Ç’a y est, soupire M’man, il reprend conscience.
Effectivement, depuis quelques secondes, Hector semble considérer le plafond avec un semblant d’intérêt.
— Totor, appelé-je, tu m’entends ?
Les lèvres du cousin remuent. Bon, il est de retour parmi nous.
— Ne le tourmentez pas trop vite ! murmure sèchement l’assistant du toubib.
Dans sa blouse blanche, il semble très guindé, le beau jeune homme. Un stéthoscope pendouille sur sa poitrine. On sent qu’il doit aimer jouer les grands patrons en l’absence du sien. Plus je le défrime, plus je suis certain de l’avoir rencontré il y a peu de temps. C’était ailleurs que sur ce bateau. Où et quand ? Faut que ça me revienne.
Hector émet un léger murmure :
— Je suis vivant ? demande-t-il à voix à peine audible.
— Ben, heureusement, vieille noix !
— J’aurai donc tout raté, ma mort et ma vie ! dit le grand (parce qu’unique) patron de la Pinaudaire Agcncy.
C’est beau et triste, cette remarque, vous ne trouvez pas ? Un peu commun, mais noble tout de même. Emouvant en tout cas. Félicie, une phrase pareille, ça ne lui passe pas à côté du cœur, vous parlez ! La voilà qui pleure.
— Ne dites pas ça, Hector ! Vous n’avez pas le droit ! Un homme de votre valeur !
Le cousin tourne vers nous son pauvre visage émacié[25] :
— Ah ! vous êtes là, tous les deux ! Mes seuls, mes fidèles !
— Tous les trois, rectifie aigrement Mme Pinuche qu’aime pas qu’on la compte pour du beurre fondu.
— Merci, merci, soupire Hector, mais je recommencerai, promet-il.
— Si tu nous expliquais un peu les raisons de ton bourdon, grande saucisse, tu y verrais un peu plus clair !
— Oh ! Ce que j’ai vu était assez éloquent, lamente l’homme en détresse.
— Mais qu’as-tu vu, sacrebleu ?
— Camille et cet homme, ce sale Gaumixte ! Elle, nue dans la salle de bains, et lui le porc, se vantant de leur étreinte, racontant avec une abominable complaisance les délices que ma bien-aimée lui avait prodiguées… Ah ! mille fois la mort ! Hardi, Hector ! Retourne au néant !
Eh ben, mes mignons, vous vous rendez compte d’une douche froide ! Hector et Camille ! Ma cervelle en titube !
— Comment, Camille ! Quoi, Camille ! Tu la connaissais donc ?
— Moins bien que ce monstrueux armateur, hélas, soupire mon malheureux parent.
N’empêche que nous sommes fiancés, elle et moi ! La bague qu’elle porte et dont elle a caressé la chair nauséabonde de ce gros fume-cigare, cette bague, Antoine, je la lui ai passée au doigt la semaine dernière. Camille est ma collaboratrice ! L’agente 0001 (elle avait été secrétaire chez Jean Mineur avant d’entrer chez moi). J’allais en faire mon associée, car elle a des dons ; et ma femme, car elle me plaisait. Et voilà que la louche vérité m’apparaît. Une gourgandine ! Une pétroleuse ! Une incandescente ! Une nymphomane ! Une nymphowoman ! Une Marie-Salope ! Moi, je la respectais ! J’en étais à la violette ! Au baiser sur les ongles ! Au regard mouillé ! Je n’osais la tutoyer ! Je lui ouvrais les portes. Et si je te disais (pardon mesdames) que lorsque je me cognais une radasse histoire de tromper l’attente du mariage, je mettais des lunettes noires pour penser à elle. Vous dire à quel point je la vénérais. Seulement, Mademoiselle me prenait pour un pigeon. Elle me précocufiait ! Que toutes les malédictions de l’univers et des environs s’abattent sur elle ! Que son slip grouille de fourmis rouges ! Que sa splendeur se racornisse ! Que sa bouche s’édente ! Que ses cheveux pleuvent ! Que sa peau se ride ! Qu’elle se décharné au point que ma bague lui tombe du doigt ! Je veux la voir irregardable, squelettique, nauséabonde ! Ah ! fasse le ciel ou l’enfer, je ne suis pas sectaire, qu’elle devienne un objet de répulsion ! Qu’elle provoque l’horreur et inspire le dégoût ! Que les rats les plus galeux vomissent à sa vue ! Que les miroirs deviennent opaques lorsqu’elle leur offrira sa hideur. Qu’elle se lave au vitriol, la sinistre gueuse ! Se farde d’excréments ! Que les hommes qui la montent pourrissent dans les brûlantes véroles !
Ce dernier vœu ne manque pas de me provoquer un très désagréable frisson et, dans la touffeur de mon âme, je contresouhaite ardemment afin que la Providence ne prenne pas trop vite en considération les obscurs désirs de mon cousin.
Il commence à me battre les claouis, Totor, avec ses invectives à la Gaumixte !
— T’as le coma lyrique, bravo, lui hargné-je sèchement ; seulement tu ferais mieux de me bonnir en détail les tenants de cette histoire, moi je me charge des aboutissants.
— Le coma ? s’effare Hector, brusquement oublieux de sa cruelle jalousie. Serait-ce à dire que je vais mourir ?
— N’est-ce pas là ce que tu as souhaité ?
Toujours bonne âme miséricordieuse, ma Félicie intervient.
— Pourquoi le taquines-tu, Antoine ? Vous êtes hors de danger, Hector. Tout va pour le mieux !
Rassuré quant à sa santé, le cousin ressent davantage les blessures de son cœur. Vous remarquerez que personne n’échappe à cette loi élémentaire. Les maux de l’âme passent après ceux du corps et on a besoin de toute sa santé pour s’abandonner à un chagrin d’amour.
— Ah, vous trouvez que tout va pour le mieux, Félicie ? Merci beaucoup ! La femme que j’ai installée sur un piedestal ; celle à qui j’allais consacrer ma vie et mes quelques biens ; celle à l’annulaire de qui brille un diamant qui n’est peut-être pas blanc-bleu mais n’en pèse pas moins son demi-carat comme un grand ; celle qui hante mes nuits et affole mes jours ; qui me rend inapte au travail (je l’ai prouvé sur ce bateau maudit) tant est envahissante son image et intense sa pensée ; celle qui perturbe mes sens, me coupe l’appétit, brouille mes lectures, me fait renouer avec mes constipations de jadis ; celle que j’attendais depuis si longtemps, se révèle être une pute, Félicie ! Une radasse ! Une horizontale ! Une cavité d’accueil ! Une machine à dire « oui ». Je la croyais droite comme un « I », mais c’était un « Y », Félicie ! Un « Y » à l’envers. Et vous m’assurez que tout va bien, ma bonne ? O ! que votre mansuétude est grande ! O ! que vous négligez les dures réalités, sainte femme que vous êtes ! Non, Félicie, non, ma vigilante cousine, non : rien ne va bien. Je suis trompé, cocu ! Et par qui ? Par l’homme qui me paie ! J’ai encaissé ses chèques, je consomme sa nourriture, je dors dans son lit, je flotte sur son bateau. Si nous faisions naufrage, je serais couvert par ses « S. O. S », recueilli par ses canots de sauvetage. Le bout de détresse humaine est atteint, Félicie ! Ça y est, je vois le fond, que dis-je : je le touche ! Ah ! que ne l’avez-vous vue, comme nous l’avons vue, et admirée dans la salle de bains de cet ogre ! Belle et nue, avec son cul de princesse et ses seins de velours où boutonne la rose. Ah ! vision extatique qui m’a permis de mesurer ce que je perds. Ah ! ces fesses admirables ! Antoine ne me contredira pas ! J’ai pesé le terme. Je le réemploie : ad-mi-rables ! Un Botticelli ! En abouti, en pas ridicule ! Des fesses comme deux portes ouvrant sur l’Eden, Félicie ! Et qui se sont fermées à jamais devant moi !
— Il est répugnant, ce type-là ! déclare l’assistant en gagnant la porte avec humeur.
Je lui regarde onduler le popotoche. Ouais : je reconnais. Quel agacement !
— Hé, docteur ! interpellé-je.
Il se retourne. Je sens ses yeux réduits aux aguets derrière les verres teintés.
— Oui ?
— Je sais que nous nous sommes déjà rencontrés, vous et moi, moi je cherche où et dans quelles circonstances ?
— Peut-être était-ce dans une vie antérieure, murmure l’homme en blanc, car moi je ne me souviens pas du tout de vous !
Blang ! C’est net ! Un peu impertinent. Il sort.
— Bon, assez trémolé, Hector. Je veux la vérité, toute la vérité, rien que la vérité au sujet de ta donzelle.
— C’est toi qui l’as foutue dans les pattes du Vieux, à Cannes ?
— Oui, Antoine.
— Dans quel but ?
Il renifle des résidus de chagrin.
— Gaumixte me houspillait parce que mon enquête piétinait et que ma présence sur le Mer d’Alors s’avérait, selon lui, inutile, un quatrième client ayant disparu alors que j’étais déjà engagé. Il me dit qu’il avait contacté le Vieux avec lequel il était assez lié, et que celui-ci s’intéressait à l’affaire. Nous autres, détectives privés, sommes pour ainsi dire les parias de la police. Nos échecs coûtent de l’argent aux clients, si bien que nos réputations sont très précaires. J’ai eu alors l’idée de… de me défendre comme je pouvais…
Je saisis. Il a décidé de laisser retirer les marrons par les poulagas officiels pour ensuite les croquer à leur santé.
— Et tu as collé Camille dans les pattes d’Achille pour qu’elle espionne ses faits et gestes ?
— Oui.
— Dis donc, cousin, ta moralité professionnelle aurait besoin d’une remise à neuf, on dirait !
— Les temps sont durs, plaide Hector. La vie est chère, le chômage menace. Il faut se défendre. Moi, notez-le à ma décharge, j’avais l’intention de me marier. Il fallait assurer la matérielle à ce foyer.
— Bref, tu espérais piquer les résultats de notre enquête et les exploiter à ton profit afin de passer pour le plus prestigieux des Sherlock Holmes aux yeux de Gaumixte ! Tu voulais lui en donner pour son fric, et même lui soutirer un peu plus de fraîche que prévu afin d’embellir la corbeille de mariage !
— J’ai été cruellement puni, Antoine !
— Quelle truffe tu fais, mon pauvre Totor ! Tu vitupères Camille alors que c’est à ta demande qu’elle joue les femmes fatales ! Espèce de faux mac, proxénète de sous-préfecture, détective pour jus de bidet ! Tu lui reproches en somme d’avoir pris son rôle trop au sérieux !
— Je ne lui avais pas demandé de coucher avec Gaumixte !
— Non, mais tu l’as chargée de séduire le Vieux !
— De le séduire platoniquement : du reste, avec ton Vénérable chef y avait pas de risques, à son âge…
Je lui frappe le front comme on toque une barrique pour s’assurer qu’elle est vide.
— Tu vois, Hector, je m’étais fait des berlues sur ton évolution. On s’est tous laissé prendre à tes beaux costars et à tes nouveaux airs d’affranchi. Une fois de plus, l’habit a fait le moine. En réalité, t’es resté puceau. Tu ne seras jamais déberlingué, Totor, jamais ! T’as le prépuce dans la tronche, à vie, blindé, inexpugnable !
« T’aurais pas dû mouler ton ministère, ni tes chaisières, ni les kermesses où tu tenais le comptoir des brassières.
« T’es une crêpe définitive. Pour te récupérer, faudrait une seringue. T’es qu’un petit bonhomme mal fagoté du bulbe. Une chose mesquine et saumâtre, sans grande réalité. Tu biaises en levrette, Hector !
« On a envie de foutre de la glycérine sur ton âme pour la guérir de ses crevasses. T’es candide et rabougri. Pigeon par vocation profonde. Je suis sûr que tu mets tes éconocroques dans un bas de laine ! Tu copules entre deux signes de croix ! Tu écris… »
Là je m’arrête, illuminé par une vérité vachement frappante !
— Mais dis voir, c’est toi qui as adressé cette lettre anonyme au Vieux lors de notre embarquement !
Son silence, sa pâleur, la fixité de son regard braqué sur le plaftard me fournissent la réponse qu’il essaie de me refuser.
— Le bouquet ! soupiré-je, une lettre anonyme dégoulinante de bile. Mesquine, vacharde, plus aigre qu’une dégobillade de soupe aux choux ! Toi, le cousin de cet ange à cheveux gris ! ajouté-je en désignant Félicie.
Elle est atterrée, la chère femme.
— Avoue que c’est toi, dis, pot de fiel ! Quand tu as su qu’on embarquait, que la direction de l’enquête t’échappait, que tu allais redevenir officiellement le petit truc inutile et rabougri que tu as toujours été, ton sang tourné n’a fait qu’un tour.
Je Claque des doigts.
— Et C’EST ÇA que le Vieux a découvert avant de disparaître !
« Dis-moi, as-tu eu une correspondance avec le commandant ?
— Je lui ai eu fait passer des notes, oui !
— En étudiant les documents du bord, le Vieux est tombé dessus. C’est un graphologue enragé et il a l’œil, le Boss. Illico, il a compris que tu étais le répugnant auteur de la lettre. C’est pourquoi il t’a convoqué dans sa cabine !
Je me penche sur le pageot et chope le cousin au colback malgré les supplications de ces dames.
— Et après, dis, burnemolle ? Après, que s’est-il passé ?
— Je ne l’ai pas trouvé ! La cabine était vide !
Son accent de sincérité est incontestable. Et puis quoi, Totor est un minus, pas un assassin.
— Attends, tu as passé l’après-midi près de la passerelle, m’as-tu dit ?
— Oui, parole !
— Et tu n’as pas vu Camille lorsqu’elle est montée à bord ?
— Non.
— Tu jures ?
— Je la croyais à Paris ; selon mes instructions, elle devait y retourner après le départ du Mer d’Alors.
— Donc, elle est arrivée pendant que tu te rendais à la cabine du Vieux ?
— C’est probable.
— Tu étais sans nouvelles d’elle depuis notre appareillage de Cannes ?
— Elle devait me faire parvenir certains documents, mais je ne les ai pas eus à temps…
— Ces documents en question devaient ressembler à une bande de magnétophone, non ?
— Comment le sais-tu ?
— Excuse-moi, mais je suis un vrai flic, moi ! Encore une question et je te laisse agoniser tranquille. Lorsque tu es entré chez le Vieux, il devait y avoir une consommation sur la table, réfléchis !
Il ferme ses beaux yeux de sacristain incommodé par les vapeurs de cierges.
— Oui, il y avait un verre, c’est vrai.
— Plein, naturellement ?
— Non, vide !
Comme un automate (qui saurait parler) je répète :
— Vide !
V’là les magies qui continuent, mes frères ! On en descendra tous archidingues, de ce bateau.
Si on en descend !