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J’ai bien supposé car la première personne que j’avise, devant une formidable pile d’assiettes qui brave tangage et roulis (d’ailleurs insignifiants), n’est autre que le garçon de tout à l’heure.

— Auriez-vous un instant à m’accorder, l’abrupté-je.

— Non, me répond-il catégoriquement, car j’ai du travail.

Déjà, un chef de quèque chose (ça se voit au sigle de Citroën qu’il porte au front) me fond dessus comme un sorbet sur une plaque chauffante.

— Vous désirez, monsieur ?

— Parler à ce charmant plongeur.

— Il est en service !

— Moi aussi, dis-je en montrant une carte barrée de tricolore au chef-de-je-sais-quoi-trop.

— Quoi ! La police à bord, bée-t-il.

— A bord, à bâbord, et à tribord, de la quille au mât, de la poupe à la proue, de l’hélice à l’antenne du radar, la police partout ! Qu’on se le dise.

Sans plus me soucier de lui, je cramponne le plongeur par une aile et l’emmène en direction de la vaste salle à brifer, déserte à cette heure encore matinale.

— Que me voulez-vous ? demande-t-il, une fois que nous sommes seuls et sans inquiétude apparente.

— Des confidences, lui dis-je. Primo, votre identité.

Il sourit.

— Voilà des confidences qui n’ont rien de confidentiel. Je me nomme Archimède Heuréka. Une idée de mon père qui était un homme de principes, ajoute-t-il non sans humour, quelques incertains d’entre vous l’auront déjà remarqué.

Il se racle le gosier et reprend :

— Depuis fin juin, mon identité véritable est « Docteur Archimède Heuréka », car j’ai passé avec succès mon doctorat de médecine à la Faculté de Paris.

— Et vous faites la plonge ?

— Il faut bien subsister en attendant que je puisse exercer. Pour m’établir, j’hésite entre la brousse sénégalaise ou le seizième, c’est-à-dire entre la facilité et le snobisme. L’idéal, pour réussir, serait de soigner en brousse habillé par Lapidus ou dans le seizième vêtu d’un boubou. Je crois tout de même que je vais opter pour la seconde solution.

Il me cligne de l’œil.

— Pour un policier, vous semblez particulièrement intelligent, cher monsieur… l’inspecteur.

— Commissaire !

– Ça ne m’étonne pas, et je présage qu’il ne s’agit là que d’un début. Voyez-vous, si j’ai opté pour les eaux grasses du Mer d’Alors, c’est que je comptais y faire une conquête intéressante. Je vous répète que j’ai besoin de m’établir, et vous n’avez aucune idée de ce que peut coûter une plaque de cuivre à Passy ou à La Muette. Or, vous n’ignorez pas, cher monsieur le commissaire, que si notre condition, à nous autres sales Nègres, comporte bien des vicissitudes, elle bénéficie d’un avantage appréciable : notre réputation de virilité, qui n’est pas un mythe, je vous le confie au passage… La France, quoi qu’elle en dise et s’efforce d’en laisser croire, est beaucoup plus raciste que les Français ne se l’imaginent. Il y a encore de la brimade pour le bougnoul à Paris. Oh, on n’y joue plus la Case de l’Oncle Tom, mais enfin les vieux messieurs tout blancs ne laissent pas encore leur place dans le métro aux jeunes Sénégalais tout noirs. Il y a toujours la publicité Banania dans le métro, que voulez-vous. Et puis trop de balayeurs frileux dans les rues, trop de mamelouks en uniforme pour servir le café, pardon : le moka, dans les restaurants chics ! Le Français moyen s’imagine qu’il reste des particules de missionnaires dans nos caries dentaires et que nous votons dans des cavernes avec une pointe de silex et un maillet d’ébène. Bon, il faut laisser le temps confectionner son café au lait général. En attendant, un noirpiot quelque peu civilisé, comme je crois l’être à mes moments de suffisance, doit conquérir sa place à l’ombre, pas seulement avec sa cervelle, mais surtout avec ses glandes génitales, monsieur. Si les beaux mariages nous sont provisoirement interdits, nous pouvons déjà espérer participer à de beaux adultères. Je n’ai pas honte de l’avouer, monsieur le commissaire, poursuit le prolixe, j’ai fait mes études comme les castors leur maison : avec ma q… ! Les garçons de mon espèce sont les premiers missionnaires de notre paganisme héréditaire. Un phallus est notre emblème ! C’est lui qui nous permet de frapper aux portes, monsieur, car nous sommes les manchots de la civilisation. Mais le temps viendra, il arrive, où nous ferons partie du Ku-Klux-Klan.

Il a un engageant sourire.

— Voilà ce que j’avais à vous dire.

— Très intéressant, réponds-je, mais pourquoi diantre me racontez-vous tout cela ?

— En guise de préface, monsieur le commissaire. Je devine les raisons qui vous font m’interpeller et quelle va être notre conversation. Vous expliquer avant tout qui je suis et ce que je pense ne peut que nous faire gagner du temps.

— Et que croyez-vous que je vous veuille ?

Il me coule un regard assombri par la déception.

Seigneu Jéhus, dit-il en prenant l’accent nègre des films américains doublés, l’esprit policier est plus profondément ancré dans le tempérament d’un flic que s’il était héréditaire. Chez vous, la vocation a des allures d’atavisme. Peut-être, après tout, parce que tout individu a en soi une petite hormone de poulet. Vous êtes à bord pour veiller à la sécurité de Son Excellence le ministre de l’intérim, et comme vous n’ignorez pas que sa dame me porte quelque intérêt, vous venez me prêcher la discrétion, car les petits péchés d’une personne de la bonne société, s’ils peuvent se promener incognito à Montparnasse, deviennent extrêmement voyants sur un bateau. Juste ?

M’est avis, mes petits lecteurs chéris, que je viens de lever un lièvre pas banal.

Seulement il me déroute un peu, ce capucin. On s’éloigne de la malle fantôme. Est-ce une tactique de cet intelligent jeune homme ? Lâcher le lest de certaines confidences pour mieux dissimuler les secrets les plus chauds ? Je ne risque rien à le laisser aller un bout de chemin.

— C’est pour Mme du Gazon-sur-le-Bide que vous vous êtes fait engager par la compagnie Pacqsif !

— A cause d’elle, rectifie Archimède Heuréka. Ne dites surtout pas que c’est pour ses beaux yeux ! Mes fonctions de plongeur constituent une espèce de placement. J’investis mes vacances dans la zone d’influence de cette personne. Elle est à un âge où il faut payer comptant et avoir l’air content de payer ! Je viens de lui fournir une merveilleuse preuve d’amour, non ? Un amour discret, effacé, modeste…

Le ver de terre amoureux d’une étoile ! Impossible de vivre loin de toi ! J’eusse préféré voyager comme médecin. Hélas ! c’était d’un plongeur qu’on avait besoin sur le Mer d'Alors. J’ai donc plongé. Je me serais fait soutier s’il l’avait fallu et si ce bateau fonctionnait au charbon. Elle sera très touchée quand elle verra ma silhouette d’ébène se découper dans l’encadrement de sa porte. « Comment ! Toi ici, ma Blanche-Neige ! » s’écriera-t-elle, car elle m’appelle Blanche-Neige pour me montrer à quel point elle est antiraciste. Je lui aurais demandé de faire partie du voyage qu’elle m’aurait offert un billet de première avec toutes les excursions à terre incluses. Mais non, j’ai ma dignité. Pauvre Nègre, mais fier. Père est chef de tribu, et d’équipe à la succursale Renault de Dakar ! Elle sera folle d’orgueil devant cette preuve d’attachement. Tout seul, par vénération, je retrouve les sentiers de l’esclavage ! Quand elle va narrer ça à ses amies ! Car ces dames-là ont des amies salopes à qui elles se confient. Je fais partie de son standing parallèle. Certaines gens possèdent un lévrier afghan pour le montrer et d’autres un amant noir pour le raconter. C’est pas un toutou, un lévrier afghan, ni même un chien-chien. Ça ressemble à un O-Cédar d’apparat. De même, un amant nègre n’est pas un gigolo ; cela appartient à la louche panoplie de ces ustensiles qu’on vend dans des officines du barrio chino ou dans certaines arrière-boutiques de Broadway. Les autres sont à pile, nous, nous sommes à énergie animale. Néanmoins, tout ça reste de l’article de bas bazar.

Béru et Pinaud, qui viennent de me rejoindre, écoutent bouche bée le commentaire de mon interlocuteur.

— Il a la langue bien pendue, grommelle le Gros. Et y cause français presque aussi bien que moi, cézigue pâteux !

— Votre exagération m’honore, lui décoche le docteur Heuréka avec une ironie qui n’échappe pas à Pépère.

Il sourcille, le Dodu.

— Dis voir, heu…

— Boule de neige ! lui souffle Archimède. On n’a jamais trouvé mieux comme sobriquet pour nous qualifier.

Le gros lui file une bourrade.

— Stop ! Pas de manières commak avec mézigue, vu ? Les vaccins, le lait condensé, l’indépendance, j’sus d’accord. Mais on garde les distances, s’pas ? A quoi que ça servirait que chez les Bérurier on soye blanc de père en fils s’y faudrait se laisser chambrer par des gugus qui font leur toilette au cirage noir !

— Tu la boucles, oui ! Crème de blanc de blanc ! mugis-je dans le nez du Gros que cet éclat sidère et pétrifie.

— Oh ! bon, bien, parfait ! Je te le fais cadeau ! fulmine l’Enflure en se dirigeant vers la cuisine. Le jour que tout le monde aura ta mentalité, San-A., c’est nous qu’on défilera dans les plantations avec des balles de coton sur la tronche, et eux qu’auront le fouet à la main !

Il s’évacue.

— Si je comprends bien, vous n’avez pas encore rencontré la dame de l’Excellence depuis le départ ?

— Hélas, non : mon service, Commissaire ! Hier après-midi, j’ai essayé d’aller toquer à sa cabine, mais elle ne s’y trouvait pas.

Je vais pour parler, quand il ajoute :

— Elle était « au masseur », d’après sa femme de chambre.

J’enregistre le renseignement, puis je passe au problème qui me préoccupe :

— Si nous parlions de la malle, docteur ?

— Quelle malle ? s’étonne le plongeur diplômé de la faculté de médecine de Paris.

— Celle qui se trouvait dans le monte-charge tout à l’heure et que vous avez déplacée.

Son expression reste impénétrable, elle exprimerait plutôt un certain étonnement.

— Que vous en dirais-je, monsieur le commissaire ?

— Pourquoi l’avez-vous sortie de la cabine ?

— Parce qu’elle était encombrante et seule et que j’avais besoin de l’ascenseur.

— Avec qui vous trouviez-vous ?

— Mais… avec personne !

— Pourquoi l’avez-vous ouverte ?

— Je ne l’ai pas ouverte !

— Si !

— Je vous jure que non ! L’idée ne m’a même pas effleuré. Je me suis contenté de la sortir de la cabine, ce qui n’a pas été difficile puisqu’elle était pourvue de roulettes.

— Suivez-moi !

Il hausse les épaules.

— Je suis assez déconcerté par vos questions, me dit-il. On aurait dérobé quelque chose dans cette malle ?

— Exactement.

— Un objet de valeur ?

Il paraît curieux, nulle ironie ne flotte plus sur son visage luisant.

— Dans un sens, oui.

— Et vous me soupçonnez ! s’indigne le jeune médecin.

— Nous cherchons à élucider un mystère. Nous avons laissé cette malle une minute et demie sans surveillance, or, vous l’avez manœuvrée pendant ce bref délai.

— Ce que l’on a pris dans votre malle était gros ?

Je lui souris.

— Si vous me bluffez vous êtes admirable d’innocence, mon cher. Oui, ce qu’on a dérobé était d’un volume important, en effet.

— Il aurait donc fallu que je le cache avant de vous apparaître quelques secondes plus tard, car, souvenez-vous, je ne coltinais qu’une caisse de bouteilles vides.

— Exact, mais dans l’hypothèse où vous disposiez d’un collaborateur…

— Merci pour l’euphémisme. Mais je ne disposais d’aucun… collaborateur, commissaire, et je peux le prouver.

— Je vous écoute…

— Le coiffeur du bord a pénétré dans une cabine proche du monte-charge au moment où j’en retirais votre satanée malle. Il vous confirmera que je me trouvais bel et bien seul.

— OK, allons-y, dis-je, gagné par un obscur malaise, car mon petit doigt me dit, mes amis, que ce type est blanc comme neige, cela sans la moindre ironie de mauvais goût.

Pinuche qui écoute rêveusement notre dialogue murmure :

— Le coiffeur du bord, c’est Alfred ?

— En effet, c’est Alfred.

Le Gravos ressort des cuisines, nanti d’un sandwich long de quatre-vingt-quinze centimètres mieux garni que la vitrine d’un charcutier. Il a un kil de rouge dans la puissante poche de sa veste sport.

— Je fais une petite pose caoua, annonce-t-il en mordant à vilaines dents dans son digest digeste de repas de noces.

On reprend le chemin du pont-soleil.

Courte reconstitution. Archimède nous montre de quelle manière il dégagea la malle du monte-charge et où il la remisa, ce qui m’est confirmé par mes deux lascars.

— Le coiffeur est entré dans cette cabine ! déclare le jeune Noir en nous désignant une porte située face à l’ascenseur.

Je m’y dirige avec lui, j’y frappe d’un doigt prudent et l’on m’ouvre presque immédiatement. J’ai la surprise de découvrir la cabine pleine de monde. Une douzaine de dames ou de jeunes filles sont assises, qui sur les sièges, qui sur le lit, voire sur la moquette, et restent silencieuses, feignant de s’ignorer, ce qui n’est guère commode étant donné leur promiscuité. Mon étonnement va croissant, comme disait un pâtissier turc, lorsque je constate que toutes ont un appareil photographique à la main.

— Vous n’auriez pas aperçu le coiffeur, mesdames ? m’enquiers-je à la cantonade.

Ma plus proche interlocutrice, une personne entre deux âges (aussi ingrats l’un que l’autre), me désigne la porte de la salle de bains d’un hochement de menton. Sur ces entrefaites l’huis s’écarte légèrement, et une petite môme boulotte (pour avoir trop boulotté) sort prestement, un appareil photo pressé contre sa poitrine. Furtivement elle gagne la sortie sans regarder personne, la tête rentrée dans les épaules. Je commence à me demander ce que ces donzelles fabriquent ici. On dirait qu’elles assiègent le cabinet d’un gynécologue ou l’antre d’une pythonisse. Pour compléter l’illuse, Alfred sort à son tour de la salle d’eau, impec dans sa blouse blanche qui fleure le parfum d’exportation, et lance un feutré :

— La personne suivante, je vous prie !

Ma voisine s’avance en vissant une ampoule dans son flash.

— Hé, Alfred ! interpellé-je, à quoi jouez-vous ?

Il sursaute, devient écarlate et se met à balbutier des trucs dans une langue non répertoriée.

Votre San-A., toujours escorté de son suspect noir, s’avance jusqu’à la salle de bains. Prestement, Alfred essaie d’en claquer la lourde, mais le pied San-Anto-niesque a été plus prompt. D’une bourrade je repousse la porte ripolinée. Ce que j’aperçois, mes amis, délie l’entendement, la morale et, par voie de conséquences, la pudeur. J’ose à peine vous le raconter. Je me tâte. Je fais une crise de conscience. Je m’interroge, j’hésite à me répondre. Mais enfin, quoi, on se dit tout ! Et puis si je me mettais à vous faire des cachotteries vous casseriez la cabane. Bon, j’y vais sur la pointe des pieds. Figurez-vous qu’il y a quelqu’un dans le cabinet of toilette. Quelqu’un d’entièrement nu, qui se tient face à la porte, le visage pourvu d’un loup de velours noir. Il a un pied sur un escabeau, une main appuyée sur la hanche, l’autre bras est accoudé au sèche-serviettes. Vous mordez l’outrance de la posture ? Mais vous pourrez en mesurer toute la… démesure lorsque je vous dirai que le quelqu’un en question n’est autre que M. Félix. Vous parlez que je le reconnais, malgré son masque de velours, le champion du gourdin ! Il peut se déguiser en loup-garou, en petit cochon de Walt Disney, en Pompidou ou en Maurice Chevalier, le prof, tant qu’il sera à loilpé ses amis intimes sauront l’identifier. Quand on lui a maté l’intimité une fois, une seule, on peut plus l’oublier. Ça vous reste présent dans la mémoire, un spectacle pareil ! Indélébile, il est ! Définitif ! Il peut que prendre de l’ampleur, dans les souvenirs, le concasseur à Félix. Le temps travaille for him ! Il fait comme les truites dans les récits de pêche : il gagne des centimètres d’année en année. On en rajoute, car on ne prête qu’aux riches ! On le dépeint phénoménal en plein, unique au monde, stupréfiant. C’est le cas d’une génération, qu’est-ce que je raconte, de trois ou quatre au moins. Faudrait se pencher sur les statistiques avec un mètre roulant. Je parie que depuis 1856 on n’a jamais retouché un mandrin de ce gabarit ! Pourquoi depuis 1856, vous demandez-vous ? Pourquoi pas !

Félix et son guignolet, c’est plus qu’une attraction, c’est un phénomène de la nature. Y a le grand Canon du Colorado et les chutes du lac Victoria pour le concurrencer, et encore, je me demande… Vous avez vu, vous, des gonzesses faire la queue (pardonnez l’expression en l’occurrence) devant le Grand Canon pour se le photographier ? Moi non plus. Faut dire que je n’y suis jamais allé ; mais je suppose… Les Pyramides, tenez, c’est de la gnognote à côté du zobidou à Félix. Le Sphinx ? Un dessus de cheminée !

Un qu’en revient pas, qui panique, qui pâlit, oui : qui pâlit, c’est mon pote Archimède ! Mystifié il est ! Battu à plate couture par un vieux blanc chenu. La race noire, il s’en colmate le kangourou, Félix ! Les zézettes de ces messieurs from. Arica ce sont des cure-dents, des queues de cerises, presque des échardes. Archimède en est conscient. Il pavoise plus. Ça le dégoûte de chiquer les glorieux castors. Il renaude entre ses belles dents éclatantes.

— Bravo, mes avis, lancé-je à Alfred et à Félix dont la surprenante alliance, après l’algarade de la veille, ne laisse pas de me surprendre.

— Je peux ? demande la personne du sexe qui vient d’entrer !

Elle braque son appareil photo sur le corps du prof, qui est également celui du délit.

— Cralp ! fait l’appareil.

La dame tire sur une languette blanche dépassant de son flasheur. Il s’agit d’un polaroïd. D’ailleurs, un écriteau rédigé au rouge à lèvres et suspendu dans la salle de bains, précise expressément : « Appareils polaroïd seuls autorisés. »

La photographe compte jusqu’à soixante, puis décolle la bande noire de la péloche. Elle regarde l’image obtenue, humide comme un veau nouveau-né.

— C’est net ? demande Félix.

— Oui, mais…

— Alors, à la suivante ! tranche le prof.

La donzelle jette dans la baignoire un billet de dix raides plié en quatre. Y en a déjà tout un tas. M’est avis qu’ils ont trouvé la chouette combine pour affurer de la fraîche, les amants de notre amie Berthe.

— Au revoir, monsieur, balbutie la cliente, fascinée.

— Mes hommages, chère madame, répond le sujet d’exception en se grattant le derche.

La môme se taille.

— Dites donc, Alfred, attaqué-je, c’est vous qui avez organisé cette petite industrie ?

— Pourquoi pas ? objecte le merlan. C’est pas plus bête qu’autre chose après tout ! Pas de ma faute si les femmes sont salingues ! Quand je leur ai annoncé que nous avions ce petit phénomène à bord, elles m’ont toutes supplié de leur organiser une vision de… de cette particularité. Elles étaient prêtes à payer n’importe quel prix. Dans un sens je suis honnête. Dix sacs la photos c’est un prix d’ami. J’en demanderais cinquante que ça marcherait aussi bien !

Je désigne l’écriteau :

— Polaroid seulement pour qu’il y ait une seule photo ?

— Naturellement. Un original est bien plus précieux qu’un tirage, non ? Elles se montrent leurs clichés, les commentent. Ça tourne au concours de photos. Y en a qui repiquent au truc. J’en ai une qui est revenue trois fois ce matin, pas vrai, Félix ?

— Ah ! l’émulation ! clame Félix en profitant de la pause pour s’asseoir sur le tabouret.

Alfred me brandit un rire gamin, histoire de m’amadouer.

— Et puis y a aussi le fait que je vends les appareils polaroïd dans mon salon. J’ai trouvé tout un stock de rossignols à la réserve. Ils filochent comme des petits pains. Naturellement, Félix touche dix pour cent dessus.

— Belle mentalité ! complimenté-je, tourné vers le ci-devant campeur. Vous n’avez pas honte, vous, un éducateur ! Vous livrer à cette honteuse exhibition ? Monnayer bassement les charmes dont la nature vous a généreusement comblé.

— Tellement généreusement, mon cher, m’interrompt Félix, que ces charmes, vu l’étroitesse relative de mes contemporaines, équivalent à une infirmité. Tatata ! Remisez votre morale, vous n’entamerez point la mienne. Grâce à cet excellent coiffeur qui a su dominer sa jalousie pour constituer cette lucrative association, je prends ma revanche sur un demi-siècle de moqueries, de rebuffades et d’empêchements. Jusqu’à cet été, j’étais un pauvre bougre honteux qui ne savait où se fourrer. Voici que je découvre, à la faveur de cette croisière, les avantages de mon inconvénient. L’enseignement devient une profession trop dangereuse, San-Antonio. On ne peut plus faire son cours sans être escorté d’une escouade de CRS, ni sans avoir les poches bourrées de grenades lacrymogènes. Or, les grenades déforment les vêtements, de plus, elles brûlent les yeux de celui qui les lance presque autant que les yeux de ceux qui les reçoivent ; quant aux CRS, ils sentent un peu trop des pieds et ne s’intéressent pas suffisamment à l’Histoire Ancienne pour que leur compagnie m’apporte de grandes satisfactions ; bref, je vois miroiter les rivages de la retraite anticipée. A mon âge, l’émeute n’amuse plus et l’on tolère mal d’être contesté. Je n’ai pas l’âme d’un révolutionnaire et par ailleurs, je ne souhaite pas me laisser extraire la tripe pour les beaux yeux effarés d’un gouvernement qui réserve son goudron au Quartier Latin au lieu de le déverser sur les autoroutes dont nous avons besoin.

Ce n’est pas en noyant le pavé parisien qu’on noie du même coup le poisson. Je rêve de mourir dans mon lit, mon bon jeune homme, le plus confortablement possible, loin du tumulte, et de pleurer des larmes provoquées par Verlaine et non par des gaz.

— Pour accéder à cette existence paradisiaque, vous n’avez rien trouvé de mieux que de vous laisser photographier la b… par des donzelles hystériques ?

Il me désigne la baignoire.

— Les résultats sont éloquents, cher San-Antonio. Il y a déjà là-dedans mon traitement d’un mois.

— C’est plutôt le bidet que vous auriez dû choisir comme tirelire !

— Erreur : la baignoire est plus vaste. Ce sont les grandes sébiles qui font les plus belles recettes ! Votre indignation me déçoit, commissaire. Je vous pensais moins conformiste. Vous admettez que la femme à barbe perçoive une dîme pour montrer son système pileux, à la Foire du Trône, et qu’on engage des nains ou des géants dans des cirques, n’est-ce pas ? Eh bien, n’est-il pas plaisant que je tire profit de mon anomalie ? C’est justice et charité. Les monstres ont le mérite de rassurer les gens normaux en leur rendant évident qu’ils sont normaux !

Il essuie ses lunettes à l’aide d’une serviette de bain.

— Maintenant, dit-il, soyez gentil, laissez-nous, sinon votre morale va devenir du manque à gagner !

Je finis par me marrer. Une aventure pareille, je parie que vous en doutez, hein ? Avouez-le !

— Dites-moi, Alfred, reconnaissez-vous ce monsieur ? fais-je en désignant Archimède au pommadin.

Heureux de me voir changer de ton et de sujet, Alfred hoche la tête.

— Il me semble l’avoir aperçu tout à l’heure, oui. Il prenait l’ascenseur, pourquoi ?

— Etait-il seul ?

— Oui, et il coltinait une caisse.

— Avez-vous vu une malle près de l’ascenseur ?

— Contre la cloison, en effet. Une énorme malle rouge !

— Personne ne se trouvait à proximité ?

— Non. J’ai même trouvé curieux qu’elle soit apparemment abandonnée dans une coursive.

— OK, Alfred. Excusez le dérangement… Vous avez des projets pour après la croisière, avec le prof ?

Le coiffeur me virgule un clin d’œil éloquent :

— Faites-moi confiance, San-A. En arrivant à Paris, on fonce chez Bruno Coquatrix que j’ai eu l’honneur de coiffer autrefois. Je vais lui demander de nous mettre au point une tournée au Japon. Là-bas, Félix fera un malheur car les bonshommes ont tous des zizis d’oiseau-mouche.

Il nous ouvre la porte en criant d’une voix déjà routinière :

— La personne suivante, s’il vous plaît !

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