, dans le box de massage. Les murs sont entièrement tapissées de gravures représentant les multiples héros grecs campés dans les postures légendaires de leurs plus fameux exploits : Cronos dévorant ses enfants ; Prométhée se faisant traiter ses insuffisances hépatiques par son vautour ; Eurydice mordue par une vipère… etc. Et il n’y a pas que les gravures, mes choutes. C’est truffé de statues de toutes tailles. On en voit plein sur les meubles et par terre. Des grandes, des petites, des minuscules… Y a des bouquins aussi dans les penderies. Des piles entières. Il navigue avec sa documentation complète, le mythologue-embrocateur. Il sait tout sur l’enlèvement de Cerbère aux enfers, sur les amours d’Agamemnon et de Clytemnestre, sur le coup fourré du bourrin de Troie. Incollable, il a dû devenir, en mythologie. Tu lui cries Dionysos, il te répond Bacchus. Bellemare et sa bague se l’arracheraient pour une émission télochée. C’est une aubaine, un frère pareil, de nos jours où la science devient numéro de music-hall. On le retrouvera un jour sur la scène de l’Olympia (et pour cause) en vedette amerlock. Hanne dans son numéro mythologique.
Je furète, je musarde, j’explore et je tombe sur un carton bourré de photographies miraculeuses. Oh, mince, elles sont trop chouettes, faut qu’Albert Dubout me fasse un dessin de la chose. Ce sera bien plus mieux éloquent qu’une photo, une illustration, hein, Albert ? Je décris la plus croustillante pour fournir la matière première à mon illustre illustrateur. Ça représente Hanne en Dieu Mars, coiffé d’un casque pareil à un autobus anglishe. Ma grand-mère avait beau me seriner qu’en mars et en avril faut pas se défaire d’un fil, il est à poil complet, Hanne. Son bitos excepté, il n’a pour tout vêtement, et encore faut y regarder à deux fois, qu’un morceau de sparadrap pour colmater un bouton à la fesse. Il est à dada sur devinez quoi donc ? Un centaure, mes amis ! Un authentique, en chair et en os, même que c’est Raymond qui compose la partie antérieure de l’animal, coiffé d’un bonnet d’âne et les bras emprisonnés sous un collant. Un troisième monsieur que j’ai pas l’honneur de connaître fait la partie postérieure.
D’ailleurs, sauf s’il s’agissait de m’sieur Félix, on pourrait pas le reconnaître puisqu’on ne lui voit pas la tête, mais seulement le dargibus, les sœurs siamoises et le balancier perpétuel. On l’a doté d’une queue de cheval pour qu’il ait l’air plus authentique, le camarade aux masseurs-mythologues. C’est sûrement pas la première qu’on lui met au train s’il fait partie de l’intimité de ces messieurs-dames.
Non, mais vous mordez le topo ? Dubout vous représentera p’t-être pas l’intégralité de la chose pour pas qu’on soye censurés, mais vous n’aurez qu’à l’imaginer, la replacer dans son contexte initial, comme dit tout le monde à propos de n’importe quoi.
Il a la Légion d’honneur, Dubout. Il est dans le dictionnaire, y a des trucs qu’il peut plus se permettre. Notez qu’on ne fait pas de mal ! On ne pernice pas. Nos zœuvres ne reniflent pas l’alcôve mal aérée. On est Gaulois, simplement. Français, en somme. On traditionne pour lutter contre le vice et la vie chère. On carabine ! On troisorfèvre ! C’est pas toujours très saint, mais ça reste sain. Y a de la terre labourée dans ce qu’on fait. De la bonne gaudriole forte en cuisses ! La petite masturbe qui aboutit à un duvet, on ignore. C’est pas notre genre ; on aime trop le jambon de pays, Dubout et moi. On est trop de notre province. La preuve : Dubout il se paie le luxe d’avoir encore l’accent du Midi ! On préfère la Tour de Nesle aux ténébreux boudoirs de la Montespan. Marguerite de Bourgogne, c’est davantage notre genre, hein, Albert ? Surtout qu’on sait nager ! Et qu’on a plus d’une tour de Nesle dans notre sac !
Mais je m’écarte, mande pardon…
Cette photo, quand on la scrute attentivement, on s’aperçoit qu’elle a été prise en plein air, dans un endroit escarpé. Un pays de soleil. La lumière arrose à tout va. On voit une espèce de bizarre construction dans le fond. Une maison ronde et pointue, avec des ailes, un moulin, quoi. Les ailes sont triangulaires. Encore plus au fond, y a la mer… C’est virgilien comme patelin, non pas virgilien : homérien. (J’omets rien !) La Grèce, quoi ! Le plaisir des Dieux ! J’enfouille la photo après l’avoir pliée en deux, ce qui ramène la bouille à Raymond contre la batterie trois pièces de son cocentaure. Si ce document ne sert à rien, il fera toujours marrer les copains.
La trépidation constante du Mer d’Alors se calme. On cesse de bouger. On est à quai.
Elle ne dure que quelques plombes, l’escale de Malaga. Sur le prospectus, en fait de réjouissances y a deux options : la visite de la ville en autocar, ou bien, si les dates concordent, on peut assister à une corrida.
C’est la solution B qu’a choisie notre groupe. A l’exception du Vieux qui préfère méditer à bord, et d’Hector qui fait du zèle en pointant, debout près de la passerelle, la sortie de chaque passager. Je m’attendais à ce que le torchon cramât entre Berthe et m’sieur Félix, après que j’eus aiguillé la Baleine sur la cabine studio où les dames du bord, avides de curiosités, flashaient le pipe-line du professeur. Eh bien, non pas, mes gus. Au contraire, on assiste à une nouvelle lune de miel générale. Berthy donne le bras à Alfred et à Félix. C’est l’euphorie, le grand pardon breton, la fiesta, l’épanouissement sensoriel.
— Et alors ? je demande à l’oreille du merlan, vous l’avez enterrée, cette hache de guerre ?
— Au poil, comme j’ai mon salon à m’occuper, c’est Berthe qui me remplace, pour introduire les petites photographes. Une dame, dans ces circonstances, ça fait plus sérieux. Si je vous disais qu’elle leur est de bon conseil pour les photos. Elle leur préconise des angles intéressants, elle compose des attitudes à Félix afin de varier ses poses, ne pas fatiguer l’amatrice par trop de monotonie. Vous l’avez vu, tout à l’heure, Félix ? Tout ce qu’il avait su inventer, c’est la posture du discobole. Ça faisait un peu pompeux. Berthe, faut lui reconnaître, elle a du goût, le sens de la composition. Elle aurait fait une bonne fleuriste.
— Elle n’a pas hurlé en découvrant votre petite industrie ?
— On lui a expliqué. Elle a trop le respect du pain à gagner pour s’insurger. Et puis, voulez-vous que je vous dise, commissaire, Félix et elle, ça ne durera pas. Elle a eu le petit mouvement de curiosité. C’est féminin, mais elle s’en lassera, de Félix. Il commence déjà à la raser avec son déballage d’érudition.
— Qu’est-ce que vous causez ? s’intéresse la triomphante Berthe en se tournant vers nous.
— De choses et autres, ma petite puce, lui répond le coiffeur.
Puis, à moi, avec un sourire heureux et le regard mouillé :
— Dans le fond, voyez-vous, Antoine, Berthe… elle a trop le sens de la fidélité pour nous tromper longtemps.
— A quoi penses-tu, mon Grand, tu parais tout chose ? s’inquiète M’man, assise près de moi sur les gradins.
D’une pression de main, je lui demande de ne pas parler. J’écoute. Et c’est pas fastoche d’écouter au cœur des arènes lorsque huit mille personnes hurlent « Ole ! » dès qu’un matador tape un peu du pied pour chasser le sable de ses godasses.
J’écoute la conversation de trois personnes assises derrière nous et qui sont, le hasard et San-Antonio faisant parfois bien des choses : Hanne, son ami Raymond, plus une très belle jeune fille rousse au minois piqueté de taches de rousseur qui la font ressembler à une tartine de miel.
Vous parlez que lorsque je les ai repérés dans le car bringuebalant qui nous menait aux arènes, je me suis discrètement arrangé pour rester dans leur espace vital aux mythologistes.
Ce qu’ils se disent est apparemment dépourvu d’intérêt. Raymond parle de la corrida, il prétend que c’est « hhantique ». Ça lui donne des émotions internes, c’est son terme, car il est très viscéral (c’est toujours son terme).
Métis n’a pas l’air de ton avis, déclare Hanne.
— Non, fait la jeune rousse, je déteste la violence pour la violence. Je puise la notion de grandeur dans la sérénité, non dans la cruauté !
— Ah oui ? semble ironiser Raymond.
— Parfaitement ! renchérit la belle gosse. Et je n’aime pas tes sous-entendus de… de garçon de bain de vapeur !
Elle rit.
— Ecoute, Mars, glapit Raymond, fais taire Métis sinon je ramasse mon ombrelle et je retourne au bateau !
V’là qu’il appelle le vieux, Mars, à c’t’heure ! Ils sont vraiment jobrés, ma parole ! Mars, dieu de la guerre et de l’agriculture ! (Ce qui m’a toujours semblé anachronique, la guerre et l’agriculture ne faisant pas très bon ménage généralement, voir les photos de Verdun, merci). Mars, cette vieille frappe pomponnée ! Le dieu de la guerre, ce semi-vieillard peureux ! Le dieu de l’agriculture, cet oisif aux mains blanches !
– Ça va, passe la main ! s’impatiente Hanne.
— La main de masseur ! gouaille l’incorrigible Métis. Métis ! Drôle de blaze encore, et qui sent son pseudonyme… Mais, dites donc, Métis, en grec, signifie prudence. Et je crois me souvenir qu’il s’agissait de la cousine de Zeus… Donc, elle ferait partie de l’association des mythologues, cette jolie donzelle ? A voir ! A retenir ! A suivre !
Les trompettes renommées de l’arène éclatent, annonçant le premier client. On ouvre le toril et l’animal noir surgit, puissant, farouche, le nez bas.
— Mince, c’t’un Charolais, s’exclame Béru. Belle race. C’est tézigue qui lui a fait c’t’indéfrisable sur le front, Alfred ? Oh mais pardon ! Vous avez mordu les accessoires du bonhomme ? Hé, m’sieur Félix, y a de la concurrence.
Vous le voyez, le Gravos est en plein tonus. Quelques espagos mécontents lui adressent des « chut » auxquels notre ami répond par des « Et ta sœur ? » et la cérémonie débute.
D’emblée, m’sieur Félix, dont c’est la première corrida, se déclare contre. C’est un tendre, le prof d’histoire. Il a des idées généreuses, fait partie de la Société Protectrice des Animaux. Nos frères inférieurs ont droit à toute sa sollicitude. Il proteste violemment. Déclare ridicules les passes de cape et les cabrioles des toreros. Ses commentaires sont outrageants pour l’art tauromachique (est sur le piano). Lorsque la bête charge un toréador et que, pour échapper à cet assaut, l’homme escalade la barrière bordant la piste, Félix brandit son poing chétif en le traitant de pleutre, de poltron, de paltoquet et de lâche. On commence à s’agiter autour de nous. A protester, à grincher moche. Une corrida, en Espagne surtout, c’est la grand-messe. On supporte mal les trublions. Ces minables touristes qui ignorent tout de la grandeur tauromachique (n’a bientôt plus de jus). On les conspue ! On les vomit ! Les désarène. Alfred essaye de calmer son associé.
— Ecrasez, Féfé, sinon ils vont vous déculotter et le spectacle sera dans le public.
Mais un homme de bien, un animaliste aussi fervent, se moque du devenir de son pantalon lorsque ses convictions sont en cause. Il est ulcéré au-delà de tout contrôle, le pédagogue. Il décarre à bloc dans l’insurrection lorsque les banderilleurs se mettent à planter leurs lardoires dans la viande du pauvre taureau. Ça le fait écumer (pas le taureau : Félix). Il glapit, il trépigne, s’égosille, se pète les cordes vocales, se fissure le larynx, se craquèle le pharynx. On ne peut plus le calmer. Il en perd ses lunettes, les piétine, les déguise en pincées de poudre. Le v’là plus miro que le peintre du même nom. Il poursuit sa colère au radar. Il enjambe les gens de devant ! Puis ceux qui sont devant les gens de devant ! Titubant, éructant !
— Misérables, assassins, bouchers, franquistes, tueurs, toucheurs, équarisseurs, tortionnaires, gestapistes, bovicides !
Il se sert des épaules comme de marches. Le public est son escalier ! Il a le feu occulte des martyrs, Félix. Prêt à se faire cramer en place publique pour persuader le monde en péril de la vérité de ses convictions. Il n’écoute pas les protestations, il va vers l’arène, écrasant une oreille, meurtrissant une chevelure, souillant une robe. Des gnons lui pleuvent. Il va… Jésus marchant sur les os ! Illuminé, sans lunettes ! Le cheveu fou ! Nimbus ! Bras tendus, façon médium ! Déterminé ! Holocauste ébouriffé ! Admirable ! Indolore ! Superbe ! Apostolique ! Taureauphile éperdument !
M’sieur Félix descend dans le cercle de lumière et de sang pour prêter aide et assistance au fauve. Il met son bras dérisoire au service de l’animal furieux. Mort à l’homme sanguinaire ! Honte à sa rage carnagesque.
On n’hurle « Féliiiiiix » en chœur, de tout cœur !
Mais il n’entend pas. Il est coupé du monde, comme tous les sacrifiés en marche. Déjà il est debout sur la première enceinte, seulement séparé de l’arène par le couloir où s’agitent les péones.
— Berthe ! Nom de Dieu ! Ici tout de suite ! s’écrie Béru.
Car il y a de l’héroïsme en chaîne dans nos rangs. La Grosse vient de décarrer à la poursuite de son maître étalon (M’sieur Félix et de Breteuil). Elle veut lui sauver… la vis, coûte que coûte ! Pas le laisser embrocher comme une merguès ! Des hommes comme Félix, faut les préserver coûte que coûte. Les coller dans des lieux stérilisés, antiatomisés, défiscalisés, insonorisés et tout. Leur faire une pension, les choyer, les oindre, les bénir pire que des meutes. Alors elle va à travers les tronches vociférantes, énorme dans sa belle robe rouge style Carmencita. Les bonshommes, à son passage, en prennent plein les carreaux. En en oublient l’entrée des picadors. Ils regardent déferler sur leur tête ces deux formides jambons à culotte noire ! Il leur semble qu’un brusque crépuscule assombrit leur univers. Le contraire de Fatima, en somme. Fatalement : l’Espagne et le Portugal se tirent la bourre, en parfaits voisins.
— Elle est dingue, cette p… de c… de mes c… ! point-de-suspensionne Bérurier en s’élançant à son tour.
Lui, c’est sa mémère qu’il veut épargner. Berthy, il y tient ! Un hypothétique veuvage par voie de cornes ne lui semble pas relever de la justice immanente.
Un vrai défilé. Ça fait un sillage maintenant dans les spectateurs, comme les traces d’une ronde enfantine dans un champ de blé. On voit un jalonnement de chapeaux de paille écrasés, de têtes penchées, de poings tendus.
Ça y est ! M’sieur Félix vient de bondir dans l’arène. Il court à un picador dont la lance fouaille l’épaule du taureau. Le sang gicle en geyser, bien rouge, vernissé, éclatant comme la vie, comme l’Espagne… Ça fume au soleil.
On n’entend plus ce que dit Félix. Il tire sur le manche de la lance afin de l’arracher de l’animal. Il est ballotté comme une oriflamme maigrichonne à une hampe trop importante pour elle. Les gars de la squadra interviennent, le ceinturent, le malmènent. On veut l’entraîner, il regimbe ! Il se cramponne à la lance ! Le cheval prend peur et se fout à galoper. La lance s’est brisée. Félix reste accroché au tronçon de pique. Il se laisse traîner dans le sable lumineux de l’arène. Furax, le taureau qui a conservé la ferraille dans le garrot se met à les courser. Les toréadors essaient de lui accaparer l’attention par des passes de cape, mais il s’en tamponne. Il a pas pigé les bonnes intentions de m’sieur Félix, Ferdinand, il veut se le farcir, le cornifler, le pyrograver, le transformer en gruyère, en faire de la charpie, de la bouillie de professeur d’histoire. L’ennui, avec les animaux, c’est qu’ils se montrent parfois aussi glandus que les hommes. Le bovidé s’est mépris sur l’intervention de Félix. Il s’est cru agressé par le chétif. Sa fureur lui sort des naseaux. Il va le rattraper, le transpercer ! Ça y est ! Non ! Miracle : Berthe vient d’entrer dans le cirque à son tour. Un banderilleur essaie de la happer par sa robe, mais, dans l’élan fougueux de la Gravosse, l’étoffe mousselineuse se déchire. Y a plus de carrosserie à l’arrière de la robe rouge. Elle a le slip à l’air, Berthe. Elle montre son dargif à la noble Espagne. La passion donne toutes les audaces. Ainsi, cette chère femme qui, en temps normal, ne serait même pas capable de saisir un chien par son collier, voici qu’elle cramponne le taureau par la queue.
— Olé ! s’égosille la foule.
Déconcerté par ce coup de cordon, le taureau fait volte-face. Berthe décrit un valdingue et va rouler au centre de la reine, son restant de jupe retroussé jusqu’aux épaules.
— OLE ! répète la populace.
Ça confusionne de plus en plus. Les picadors, écœurés, repartent. Le matador plus ulcéré encore se pointe en roulant les mécaniques. Il est célèbre dans tout l’ex-empire de Charles Quint, Alfonso Tavirez-Tagonsés. Il ressemble à un juke-box dans son costume de lumière rouge et violet. Il veut procéder à la mise à mort dare-dare, écourter le cérémonial pendant qu’on évacuera les agitateurs. Il va brandir la muletta sous le naze du taureau. Peine perdue ! L’animal fait passer les civils en priorité. Grattant le sol du sabot, il asticote le fessier de Mme Alexandre-Benoît Bérurier avec la pointe d’une corne.
— Allez coucher ! s’égosille Berthe.
Félix qui a fini par se décramponner accourt.
— Gentil ! il dit au bœuf manqué en lui présentant la main du pardon. Gentil ! Minet, minet ! Sage ! Mfff, mfff !
Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion de le constater, mais les taureaux de combat ont horreur qu’on les appelle minet. D’un coup de boule, le nôtre entend expédier le prof en direction de la lune. Heureusement, le malingre prof échappe aux cornes effilées du bestiau, et reste coincé entre. Il lui est impossible de se dégager. Il a les bras bloqués le long du corps.
— Bougez pas, j’arrive ! annonce Béru.
Tout cela, mes amis, prend du temps à être narré, mais ça se déroule à toute vibrure.
Le célèbre Alfonso Tavirez-Tagonsés trouve qu’il y a trop d’importuns en piste et veut s’interposer. Béru le fout sur le sable d’une momifie. Après quoi il s’occupe de son ami Félix. Vrran, d’un geste puissant il l’arrache. Le taureau mécontent d’être décoiffé veut charger, mais le Dodu lui cramponne le guidon. Un vrai combat de gladiateurs s’ensuit, mes drôles. Une lutte titanesque. Qui du monstre ou de l’animal l’emportera ? Qui du fauve ou du taureau ? Dieu que cette empoignade est belle, terrible, romaine ! La foule est debout ! Elle ne dit plus rien, un silence de maure s’est abattu sur Malaga. On n’entend que le halètement de Béru mêlé à la respiration de la bête.
Le matador s’est relevé, ivre d’orage. Il n’aime pas rester dans l’alternative (l’ayant déjà reçue), aussi s’avance-t-il vers Béru d’une allure de matamore, ce qui est fréquent chez les matadors. Il lui crie une longue phrase espagnole. Béru qui n’est pas polyglotte lui répond par cinq lettres françaises. Le matador houspille notre ami de la pointe de l’épée. Pas gentil de faire ça à un homme qui vient de prendre le taureau par les cornes. La foule hue ! Le matador insiste. Sans lâcher son adversaire, Béru lui file un coup de tatane dans l’habit de lumière. Il a beau s’être garni les petites princesses de coton, Alfonso, il n’en part pas moins dans les questches.
Alexandre-Benoît peut, dès lors, se consacrer au taureau. Tantôt reculant, tantôt chargeant, il contraint ce fils de vache à pencher sa tête. Il tord davantage. Le taureau mugit grâce. Béru est sans pitié pour une dégueulasserie de bestiau qui s’est permis d’asticoter les miches de sa bonne femme devant huit mille trois cent quatre-vingt-douze personnes. Il s’arc-boute, bande ses muscles. Y a des veines grosses comme mon bras au cou du Mastar. L’ancien veau s’agenouille.
— Oh là ! soupire la foule.
Bérurier, inexorable, continue son effort. Une secousse terrible des deux bras, comme lorsqu’on file un coup de volant à la désespérée pour éviter un ivrogne ou pour cueillir un gendarme !
— Mameuhhhgue ! crie le taureau.
Et il s’effondre, les vertèbres cervicales brisées.
— Olllllléééééé ! fait la foule…
— … é, é ! complète un bègue, dans l’assistance.
L’enthousiasme, c’est pire que la fureur. Nous assistons à un raz de marée ! La populace se précipite dans l’arène, bousculant les flics, les alguazils, les péones, les toréadors.
Des sonneries de trompettes n’arrivent pas à endiguer l’effervescence. L’orchestre essaie de jouer l’hymne de la phalange intitulé « Cézigoto Népafranco », mais en vin (de Malaga). Dans la liesse, ça ne fait pas plus de bruit qu’un pet de libellule sur du velours. Le Gros est saisi, élevé, brandi, acclamé, congratulé, porté en triomphe.
Derrière moi, les masseurs s’extasient.
— Ma parole, c’est Hercule soi-même, dit Hanne.
— Je crois que je vais m’évanouir, balbutie tout à coup Métis, la belle rouquine. J’ai trop vibré, trop vibré… Oh, ça y est, je pars, je pars…
Elle m’écroule dessus (dirait Béru).
— Mon Dieu, cette chérie ! Vite, il faut faire quelque chose ! déplore Raymond.
— Attendez, je vais la sortir d’ici, fais-je en profitant de ce que la gosse m’a chu dessus (comme disent les Japonais) pour la prendre dans mes bras et l’évacuer…
Bonne occase, mes gus, je souhaitais justement nouer des relations fructueuses avec cette personne.
Je me dirige vers une sortie (dans des arènes il y a presque davantage de sorties que d’entrées).
— Nous vous accompagnons, commissaire, propose Hanne.
— Inutile, je connais le pharmacien du coin, ce sera l’affaire de quelques minutes ; si vous sortiez vous n’auriez plus la possibilité de rentrer pour voir la suite du spectacle.
Doux fardeau ! Elle sent bon, cette petite chérie. Je me demande si elle est vraiment dans le sirop ou si elle fait un peu semblant, car son bras s’est noué à mon cou de façon bien délibérée.
Le silence se rétablit dans l’immense enceinte. Un haut-parleur annonce que la Présidence accorde la queue et les deux oreilles au valeureux combattant dont l’exploit rejoint ceux de l’Antiquité.
— La queue et les deux oreilles de quoi ? demande Béru au micro de son traducteur (qui travaille à la radio), celles du matador ou celles du taureau !
— Celles du taureau, bien sûr ! fait le journaliste en riant.
— Si ça ne dérangeait pas ces messieurs, déclare le Mastar, je préférerais un morcif dans le filet !