Écoutez, franchement, y a tellement de rebondissements dans ce livre qu’on le dirait en caoutchouc. Si j’avais les moyens, je l’acheterais pour pouvoir le relire a tête reposée. Vous savez ce que c’est, le métier de sous-auteur ? On tartine, on gribouille, on ne fait pas gaffe ! On accumule les pages ! On compte les signes. On en rajoute pour se mettre bien avec l’éditeur. Lui prouver qu’il n’est pas tombe sur un feignant, qu’il a touche la belle pondeuse, la bresse noire au fion généreux ? Le distributeur fonctionnant au quart de poil ! On va de l’avant, on pédale en force, en trombe ! On se vide comme une chasse d’eau ! On va se perdre dans des fosses cachées. On se répand. On se déglaire. On s’agite le bocal pour lui faire pleuvoir des adjectifs. On revient sur ses touches pour concorder un verbe et un sujet récalcitrant. Seulement, dans toute cette effervescence on a pas le temps de déguster ce qu’on secrète. On est comme le ver a soie ; impossible de s’admirer le cocon puisqu’on en est prisonnier. Sans compter le cote mécanique, la chionis de carbone, les rubans perfides, les rouages vicelards qui déclarent forfait au beau mitan d’une envolée fougueuse. Juste comme ton héros est en train de pousser la porte pour entrer, crac, la panne ! Ton chariot se bloque ! Ou bien, pour les perfectionnes qui marnent sur IBM. Electrique, c’est la petite boule qu’a des hoquets. T’obtiens du texte tout tremble, tout foireux, incertain, palichon, et du coup la médiocrité du style te crache a la figure. Mais ce livre, faudra que je m’arrange pour me l’offrir. J’y tiens. Ça sera mon cadeau d’anniversaire, mon jubile, ma récompense, ma prime a la diurétique. Je me cotiserai. J’irai chialer chez les libraires pour qu’ils me pourcentent. Me ferai reconnaître d’eux. Je l’aurai, j’suis tenace. Si nécessaire je vendrai ma montre. J’emprunterai, moi qu’ai horreur. (J’ai tellement honte d’emprunter que j’ose pas rendre.) Je ferai des ménages, si besoin hait. Je laverai des voitures. Je troncherai des vieilles dames riches. Me ferai maître d’école ou mettre des colles. Embourber, s’il faut. Je l’obtiendrai, je vous dis. Le veux chez moi, en bonne place, que je puisse vanner et pavaner à mon tour, comme les autres, le brandir, mon San-Antonio. Montrer que moi aussi, j’suis a la page et fin lettré. Et puis le lire. Biffer les répétitions et souligner de rouge le peu qu’il restera. Apprendre des tirades par cœur pour les réciter aux jeunesses a la place d’Albert Samain ou de François Coopé (rative). Tiens, sans m’avoir relu, je peux déjà vous dire que dans ce bouquin, un personnage que j’aime bien, c’est Gaumixte ; sa dinguerie, son parler outrancier, son délire. M’sieur Félix aussi, à sa manière, dans les nouveaux venus de mon cheptel. Enfin bref, égoïstes comme je vous sais, tout ça vous vous en foutez, hein, mes vaches ? Qu’il aboule seulement son histoire, San-A. Ses coups de théâtre et ses calembredaines. Pour ce qui est de ses états d’âme, il peut se les enfoncer dans le rectum de l’univers cité avec un maillet, bien enduits de vaseline. Les laxatifs, c’est chez le pharmago que vous les achetez, pas chez le marchand de polars. D’accord, je continue. Vous finirez par m’exténuer, a force d’en redemander toujours. Ma cervelle fera la colle un jour. Elle me degoulinera en morve, je pressens. J’écrirai avec une canne blanche, dans la neige, des trucs qui ne voudront plus rien dire pour les autres. Tant pis : ma générosité m’aura perdu, je me serai noyé dans mon abondance. Amen !
Métis ! je vous disais. La honte me sumerge. Elle me secoue plus que la tempête. C’est mugissantesque comme sensation, une telle intensité de rogne, un tel paroxysme spontané. Dire que j’ai roulé des pelles à ce type ! Caressé ses jambes. La porte se re-re-rouvre sur une caravane d’éclopés. Un premier maître, un chef mécanicien, deux quartiers-maîtres (ce qui fait un demi-maître, en somme) apparaissent, convoyés par Bérurier en personne. J’sais pas où il a trouvé cette veste blanche galonnée, le Gros, mais il fait drôlement ridère là-dedans malgré qu’il ne puisse pas la boulonner. Il fume la pipe. Sa casquette cerclée d’or est toute de traviole. Il est de plus en plus violet d’excitation. Les marins sont couverts de gnons et trainent la patte. Il leur manque des dents, des oreilles, des bouts de nez.
— Hé, toubib ! crie le Mastar, vous voudrez bien passer de la teinture de formica sur les confusions esternes de ces garnements quand t’est-ce que vous aurez une minute ?
Il s’arrête en découvrant le Vieux.
— Mince, Pépère ! Tu l’as retrouvé ! Il est canné ?
Je le renseigne. Il pose la main sur la poitrine du Vioque, lui soulève une paupière, lui tâte le pouls, tout ça très doctoralement, et déclare :
— C’est du vieux chêne, il s’en tirera !
— La tempête a amoché tes gars ? je demande en montrant le groupe d’éclopés.
— Non, c’est mon ami Cognedur, déclare Béru en faisant miroiter son poing à la lumière. Ces branques contrastaient mon autorité et voulaient pas mettre la cape sur Dékonos. Maintenant ils ont pigé. Comme l’ex-commandant venait au renaud, je l’ai fait fout’aux fers, ce qui a fini de régler le problo.
— Si tu voudras bien, on va à présent s’occuper de l’enquête. Tous les suce-pets au salon, San-A. Tous ! Les tiens, mes miens, les nôtres ! Je veux tes masseurs, le négro arrogant, le ministre, la môme Camille ! Tout le monde ! Je me sens dans une forme fantastique. Pas le moindre mal de mer, malgré la tempête. Dès que ça s’est mis à chahuter, j’ai envoyé chercher une choucroute à la cuisine pour me constituer une base et je me l’ai briffée sur la dunette arrière.
Ça m’a installé l’autorité sur les hommes. Pendant qu’ils accrochaient les wagons en série, mézigue j’entiflais des francforts. Avec des lames hautes comme des masures de dix étages qui te glaviotent dessus, faut le faire, mon pote ! Faut le faire…
« Bon, allez, rassemblement dans une demi-plombe au salon de musique, je vais leur z’y jouer du Chou-Berthe.