C’est pas vrai ! Je rêve ! Vous me faites une blague ! Il s’agit d’un canular !
Nos faciès silencieux imposent la réalité hideuse.
— Enfin, quoi, merde, je vais être déshonoré lorsqu’on saura qu’il m’en manque deux !
Contrairement à ce que certains d’entre vous, à l’esprit mal placé, pourraient croire, ce n’est pas un eunuque qui parle, mais le cher, le trépidant, le généreux Oscar Gaumixte. Il est fou d’angoisse, l’armateur (d’émotions fortes), débordant d’une colère d’autant plus pénible qu’elle est imprécise. Il refuse l’évidence. Il se jette à genoux dans le salon privé du commandant. Se roule sur la moquette en agitant ses jambes courtaudes. Il mange son moignon de cigare jusqu’au dernier brin. Il larmoie. Il se signe (comme Zorro), joue la mort du cygne en avant-première. Et puis, des lamentations, il passe aux accusations. Il se jette sur Hector, le bat frénétiquement : des coups de poing sur les bras et les épaules.
— Incapable ! Escroc ! Un paltoquet engagé spécialement pour prévenir de nouvelles disparitions ! Je porterai plainte ! J’irai moi-même dévisser la plaque de votre foutue agence et je vous la ferai manger, vous m’entendez ? Manger !
Ensuite il volte-face sur notre groupe éperdu d’humilité.
— Quant à vous, bravo ! Merci ! Parlez-m’en de la police française ! Elle est belle ! Une passoire, quoi, merde ! Un lavement ! Des figurants ! De la gadoue ! Rien ! Une bulle de savon ! Un pet ! Des trous même pas du c… ! Fantoches ! Absences ! L’inertie ! La désolation ! Le sol lunaire ! Et on paie des impôts pour entretenir ces machins malodorants, ces abcès purulents, ces néantissimes ! Vous déshonorez ce bateau en l’occupant ! Vous m’empalez sur la honte ! Je vous nie ! Je vous radie ! Fini, plus rien, messieurs ! Vous avez cessé d’exister ! Votre présence dans cette cabine n’est qu’un retard de votre anéantissement ! Vous me faites honte ; non : peur ! C’est ça, je suis confondu par votre inefficacité. Votre inutilité est hallucinante, je répète : hallucinante ! J’en tremble ! Regardez, je grelotte, je claque des dents, j’ai le rectum soudé, le foie tout en fiel. Au secours, vous m’épouvantez ! Maman ! Maman !
— Allons, Oscar ! s’impatiente le Vieux, finissez ces simagrées qui ne sont pas dignes d’un homme !
L’armateur bondit sur le Dirlo comme un jaguar sur le dos d’un phacochère[11].
Qu’avez-vous osé proférer ? Simagrées ! Ai-je bien entendu ? Me laissé-je abuser ? Vous osez m’insulter sous mon propre pont ! Simagrées ! A moi ! Vous : le grand manirien de la police française ! Mais vous l’avez obtenu par trafic d’influence, ce poste ! Vous l’avez acheté au rabais ! Vous avez trouvé votre nomination dans une poubelle de Saint-Ouen !
— Voyons, monsieur Gaumixte ! supplie le commandant, gêné jusqu’à la moelle incluse.
— Non ! Silence ! On ne parle pas ! On se tait ! On baisse les yeux ! On tète sa langue ! On se mord les lèvres ! On fait des nœuds à ses doigts ! On s’abstient de penser. On prie ! Voilà, messieurs : on prie ! Prions, je vous en conjure ! Allez, tous en chœur, pour la compagnie qui glisse aux enfers, de toute notre âme, récitons un pater et un navet maria. Tenez, un acte de contrition, un tout petit ! A voix basse ! En italique ! En latin ! Personne n’en saura rien ! Je vais le réciter, vous n’aurez qu’à dire « amen ».
Il tombe à genoux, les mains jointes, les yeux fermés, la tête inclinée.
— On pourrait le diriger sur l’infirmerie ? suggère doucement Hector au commandant.
Le Barbu s’indigne.
— Comme vous y allez ! Le grand, grand patron ! Certes, il supporte mal cette nouvelle catastrophe, mais je dois reconnaître, messieurs, que votre présence sur mon bateau n’aura pas servi à grand-chose ! Peste : deux disparus, le jour même du départ ! Et quels disparus, messieurs : la femme d’un ministre et mon second ! Vous ne vous mouchez pas du coude !
— Hé là, minute, commandant ! interviens-je, car il commence à me cavaler sur le haricot, le seul métra bord-à-prédieu.
Je te vas lui faire avaler sa bouffarde s’il continue.
— Nous ne sommes pas les auteurs de ces rapts, que diantre, commandant.
— Je ne dis pas, marmonne l’officier.
— Moi, je vous le dis.
— En tout cas, vous étiez là pour veiller au grain !
— Combien y a-t-il de personnes sur ce rafiot, au total ?
Le mot rafiot le meurtrît jusque dans son slip. Il arrache sa pipe, va pour hurler, se contente de glavioter dans un crachoir empli de sciure, et laisse tomber sèchement :
— Environ six cents !
— Et nous, nous sommes six ! en comptant le directeur de la Pinaudaire-Agency ! Comment pourrions-nous surveiller cent individus par tête de pipe ?
— Soit, convient le Barbu. Mais alors, qu’êtes-vous venus faire à bord ? Vous voulez que je vous le dise ? Une croisière, tout bonnement, aux frais de la princesse ?
— Amen ! lance Gaumixte.
Il se relève. Nouvelle victoire de la foi : il paraît transfiguré. Ses traits se sont relâchés, son regard s’est remis en code.
— Cher commandant, murmure-t-il. Il a bien été prévu dans ce bateau un secteur destiné à d’éventuels émigrants, si j’ai bonne mémoire.
— C’est un fait, crachote l’officier.
— Oui, oui, murmure Oscar Gaumixte, c’est bien ce qu’il me semblait.
Il nous balaie d’un geste terminé par un index intraitable.
— Je veux qu’on y relègue immédiatement cette bande d’inutiles. Il faut que d’ici un quart d’heure leurs cabines soient disponibles, à l’exception de celle qu’occupent les deux dames d’un certain âge.
Le Vieux part d’un rire cinglant et darde sur son ami (je ne serais pas si pressé, je prendrais le temps d’écrire son ex-ami) un regard sanglant.
— Bigre, mon bon Gaumixte, votre savoir-vivre ne résiste guère aux émotions fortes, à ce qu’on dirait ! Comme votre réaction est mesquine, très cher !
Il se tourne vers le commandant.
— Nous conserverons nos cabines actuelles, commandant ! Veuillez me faire présenter la facture, je vais vous libeller un chèque.
Non ! ! ! interjectionne positivement Gaumixte. Non : trop tard, elles sont prises !
J’ai dit : chez les émigrants ! Et au trot !