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Ils ont tout visité « ces Messieurs Dames », de la quille au radar, de la cave au grenier, de la poupe à la proue. Ils ont admiré les respectables dimensions de la dalle de spectacle, où l’on projette des films avant Paname, où les vedettes se produisent et ou le père Itoine célèbre la messe le dimanche. Ils ont traversé le grand salon, la bibliothèque, le bar. Ils ont longé la piscine dont le niveau bascule mollement selon les caprices du roulis. Ils ont passé une tête dans le salon de musique consacré à la gloire de Beethoven dont le masque mortuaire décore le mur principal au-dessus du demi-queue. Ils ont manipulé les haltères dans la salle de gym et Béru à califourchonné le cheval d’arçon. Ils ont pris l’ascenseur. Ils ont arpenté le sun-deck et le pont des embarcations. Se sont assurés de la disponibilité des canots de sauvetage. Ont souri aux chiares bruyants dans la nurserie. Ils ont rôdé près du poste de pilotage. Ils ont parcouru des kilomètres de coursives. Ils ont déjà posté des cartes postales au bureau de la réception. Dame Pinaud a acheté des aspirines suisses au dreuguestore. M’sieur Félix a fait l’emplette d’un ouvrage sur la Grèce antique à la librairie et Berthe a renouvelé son stock de bigoudis au magasin des Folies de Paris où l’on trouve toutes ces choses inutiles qui corsent l’agrément d’un voyage. Mais le haut lieu. Le centre névralgique. Le point culminant de l’intérêt général, ç’a été la salle à manger. Ils n’y sont point entrés (verboten en dehors du service) mais l’ont admirée du haut de l’escadrin qui y conduit. Recueillement suprême ! Félicité de la chair et de l’esprit. Romantisme de l’estomac. Attendrissements papillaires. Recueillement gastrique. Musique suave du gros intestin. Féerie glandulaire. Ensorcellement des muqueuses. Bonheur !

Alignés devant ce temple, l’œil mouillé, la bouche suintante, le souffle écourté, le cœur en émoi, ils ont longuement contemplé ce troupeau de tables chargées de cristaux, cherchant à deviner quelle serait la leur et ce qui leur y serait servi. Ils ont supputé des mets improbables. Parlé homard, hasardé caviar, envisagé foie gras. C’est là, à cet instant, devant la chapelle à croque, ample et silencieuse comme une cathédrale vide, qu’ils ont mesuré la grandeur de cette croisière, son côté conte de fées. Leurs ouïes ont capté des rumeurs de restaurant, comme on croit percevoir des gémissements d’orgue dans les églises désertes.

Il y a eu un long moment de silence absolu. L’homme qui débarque à Brasilia ou qui parvient devant les chutes du Zambèze se tait, pétrifié par la majesté démesurée du spectacle. Ils se sont tus. Et puis Béru a pleuré. De belles larmes rondes et saines de valeureux Français écoutant la Marseillaise sur une terre étrangère. Il a balbutié entre deux giclées lacrymales : « Je la croyais pas si grande. » Ainsi s’exprima le trouble Henri ni en contemplant le cadavre de son cousin Guise à ses pieds.

Tous ont branlé le chef (en hommage).

Béru a repris, domptant les brisures vocales causées par l’émotion :

— Il paraît qu’ils ont une bouffe de première !

Et les autres : m’man, les Pinuche, Félix, ont renchéri que oui, qu’ils l’avaient entendu dire, que le prestige de la France, y avait plus que sur nos bateaux qu’il existait encore. La marine, c’était l’ultime survivance d’une grandeur exsangue désormais. La galanterie et la galantine, la flotte constituait leur suprême bastion. Ici on cessait d’avoir honte d’habiter la France d’aujourd’hui. On retrouvait des bribes du Grand Siècle. Des relents de la Belle Epoque. Une notion de l’honneur et du bien-être comme seule la Suisse la maintient encore.

Bérurier a séché ses pleurs. Il a murmuré d’un ton caressant :

— On va bien voir t’t’à l’heure. C’est quand t’est-ce, le service ?

Ensuite ils sont remontés sur le pont où la brise du large attise l’appétit. Béru et Berthe ont lancé aux flots une supplique ardente ignorée aux Indes comme en Afrique et dans certains pays sud-américains : « Mon Dieu, faites qu’on aye très faim pour notre premier repas ! »

Les côtes de France ne sont plus qu’une barre sombre au bout d’un grand miroitement.

Et l’instant arrive où nous le descendons pour le bon motif l’escalier de la salle à manger. Alexandre-Benoît, c’est comme un monarque au milieu de sa cour. Il avance en tête, devant la reine Berthe. Le ventre agressif, le regard à la fois blasé et investigateur. Une main sur la hanche, l’autre dans la poche du veston.

Parvenu au bas des marches, il s’arrête, ferme les yeux et respire à pleins poumons, plus fort que là-haut sur le sun-deck. Des convives déjà en train de bien faire s’arrêtent de mastiquer pour le considérer.

Le Gros se retourne vers notre groupe.

— Banco, les mecs, ça pue bon !

Il couvre d’un geste autoritaire les nourritures en place et assure :

— Tout ça deviendra p’t’être de la m… ; mais croyez-moi : c’en n’est pas z’encore !

Le maître d’hôtel, un grand gourmé, fin gourmet, en titube de réprobation. Ça le déconcerte, cette déclaration publique, lancée commak, de but en blanc.

Son sourire d’accueil lui pend au bec, devenu grimace.

— Mesdames, messieurs ! n’en profère-t-il pas moins en parenthésant de deux courbettes.

Il murmure :

— Quelles cabines ?

Je lui virgule nos numéros.

— Très bien : table 10, si vous voulez me suivre !

On lui file le train. Bérurier marche lentement entre les convives. Il s’arrête, çà et là, pour identifier un plat, le humer. Un pion surveillant le réfectoire ! Il n’a pas honte d’interpeller.

— Mande pardon, chère Maâme, c’est quoi t’est-ce, ce truc jaune que vous bouffez ? Du paddock ? Comment ça, du paddock ? Ah ! du haddock ? Et ça consiste en quoi ? C’est de la viande ou du légume ? Mande pardon ? Du poisson ! Vous permettez que je goûtasse !

Il goûte ! Il clape de la menteuse, hoche la tête. La vieille dame, une Belge à goitre, se marre, toute folingue. Elle le trouve impayable, le Gros. Un rigolo, qui va animer la croisière.

– Ça n’a pas grand goût, vot’bidule. C’est bon pour quoi, les zormones ou les hémorroïdes ?

Il cligne de l'œil.

— Faites gaffe à votre remontée de lait avec des bouffetances pareilles.

Enfin on parvient à la table 10. Elle est vaste, ronde, centrale. Proche de celle du commandant où sont déjà installés le ministre, sa bergère, Oscar Gaumixte et le Vieux. Le gratin, quoi ! La ministreuse me tourne le dos. Néanmoins je constate que Pépère a suivi mes directives et qu’il est déjà en train de la charger vilain, la rombière. Œil de velours, bouche en distributeur de promesses. Il s’est mis courageusement au labeur, le Dirlo. Il marne pour le salut de notre réputation. Discrètement, je lui virgule une mimique. Il y répond par une expression de détresse. Probable que la punition est plus rude qu’on ne l’imaginait.

— Ce menu, nom de Dieu ! Vous avez vu ce menu, dites, les mecs ! s’égosille le Mastar.

Il brandit un vaste parchemin orné d’une gravure bucolique. Des colonnes et des colonnes de fripaille. Les hors-d’œuvre, les entrées, les poissons, les volailles, les viandes, les légumes, les entremets, les fromages, les desserts !

Béru se gave l’œil avant toute chose. Il s’aménage le clapoir en lisant les noms sacrés. Il se stimule le tube digestif !

— Puis-je vous proposer la suggestion du chef ? demande le maître d’hôtel.

— Et c’est quoi t’est-ce ? minaude Berthy.

— Pamplemousse, gigot de pré salé, mousse au chocolat ! récite le pingouin.

Du coup, Bérurier surgit de derrière son bréviaire.

— Dites voir, l’ami, attaque-t-il, c’t’un farceur, le chef, ou si vous nous prendriez pour des cons !

Il a enflé le ton. L’autre est rouge écrevisse. Il balbutie :

— Monsieur ! Mais, monsieur, je…

Alexandre-Benoît n’est pas sensible à ces protestations en forme de supplique.

— Du pamplemousse, avec ce que je lis sur le programme comme quoi y a de la balloche de canard, du foie gras des Landes, du saumon fumé, du caviar dix rangs, de l’homard germinal, du gratin de queues d’écrevisses, de la langouste flambée ! Du pamplemousse, à nous autres Français ! Serait-il que vous nous prendriez pour des Ricains, dites, l’ami ? Pour des enfoirés d’English tels ceux de la table à côté qui bouffent du maïs comme les gorets de mon cousin Mathieu ? Avec des végénériens, vous nous confondez, l’ami ! Avec des biscornus de l’estomac. T’t’à l’heure, on le laisserait usiner, il nous cloquerait des poireaux vinaigrette comme plat de résidence, ce tordu ! Sacré pamplemousse, va !

D’un geste violent, il arrache une chaise libre de là table voisine sans songer à s’excuser auprès de ses occupants.

— Assoye-toi là et écris ! enjoint-il au malheureux.

Mais enfin, Monsieur ! proteste l’autre.

La poigne d’acier béruréenne le propage sur la chaise, irrésistiblement.

— Assoye-toi, que je te dis, ça risque d’être long !

Les serveurs, les chefs de rang, le sommelier, les convives sont pliés en deux devant la mine éperdue du maître d’hôtel affalé sur son siège, son carnet de commandes sur les genoux.

— Vous permettez que je composasse le menu pour tout le monde ? demande Béru.

M’man déclare timidement qu’elle est frugale de nature. Un appétit d’oiseau, elle a.

— Eh ben, on va lui faire du lard, à vot’zoizeau, Mâme Félicie, coupe Béru. Laissez-moi organiser le topo, ce que vous claperez pas, moi ou Berthe on s’en occupera, hein, ma Grande ?

Berthe roucoule qu’elle voudrait pas exagérer, qu’elle doit veiller à sa ligne. Tout ça en convoitant le silencieux Félix. C’est vrai qu’il en casse pas une, le prof, depuis qu’on est à bord. Il mutisme sinistrement et semble regretter là croisière.

— Mets ton calepin sur la table, tu seras mieux pour noter, mon gars, invite notre chef de file.

Puis, se replongeant entre les volets du magistral menu, il récité.

— Pour commencer tu nous cloques un plat d’assortiment, genre babioles ; foie gras, balloche de canard, jambon de Bayonne, tu mords le topo, juste pour dire de se faire les gencives en attendant que cuise le reste. Après, ça sera une langouste mayonnaise, avec beaucoup d’ail dans la mayonnaise et beaucoup de langouste dans la carapace. Derrière ça, gamin, fais-nous marcher un gratin de fruits de mer, à condition qu’ils soyent pas trop mûrs, les fruits, je te préviens que si ça renifle, je vais moi-même personnellement faire un rendu à ton père Pamplemousse de Chef. C’est seulement aftère le gratin que tu serviras le gigot. M’faudra beaucoup d’oignasse dans les flageolets, note ! Note, bonté, que tu vas pas te rappeler ! Ensuite, tu nous rabats un coq au vin. Préviens bien en cuisine qu’on ne pleure pas les lardons. Après les fromages, on te sonnera pour les desserts, ce sera selon notre humeur du moment.

Sur ces nomenclatures, il congédie le maître d’hôtel. Dans le mouvement, il accroche le regard gélatineux d’un gros vieillard américain, hilare. Le bonhomme en question ressemble à un Raimu d’outre-Atlantique. Il porte une chemise à manches courtes sur laquelle est peint un paysage californien et ses bras roux sont recouverts de tatouages.

— Si on se laisserait manœuvrer par les loufiats, ils nous fileraient les rognures du bord, ces futés ! lui dit Béru.

I don’t understand ! lui répond l’Amerlock.

— Et moi Bérurier, enchanté de vous connaître ! Seulement, si vous voudriez qu’on devienne copain, faudra plus boire du lait avec votre sole meunière, Baby.

Il a un foie à visiter, le Gonflé. Une pièce de bocal, sinon de musée mais de la Faculté au musée, c’est un peu comme du cirque à la Faculté : il n’y a pas loin ; ce qu’exhibe le premier, le dernier peut à la rigueur l’exposer.

Il met le sommelier sur les charbons. Il gambade dans la carte des vins comme il batifolait un instant auparavant dans le menu. Il passe des bordeaux rouges aux bourgognes blancs, des vins de Loire à ceux du Jura, de la Champagne à l’Alsace à pieds joints. C’est un peu l’empoignade avec Pinuche. César, la bouffe ne l’émeut pas, ce qui l’intéresse au premier chef, ce sont les vins fins. Il a un vice pour les muscadets secs et fruités, un penchant pour les Meursault flamboyants, une tendresse pour le Saint-Amour, de l’intérêt pour les Riesling et beaucoup d’indulgence pour les Côtes du Rhône. Leur discussion est farouche. A la fin, ils décident de faire cave à part. Ils se regardent en tastevins de faïence ! Félicie s’amuse comme une folle, mine de rien, et me cloque des œillades savoureuses. Mme Pinaud prend les patins de son mari. C’est une vieille pintade frileuse et renâcleuse, avec toujours une collection de misères à raconter, de souvenirs fâcheux à évoquer. Elle est grise de teint comme de cheveux, un peu chaisière pour tout dire et y a des moments je me demande si cette fade odeur qui se dégage de ses nippes ne serait pas un quelconque remugle de cierge.

Elle préconise la modération et le discernement. Berthe au contraire prône l’abondance. Marrant comme un vieux couple, en fin de compte, est bien accouplé. Comme il finit par y avoir mimétisme de goûts chez les vieux cons joints.

— Et Marie-Marie ? m’inquiété-je soudain, réalisant l’absence de la gosse.

— Elle est à la salle à manger des enfants, renseigne Berthe. C’est une gamine déjà trop délurée que la fréquentation des grandes personnes ne lui vaut rien.

Y a des mots qui tisonnent le destin. Comme la Baleine profère les ci-dessus, on perçoit un fracas de verrerie pulvérisée dans des régions avoisinant la salle à manger. On croit que c’est un accident de cuisine. La maladresse d’un serveur. Mais dans le fond de la vaste pièce, une porte à doubles battants s’ouvre à la volée, et un serveur surgit en titubant. Il a un saint-honoré écrasé sur la figure, un seau à champagne en guise de casque et il marche au radar, mains en avant, dans la position du médium en charge. Des rires juvéniles fusent d’au-delà des portes qui n’arrêtent pas de battre en contrariété. Le maître d’hôtel principal, un beau personnage grave et grisonnant, avec des épaulettes d’or, se précipite sur le loufiat crémeux et l’aide à se décasquer.

L’autre ressemble à un skieur après une chute dans de la profonde. Il regarde autour de lui, réalise qu’il s’est gouré d’issue, mais n’en explose pas moins :

— Je donne ma démission, glapit-il, des mômes pareilles, c’est pas tenable !

— Je suis sûr que c’est ma nièce, nous confie Berthaga en fonçant.

Elle réapparaît deux minutes plus tard, en poursuivant Marie-Marie. La môme trace entre les tables pour échapper à la fureur tantesque. Elle bouscule les gens, fait choir les bouteilles, tire sur les nappes, renverse les chauffe-plats. De temps à autre Berthe, s’estimant à portée, essaie de lui ajuster un shoot mais la rate immanquablement (si j’ose ainsi m’exprimer). Elle finit par la coincer contre la table du gros Américain à la chemise peinte.

— A nous deux, pécore, voyouze, effrontée, que j’aurais dû te fout’en pension au lieu de te payer des croisières de grand luxe !

Elle prend de l’élan pour la gifler. La gosse se baisse, c’est le vieillard qui dérouille la tarte. Juste au moment qu’il becquetait sa dernière bouchée de sole. Pas de fion ! La fourchette se plante dans sa gencive. Il en glaviote son râtelier dans un flot de sang. Sa bonne femme se croit à Dallas. Elle pousse des cris ! Elle fait appel au F. B. I., à la Navy, au Stratégie Air Command ! Elle croit qu’un nouveau Perle à rebours se déclenche. Elle exige leur rapatriement immédiat. Elle entonne la Bannière Etoilée. C’est la confusion extrême. On transbahute l’Américain flageolant vers les infirmeries. Un murmure réprobateur conspue la Berthe. D’autant qu’elle fait payer son erreur de balistique à Marie-Marie en lui filant une fessée fracassante, culotte tombée et jupe retroussée. Y a des vieux salingues qui matent en bavant sur leur ris de veau forestière. Ils s’allument au spectacle ! Ils reluisent comme des 200 watts. Marie-Marie hurle qu’elle n’est pas coupable. C’est le garçon qui a commencé, qui lui a refusé une troisième ration de mousse au chocolat en la traitant de gourmande. Elle peut pas supporter les impertinences. Surtout que les autres mômes se foutaient d’elle. Comme tante Berthe continue la frottée, elle cesse de plaider pour réclamer du secours ! Elle m’implore d’intervenir. Ce que je finis par faire, sévère :

— Berthe, grondé-je, n’avez-vous pas honte de molester cette petite et de vous donner ainsi en spectacle ?

Une Berthy en renaud, faut des moyens plus puissants que mes reproches pour lui enrayer l’ouragan. Elle me dit qu’elle est tutrice ; elle a une éducation à mener à bien ! C’est pas mézigue qui lui apprendrai les bonnes manières à Marie-Marie, qui en ferai une jeune fille accomplie, mais elle ! Alors que je m’écrase. Quant aux gens qui la regardent, elle les a dans son slip, ce qui n’est vraiment pas l’endroit où passer l’été. Faut que ça soye Béru qui, à son cœur défendant, s’en mêle. On vient de servir le foie gras et il était en train de le manger en tartine, sur des tranches de ballottine. Il mastique encore. Il a la serviette nouée autour du cou.

— Va t’asseoir, Berthy ! enjoint-il, je m’occuperai de cette question moi-même personnellement !

Sa bonbonne l’envoie au bain. Elle a droit de fessée, c’est SA nièce, à elle !

Béru n’a pas le temps de tergiverser. Il sait que le repas s’élabore dans l’antre miraculeux des cuistots. C’est comme une chaîne de montage où le temps perdu est irrattrapable. Qu’on prenne du retard et ça déconfiture dans les frichtis, les sauces « attachent », les bidoches perdent leur saignant, les légumes se déshydratent.

— Berthe, si tu n’iras pas t’asseoir immédiatly, t’as ma main sur la gueule, d’une part, et d’aut’part je te clape ta part de foie gras !

L’argument (je parle du dernier) est de poids. L’ogresse cesse de battre. Elle remise ses loloches dans leur hamac à double carburateur et retourne à table.

— Quant à toi, fait Béru à la môme, va prendre l’air sur le pont, on en recausera après la digestion !

Tout va rentrer dans l’ordre, croyez-vous ? Que non point ! C’est au moment du gratin de fruits de mer que le deuxième épisode éclate. Moins bruyant, mais tout aussi dramatique. M’sieur Félix se met à dé-manger à tout va autour de soi. Son silence, son air buté, ça lui venait du mal de mer, au cher homme ! Il s’en gaffait même pas, vu qu’on nous a prévenus que le Mer d’Alors est pourvu de stabilisateurs antiroulis. Il couvait sa nausée en silence. Chiquait les rêveurs, les contrariés. Il attendait que ça se passe, seulement ça ne se passe pas comme il l’espérait. Une première bordée lui vient, pile comme le pingouin nous présente le sublime gratin dans son plat de cuivre rouge bien fourbi. Flaouff ! comme on dirait dans une bande dessinée ! Un geyser, mes drôles ! Tu parles d’une pression, mon neveu ! Il doit avoir un sacré gisement dans les profondeurs, Félix, pour que ça déménage avec une telle intensité !

Broumf ! Deuxième service ! Y en a partout. (Si des lecteurs — ou trices — prennent mal au cœur à mon réalisme, qu’ils courent à la pharmacie du coin s’acheter un bouquin de Mauriac, avec une bonne camomille, y a rien de tel !)

Le gratin est plus visible, le plastron du loufiat non plus. On ose plus regarder dans le décolleté de Berthe ; maintenant il est garni à bloc, on refuse du monde ! Ça déferle de m’sieur Félix comme d’un Etna mécontent. Ça dévale, faudrait appeler Haroun Tazieff, mon contre-lecteur, pour jauger l’étendue de la manifestation, préconiser les mesures. La marée noire ? Une tache d’encre à côté ! Il a l’air chétif, le Prof, mais il ignore les demi-mesures.

Son dégueulage est à l’échelle de sa membrane aérostable. C’est grand, c’est généreux. Ça recouvre comme un crépuscule.

— Le chéri ! Il est malade ! déplore Berthe. Venez vite, mon Félix, que je vous soignasse ! Enfin, allez le premier, je vous rejoindrai sitôt que j’aurai terminé mon repas !

Félix voudrait présenter des excuses, ne le peut ! Des salves de plus en plus accablantes lui partent. Bdjaouff ! Vuuuuzpf ! Rôgtz !

Il se lève, il s’éloigne. Il dégueule sur lui, par terre, partout. S’arrête aux tables, s’y appuie pour refiler dans les plats. Il dénougâte aussi dans les chevelures des dames ! Il marque des temps, étourdi par l’intensité du flux. Ça lui panique l'entraille. Il ne sait plus par où se vider pour que ça aille plus vite. Le v’là qui s’accroche à une dame comme à une bouée !

Malédiction ! Fatalitas ! Sort funeste ! C’est ni plus ni moins que l’épouse du ministre ! Elle morfle des rafales féroces sur les épaules, se retourne pour glapir, cueille le reste en pleine poire. Ça tombe bien car elle a déjà une tronche à ch… contre, cette personne. L’a de la santé, le Vieux, pour s’enamourer devant une chouette pareille ! Nez crochu, peau fripée, œil torve, bouche sans lèvres, cheveux rouges ! Sourcils peints ! Un remède ! Une abomination ! Un cauchemar oublié par l’aurore ! Un peu déhanchée, ce qui ne gâte rien ! Une voix plus acide qu’un citron vert ! La hideur Carabosse faite femme ! Le bout de la nuit, de l’ennui !

De découvrir cette horreur outrancière, ça l’achève, Félix. Le dernier étage de sa fusée se détache ! Il a été traumatisé par la langouste de tout à l’heure. Il ne peut plus se poursuivre. Il déclare forfait ! C’est l’abdication du corps ! La carcasse éperdue réclame son anéantissement. Il prend Mistress la ministresse par le cou pour ne pas choir en plein. Il s’accroupit ! Il déféque, là, sur place, en geignant à travers d’ultimes bourrasques.

L’apothéose ! On a franchi les limites du supportable. On a enjambé le cadre du miroir pour s’élancer dans la quatrième dimension. Il s’est jeté en travers des genoux de Mme du Gazon-sur-le-Bide. Il l’appelle Maman ! Il pleure pour dire de ne pas laisser des presque-orifices sans rien faire. Il pourrait vomir des oreilles, il se hâterait ! Du nez, en tout cas, il y va aussi. A profusion, il y fait passer le plus fluide. Il a besoin de tout son réseau évacuateur, Félix. Il voudrait se percer des trous supplémentaires pour que ça s’en aille plus rapidement, cette marée. Se découvrir une trappe de vidange inconnue, que la nature lui aurait gentiment ménagée en prévision de ce jourd’hui ! La dame Excellentielle veut se débarrasser de lui, le mettre bas. Elle se dresse ! Malheureusement il cramponnait trop fort sa jupe. Elle flanche des agrafes, la jupe ! Félix tombe avec cette maquette de parachute. La chouette nous découvre des cuisses flétries sur lesquelles la peau fait des vagues. On a vue directe sur une culotte de messaline dessalée qu’elle doit réserver pour les croisières et pour les chasses à courre. Bleu-vert, avec des fleurettes rose praline et de la dentelle blanche vachement froufroute ! De la culotte comme on n’en trouve qu’à Montmartre, dans des magasins de lingeries spécialisés dans le touriste.

Le Vieux est en train de marner à fond pour notre réhabilitation. Il ôte sa veste, la met à la taille de sa voisine de table. Ecossaise, elle paraît, Mme du Gazon-sur-le-Bide ! On la voudrait sur un air de cornemuse ! Elle se sauve, escortée par le Big Boss, tandis que son Jules se fait tout petit derrière le menu pour cacher sa confusance.

Ah ! elle s’annonce fraîche et heureuse, la croisière ! A notre table, les Béru attaquent le gratin après avoir expulsé le loufiat qui prétendait le remporter because la garniture imprévue. M’man a demandé la permission de s’évacuer. La dame Pinaud sarcasme contre les goinfres tandis que sa Vieillasse lichetrogne sa boutanche de Pouilly fumé pour se reforger un moral.

Y a du climat paroxysmique à bord. Maintenant tout le monde cause à tue-tête ! On s’interpelle d’une table à l’autre ! On se bombarde à coups de boulettes de mie. On se fait goûter les picrates. Y a de l’émeute larvée. On pressent des barricades. Ça débute par de la liesse énervée, toujours, les révolutions. Au départ, c’est une partie de marrade. Voyez le peuple de Paris, quand il est allé chercher Louis XVI à Versailles, comment il s’est fendu le pébroque ! Une vraie partouze nationale ! Et puis rappelez-vous de quelle manière cela a tourné. Le gros effeuillage de tronches !

Comme je m’apprête à laisser les Bérurier à leur sanie, un garçon se penche sur moi.

— Monsieur le ministre souhaiterait avoir un entretien avec vous ! me dit-il. Il vous attendra dans sa cabine à 14 h 25.

J’sais pas s’il est cocu, le ministre, en tout cas il a déjà des habitudes de chef de gare.

M’est avis, mes frères, que ça va saigner pour mon matricule ! Les ceuss qu’auraient un brin de religion feraient bien de prier pour moi !

A quatorze heures, vingt-quatre minutes, quarante-cinq secondes, je toque à la porte de Son Excellence.

— Entrez !

J’obtempère après m’être ingurgité une franche goulée d’un oxygène non saturé de colère. Rien de plus déprimant que de respirer l’air électrique des lieux où règne une grosse tension nerveuse.

Je m’attendais à trouver un monsieur rageur, convulsé par la hargne et la grogne, arpentant sa cabine d’un pas furax, et voilà que je me trouve face à un être exquis, détendu, drapé dans une robe de chambre chinoise dont le motif représente un dragon en train de foutre le feu à des puits de pétroles texans de son souffle embrasé.

Il paraît tout joyce, le ministre de l’intérim. Relaxe infiniment.

— Venez, venez, mon cher, me dit-il. Ça vous ennuierait de mettre le verrou ? J’ai horreur d’être importuné en pleine discussion par un serviteur trop zélé.

Je pousse le verrou et je m’avance jusqu’au centre de l’appartement qui, avec ses laques et ses chromes, ressemble à une agence moderne du Crédit Lyonnais.

M. du Gazon-sur-le-Bide se prélasse dans un fauteuil en sirotant un verre de pastaga. (Après le repas il le prend sec.)

— Asseyez-vous, bon ami !

Le gars San-A. pose son camarade Prosper sur le bout d’un canapé en se demandant furieusement ce qui a bien pu motiver un tel changement dans l’attitude de l’Excellence.

Ce matin, dans la cabine du Vieux, il était cinglant, le ministre. Il avait l’œil cruel et la voix comme une râpe. A présent, il ressemble à un nounours en peluche, tout doux, tout moelleux.

— Vous prenez un doigt de quelque chose, ami ?

Ami louche sur quelques flacons groupés en mêlée ouverte au centre d’une table basse.

— Ce calva me séduit car il a mon âge, si j’en crois son étiquette, monsieur le ministre !

Mon hôte saisit la bouteille et consulte la partie imprimée.

— Vous êtes jeune, apprécie-t-il. Quelle magistrale carrière s’ouvre à vous, ami !

Tiens, on dirait que notre baromètre s’est remis au beau fixe, au Vioque et à moi, après la cruelle dépression du matin. L’attitude du Boss pendant le repas aurait-elle déjà produit son effet et rassuré l’illustre passager ?

Il me sert avec circonspection une honorable rasade d’un calvados blond et odorant.

— Pomme, pomme, pomme, pomme ! Beethovenne-t-il en me tendant le verre à dégustation.

— A votre œuvre, monsieur le ministre ! dis-je en brandissant mon godet.

Il hausse les épaules.

— Ne parlons pas des absents, ami. Un homme ne laisse derrière lui que l’œuvre de son désœuvrement. Buvons plutôt à nos amours, il n’y a que cela de vraiment important ici-bas.

On gorgeonne un brin. Ce calva est de première. Pimpant comme un chalet de l’Oberland Bernois en été. Avec cette même odeur de vieux bois et de pomme.

— Vous désirez me parler, monsieur le ministre ?

Il me délivre une grimace un peu forcée.

— Oh ! non, ami, pas « monsieur le ministre », de grâce ! Laissez-moi oublier ce titre dont tant de gens auront de la peine à se souvenir dans quelque temps ! Quelles ingrates fonctions, si vous saviez ! Elles nous valent un excès d’honneurs sur le moment, et un excès d’oubli ensuite ! Or, nous ne sommes ni assez faible pour vraiment jouir des uns, ni suffisamment fort pour encaisser l’autre. C’est la pire des gloires, la plus vénéreuse, bon ami ! Tant que nous sommes en place, une horde de gens cupides dépècent notre maigre pouvoir. Et quand nous n’y sommes plus, ces mêmes gens nous bravent du haut des grâces que nous leur avons accordées. Voulez-vous que je vous dise ? Le pouvoir, le vrai, dans le fond, ce sont les riches mendiants qui le détiennent. Nous ne sommes que la baguette magique qui transforme leur citrouille en carrosse.

— Vous semblez bien amer, monsieur le ministre ?

— Fatigué, surtout. L’amertume est le corollaire de la fatigue. Voyez-vous, ami-ami, sous les précédentes Républiques…

— Vous voulez dire sous LA République ?

— Oui. On ne restait pas ministre longtemps, si bien que ce qui importait, en fait, ce n’était pas le ministre mais le ministère. Maintenant cela n’en finit pas. On a trop le temps de se déprécier. On nous dévalue. On nous use !

Il a un geste tourbillonnant pour s’inciter à l’insouciance.

— Mais laissons cela. Ça vous ennuierait de m’appeler Mau-mau ?

Le silence qui suit la question, il est pas de Mozart, mes chéries, mais de l’inventeur du point d’exclamation. J’en prends une volée dans les portugaises. Ça me tombe dru comme une averse d’été dans les trompes d’Eustache. Des fléchettes acérées !

Le ministre croise ses jambes nues, ce qui ouvre copieusement sa robe de chambre.

— Je tenais à vous dire combien je suis navré d’avoir dû jouer les pères nobles, ce matin. Mais en présence de ce foutu commandant, pouvais-je agir autrement ?

Il avance vers ma jambe une main manucurée :

— Vous ne m’en voulez pas, Bébé ?

Je ne réponds pas. Plus intense que ma surprise, plus démesurée que ma désapprobation, y a une rigolade terrifiante en moi ! La marrade du siècle ! Une vraie bourrasque ! Un séisme… Je pense au travail surhumain du Vieux ! A ses chatteries avec la chouette (si je puis dire). Son œil à la Rudolf Valentino. Ses paroles mouillées. Son empressement. Tout ça pour balle peau ! Un coup pété dans l’eau ! Un coude épais dans l’eau ! Un coudé paît dans l’eau ! Un coup d’epée dans l’O. La farce ! Il s’est démanché à prouver la farouche loyauté de ses mœurs, le Dirlingue, et au contraire, c’est en laissant planer le doute qu’il gagnait du galon neuf, Pépère ! Qu’il collait un marchepied sous sa rosette ! O que j’aime la vie dans ces moments-là ! Cette foutue blagueuse !

— Vous savez que tu es très beau ? me bégaie l’Excellence. Vos yeux, surtout !

Je me mets les doigts de pied en vermicelle dans mes pompes pour me retenir de pouffer. Je m’enfonce les ongles dans la chair : le serrement de main du Jeu de paume.

— Excusez-moi, Mau-mau ! Je suis fidèle à mon ami ! minaudé-je.

— Mon bébé, voyons ! implore du Gazon-sur-le-Bide.

— Pardon, balbutié-je, mais voyez-vous, je suis l’homme d’un seul homme ! Ça doit sembler un peu bête, ce romantisme, très désuet, même… Je n’y peux rien, Mau-mau. J’suis d’une nature farouche ! Exclusive ! Et tellement jalouse ! Si je vous disais que je griffe !

Il se verse un demi-glass de pastoche.

— Je ne voudrais pas vous faire de peine, mon poussin, mais je ne crois pas que votre fidélité soit payée de retour !

Je chique les catastrophés.

— Quoi ! glapis-je. Mau-mau, vous êtes méchante d’insinuer ces vilaines choses !

— Je n’insinue rien, assure mon interlocuteur, pendant tout le déjeuner, votre ami n’a pas cessé de faire une cour effrénée à mon épouse.

Il me fournit l’occase rêvée d’une sortie. Je porte la main à mon cœur, dans l’envolée Rodriguienne : « Percé jusque z’au fond du cœur d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle… »

— Mau-mau, vous m’assassinez, geins-je en mettant seize « s » à assassiné et en me dirigeant vers la porte.

Je sors comme un homme foudroyé par les entourloupes du destin.

Ouf !

En parvenant au tournant de la coursive, je me casse le nez sur le Vieux. Il semble fatigué, mais serein.

Il me virgule un clin d’œil polisson.

— Eh bien, pour une fois, San-Antonio, c’est moi qui ai suivi vos instructions, dit-il gaillardement.

Puis, baissant le ton :

— C’est fait !

Je croasse trois fois à vide avant de demander, avide :

— Avec, avec la mère du Gazon, Boss ?

— Oui, mon petit vieux. Il m’a fallu certes beaucoup de… d’absence d’esprit, mais je crois que le résultat fut valable et que cette personne n’aura pas une trop mauvaise opinion de moi. Mais qu’avez-vous ?

Impossible de lui répondre. Vautré sur la moquette de la coursive, je me tords de rire.

Je vais vous dire : l’inconvénient sur les bateaux, c’est qu’on se désintéresse tout de suite de la mer. Pour bien la savourer, la grande bleue, faut rester à terre. Une fois qu’on est parti à voguer dessus, on l’oublie, bercé par sa monotonie. Une vague après l’autre, comme la vie jour après jour, on en a vite quine de lui mater l’horizon… Elle a pas de futur, la mer, c’est ça la chiasse. Elle se rappelle à votre bon souvenir seulement en se foutant en pétard de temps en temps. Quand elle fait le gros dos, que ses creux sont bien tobogganesques, que son écume vous monte à l’assaut, là, oui, on y fait gaffe. On la redécouvre pour la craindre, lui appréhender le courroux, chialer dans le giron de Neptune histoire de lui supplier la clémence.

Le pont, c’est seulement pour le foutinge. La vérité vraie c’est qu’il n’y aurait pas besoin de bastingage. Une fois remisés les mouchoirs de l’adieu, personne s’y appuie plus. Terminé : le spectacle est à l’intérieur !

Et puis, les barlus, à part biberonner et gambiller, le soir venu ; à part la bouffe et la partie de gringue aux voyageuses solitaires ou en impuissance de cocu, c’est tartant rapidos. On en a vite fait le tour, aussi vastes soient-ils. Ils paraissent grands à la première visite, mais à l’usage ils se révèlent exigus comme une H. L. M.

On bute partout dans les mêmes coins, les mêmes gens. Y a les points de rencontre immuables, aux ascenseurs, au bar, dans le grand salon où un pianiste désenchanté fait dégouliner Chopin le long de ses doigts comme si ça lui poissait les paluches. Sur la plage arrière, les transats sont alignés dans la formation des sardines en boîte. Les Anglaises farouches y persistent sous des couvrantes par mauvais temps, toujours stoïques d’apparence comme tous les animaux à sang froid. Par les soleils dardants, les jeunes femmes s’y font bronzer dans des poses de chattes heureuses.

On vient justement de profiter d’une réapparition du beau temps pour prendre un petit bain de chaleur, m’man et moi.

Pourtant, le soleil, ce serait pas tellement son genre à ma Félicie. Elle est d’une époque où les petites filles allaient à la messe, l’été, sous des ombrelles. Sa maman lui a surtout enseigné à se servir de l’ombre. En ce temps-là, on prônait la peau blanche, on avait le goût du blafard. On jugeait la pâleur aristocratique.

— Je crois que je vais aller rejoindre Mme Pinaud, mon Grand.

Elle se crée des obligations, Félicie. Toujours se consacrer à des gentillesses pour autrui.

— Te casse pas, M’man, laisse-la vivre sa vie.

— C’est une personne très bien, réservée. On sent la bonne éducation à la base, vante ma brave femme de mère.

Ses fiches signalétiques sont traditionnellement dans les tons pastels, à M’man. Son prochain, elle le voit avec des apothéoses de vitrail.

— Tu t’embêtes pas sur ce rafiot ? je demande.

— Tu plaisantes, Antoine ! Un rêve ! Si je m’attendais à une aventure pareille. Il est vraiment charmant, ton directeur, de nous faire profiter de ses relations pour…

— Une crème, ricané-je.

Nous moulons le parking à viandes chaudes pour pénétrer dans les profondeurs. C’est l’heure mélancolique du début d’après-midi. Y a pas chouchouille de peuple en déplacement. Les vioques font la sieste, les jeunes limaillent, les mouflets sont au cinoche où l’on projette une vraie féerie sur la vie sexuelle des abeilles. Le personnel est peu nombreux. Le bateau ressemble à un lendemain de réveillon. On y décèle une apathie et des relents de gueule de bois.

Comme nous débouchons au pont « U » où nous créchons (croyez pas qu’il y en ait 18, U veut dire Up, c’est-à-dire supérieur), nous sommes alertés par un concours de peuple plus ou moins cloaqueux qui se pressé dans la coursive pour prêter l’oreille à un concert de vociférations.

Ce ramdam, j’ai pas besoin de me passer un rince-bouteille dans les manches à air pour l’identifier. Il est encore signé Béru.

Ça chauffe mochement, je vous l’annonce. On entend glapir et trépigner. Des bris de verre ! Des chocs ! Des plaintes ! Des injures principalement. Elles s’entrecroisent ! Un tir de barrage ! Un double feu roulant ! « Salope ! J’t’emm… ! Morue ! Pétasse ! De quoi je me mêle, eh merlan ! Cocu ! T’en es un autre ! Poufiasse ! Marlou ! Ecrasez ou je vous sonne tous ! De grâce, de grâce, mes amis ! »

C’est terrible ! Le bateau en frémit. C’est tellement véhément que, de temps à autre, sous l’effet du séisme, l’hélice du Mer d’Alors sort de l’eau pour ronfler à vide ! Je me fraie un passage jusqu’à la cabine de Berthe et de Félix, épicentre de ce tremblement de mer. C’est de plus en plus dur d’avancer, étant donné la foule qui s’agglutine. Y a des stewards, des dames âgées, des gus en slip ; d’autres en peignoir de bath. Ils s’interrogent du regard : en anglais, en espagnol, en allemand et en français, sans se fournir de réponses.

Ça fracasse de plus en plus fort dans la cabine 69.

On y devine des soubresauts titanesques. Les injures se transforment en cris.

Je parviens à entrouvrir la porte, à me couler dans la fournaise ! Je suinte au cœur du charivari, m’efforce de le concevoir. Quatre personnes émulsionnent dans l’étroit local. Il y a Berthe, à poil complètement, d’une nudité tellement poilue, tellement bourrelée qu’elle en paraît un peu vêtue, car la vraie nudité est glabre. Il y a M’sieur Félix, en costar d’Adam, qui essaie de se masquer zézette à l’aide de son oreiller, mais elle dépasse. Il y a Béru, en maillot marin et short imboutonnable du haut. Et puis un quatrième personnage vêtu d’une blouse blanche, en qui, avec stupéfaction, je reconnais Alfred, le coiffeur ami du couple béruréen.

C’est lui surtout qui exclame le plus violemment. Il flanque, tout en vitupérant, des monstres torgnoles à Berthe, laquelle se rebiffe. Béru proteste. Il veut protéger Bobonne. Quant à m’sieur Félix, mochement ennuyé par l’échauffourée, il risque des paroles apaisantes auxquelles nul n’accorde le moindre crédit.

Ma venue correspondant à l’essoufflement général, je bénéficie presque immédiatement d’une ère de silence houleux.

— Eh bien ! Eh bien ! les enfants, qu’est-ce qui vous prend ? leur demandé-je sèchement. Avez-vous décidé de foutre la merde dans ce bateau pendant toute la croisière ? Et vous, Alfred, que faites-vous sur le Mer d’Alors ?

Il est violacé, le pommadin. Ça se remarque particulièrement par-dessus sa blouse blanche.

— Je fais un remplacement, halète-t-il. Le gérant du salon de coiffure du bord a pris ses vacances !

— Et ce fumier qui nous a prétendu aller chez son vieux père malade ! jette Berthaga. Ton remplacement, c’est prétexte à venir faire le joli cœur sur un bateau, hein, grand dégoûtant !

— Tu peux causer, hé, morue avariée !

— Alfred ! intervient Béru. Je te prierai d’être corrèque avec Berthy.

— Correct ! Non, mais tu l’as vue, ta rombière, Alexandre-Benoît, dans quelle tenue je l’ai trouvée avec le macaque ici présent !

— Ben quoi ! On se changeait ! glapit la Bérurière. M’sieur Félix a été très malade. Je l’ai soigné et ensuite y a bien fallu s’approprier !

— Drôle de manière de se changer, repart d’urgence le merlan. Elle chevauchait ce vieux crabe, oui !

— Moi ! ! ! ! ! exclamationne la Grosse.

— Toi, oui, ma pute ! Je venais d’apprendre votre présence à bord. Je laisse tout pour accourir vous faire la bise, commente Alfred à l’intention exclusive de Béru. J’entre en criant « Coucou ! » et qu’est-ce que je vois : cette peau de radasse en train de se farcir monsieur !

— T’es sûr ? murmure Béru.

— Je te le jure sur notre vieille amitié ! certifie le coiffeur.

Le Mastar se renfrogne.

— Jure pas, tu me laisses perplexe ! dit-il sombrement.

— Tu ne vas pas croire les ragots d’un individu qui joue les coiffeurs de l’élitre sur un paquebot après avoir décliné notre campinge sous prétexte qu’il allait chez son père malade ! explose la Baleine.

— C’est vrai, ça, Alfred, se raccroche le Gros. T’es un fieffé menteur !

— Ben quoi, plaide l’autre, je bosse pendant les vacances parce que les affaires vont pas tellement bien. Si je vous ai raconté l’histoire de mon Vieux, c’est pour que vous insistiez pas trop ; pour couper court aux tentations. Vu notre amitié, j’aurais fini par céder. C’eût été la débâcle pour moi, la faillite. C’est de ma faute si la TVA je m’en remets pas ? C’est moi qui l’ai promulgué ce nouveau train d’impôts qui nous fait toucher les deux épaules, dis, Béru ? J’y peux quèque chose si à présent les gonzesses ne vont plus au coiffeur qu’une fois par mois pour se comprimer le budget ? C’est mézigue qui conseille aux parents de couper eux-mêmes les crins de leurs mômes au lieu de me les espédier le jeudi ? Je suis fautif que les hommes se rasent personnellement ? Alors pour essayer de lutter jusqu’au bout, de grappiller trois pions pour mon percepteur intraitable, je me farcis un extra sur un bateau en guise de joyeuses vacances, et c’est pour en arriver à quoi ? A surprendre la femme légitime de mon meilleur ami en train de s’embourber un pékin qu’a un goumi gros comme une bitte d’amarrage. A se demander s’y faut des démonte-pneus pour lui héberger le zeppelin.

La rogne lui fournit des arguments perfides, à Alfred. Il brave les lois de l’amitié. S’en gausse, s’en torchonne les régions postérieures.

— T’iras te la pratiquer, la Berthe, après des opérations pareilles ! T’auras le bonjour ! Faudra te déguiser en spéléologue, mon pote ! Lui faire prendre des bains de siège au jus de citron ! Et encore je me demande si sans points de suture tu pourras toucher ta ration de tendresse ! Il est hors nature, ce père Nimbus ! C’est un défonce-ménage ! Un ouragan-outan ! Un excavateur pneumatique ! Sa place, elle est pas ici, mais à la Foire du Trône !

Il montre, ce parlant, le poing au Félix, lequel, malgré sa fâcheuse position, conserve un certain maintien. Berthe, les poings aux hanches, déclare tout à coup, très froidement.

— Ecoutez, mais où vous croyez-vous ? Des conversations pareilles, faut pas m’en causer ! Si vous jouez au fote-balle avec la réputation d’une honnête femme, je vous dis bonsoir et je rentre chez nous.

— A la nage ? ironise Alfred.

Le sarcasme fait pencher l’indécision de Bérurier du côté de la sagesse.

— Alfred, dit-il, t’as été victime des appas rances !

— Ah mouais ? ricane le mistifriseur.

— Oui, Alfred. Parce qu’il faut que je te dise une chose : M’sieur Félix, ici présent, c’est pas n’importe qui !

– Ça se voit ! gouaille l’irascible.

— Il est professeur au lycée Babillon ! trémole Bérurier.

Alfred n’est pas le genre d’homme qu’impressionne l’intellectualisme, au contraire. Il se méfie des savants de tous crins, le rase-nuques. Il les trouve inquiétants, un peu anormaux. Pour lui, l’instruction décompose la vie. C’est un truc purulent qui ronge les cervelles.

— M’étonne pas, riposte l’ami outragé. Etre prof et posséder un pareil mandrin, c’est la porte ouverte à toutes les calamités. Bon, je vois que tu tiens à la politique des yeux fermés, Alexandre-Benoît. Toi, t’es cornard comme y’en a qui se font prêtres. J’agirai donc selon ma conscience…

Déjà il est à la porte.

La dernière phrase, sibylline, inquiète Berthe.

— Qu’est-ce tu mijotes, dis, teigneux ? demande-t-elle.

Il se retourne, sourit hargneusement et lui envoie un baiser au vitriol.

— Eh ! arrête tes simagrées, elles prennent pas avec moi, espèce de coupeur de cheveux en huit !

« Dis-le, ce que tu comptes faire si t’es pas un lâche ! »

Alfred n’est pas un lâche.

— Ce que je compte faire ? murmure-t-il d’un ton enjoué. Oh ! pas grand-chose. Simplement raconter à mes clientes de quel gabarit qu’elle est, la tringlette à ton m’sieur Félix. Les bergères sur les bateaux, tu peux pas imaginer combien elles sont salaces. Elles pensent qu’à s’allonger, qu’à faire des expériences nouvelles avec les officiers, les mousses, les vieux beaux. Lorsque ça se saura, le phénoménal chinois de votre prof à la godille, il sera tellement assiégé par ces dames qu’il faudra mettre des chicanes devant sa cabine. Elles voudront toutes en tâter, du Félix. Elles enfonceront la porte au besoin ! T’as pas idée de ce que ça va être, Berthy ! Non, t’as pas idée…

Il sort, abandonnant le trio à une consternation unanime. Béru secoue sa bonne trogne d’homme gavé, troublé en pleine digestion.

— Et voilà, soupire-t-il : la fin d’une belle amitié. C’est pas pour dire, mais vous auriez pu mettre le verrou, bon Dieu, Félix ! Ça urgeait donc si tellement ?

Les musicos, dans le grand salon, usinent un tango célèbre avec des airs de songer à autre chose. Çui de la contrebasse à corde, surtout. Il aurait oublié de fermer le robinet de sa baignoire avant de partir qu’il ne serait pas davantage préoccupé. C’est pourtant bath, la musique, envoûteur. Pourquoi ceux qui l’interprètent ont-ils toujours des airs de se peler la prostate en jouant ? Les grands virtuoses et les chefs d’orchestre exceptés (qui eux, au contraire, arborent des frimes inspirées et gymnastiquent des frénésies), les instrumentistes ont des bouilles d’huissier en train… d’instrumenter.


La fête bat son plein, comme on dit dans les ouvrages académiques. Ça grouille sur la piste.

Pour se faire une idée précise de l’humanité, faut contempler une salle de danse. Les yeux mi-clos sur leurs ennuis ils s’agitent dans les volutes d’une confuse félicité. Ils secouent leurs mamelles et leurs brioches, contents d’eux. On peut pas croire à quel point ils sont fiers de gambiller. Et plus ils dansent mal, plus ils sont satisfaits de leurs performances. Y me font de la peine, de les voir aussi mômes et puérils, innocents et hâbleurs, appliqués et gauches, grotesques et temporels. Des caricatures ! Dites, vous avez déjà vu des animaux aussi cons que l’homme, vous ? Moi jamais, j’ai beau chercher, même la girafe, le manchot, le serpentaire, le babiroussa, le chameau, l’alpaga, même la mangouste, le cormoran ou le congre ne sont pas aussi ridicules que les humains. Un chien en train de tringler, peut-être ? Et encore… Faut dire qu’il y a mimétisme, à force de chiquer les « fidèles compagnons »…

En est tous à une grande table, ceux de notre groupe. Y’a même le Vieux qui s’est joint stoïquement à nous, manière, je pense, de juguler les éclats béruréens. Avec Berthe et Alexandre-Benoît, on ne peut jamais prévoir comment ni pourquoi surgira la tempête. Elle est en eux, avec sa comète de scandales, ses nébuleuses de turpitudes prêtes à éclater. Les Béru, c’est comme un appartement envahi par le gaz d’éclairage : suffit d’un léger coup de sonnette pour provoquer la monstre explosion.

— Je ne savais pas que votre époux dansât aussi bien ! complimente Berthe à l’adresse de Mme Pinuche.

On suit les évolutions de la Vieillasse. De la démonstration, positivement ! Il manipule une grande Anglaise sexagénaire, haute comme la Tour de Londres et un peu plus large. C’est du boulot de faire danser une Britiche de cet âge et de ce gabarit. Raide comme barre, la dame. Des pilotis en guise de jambes. Elle est frisottée, plâtrée comme un pierrot avec une bouche tracée à la va-vite au moyen d’un tube de rouge à lèvres couleur de cyclamen. Cette tache violette achève de donner à la cavalière de César un je ne sais quoi d’épiscopal-anglais. Elle est très élégante avec sa robe de lamage à carreaux gris et beiges, sa jaquette verte, son foulard de soie rouge et ses souliers à talons plats. Elle n’a pas quitté son sac pour danser. Elle possède un énorme réticule en croco éculé qui se balance au creux de son bras comme une cloche d’apparat au cou d’une vache suisse. Sans doute trimbale-t-elle son fricotin avec elle, la grande Albionne ? On a dû lui conseiller de se méfier à bord des bateaux qui n’appartiennent pas au Royaume-Uni. Lui expliquer que c’était plein de malins toujours à l’affût d’un portefeuille ou d’un bijou. Je parie que si elle arrive à dégauchir un Jules, l’insexuagénaire, elle bouillavera avec son bag en guise d’oreiller.

Pinaud la manœuvre avec précision. Blang blang blang, blang ! On dirait qu’il achève d’enlever à coups de panard la charpente soutenant un navire en chantier afin de procéder à la mise à flot de ce dernier.

— Bien vrai, tu veux pas gambiller, ma poule ? demande tendrement Béru à sa deux tiers.

— Pas maintenant, répond la dame.

Elle couvasse Félix attentivement, la Gravosse. La menace d’Alfred n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde. Elle est en place pour la parade ; elle organise ses fortifications. Pas question de se le laisser engourdir par une pécore, le pédagogue-phénomène. Elle exige l’exclusivité totale pour ses vacances ! Aussi faut voir comment qu’elle vigile. Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Sitôt qu’une péteuse drague dans notre secteur, elle fume des naseaux, la Baleine. Son geyser prend de la pression.

Félix s’est excusé d’emblée. Il ne dansera pas ce soir, biscotte son mal de mer. Les choses semblent colmatées, grâce aux bons soins énergiques de Mme Bérurier qui lui a fait prendre des pilules appropriées ; mais un retour de flamme est toujours possible. Une fois que votre estom’s’est filé en torche, il peut récidiver à la moindre fausse manœuvre.

Il a récupéré sa faconde et se réintéresse à notre mission. Il demande si on a du positif, depuis le départ, le Vioque et moi. De la graine de fin limier, ce prof. Je lui dresse le beau bilan négatif de la journée.

Le commandant m’a transmis les listes réclamées. Il appert (du verbe apparoir, merci) que les disparus logeaient en des secteurs différents du bateau. Ainsi, l’Anglaise occupait une cabine du pont « U », le Français était en classe touriste, l’Allemande avait l’appartement présentement affecté au Vieux et l’italien demeurait au pont « S ». Côté personnel, une vingtaine d’individus seulement n’ont pas participé aux quatre croisières précédentes, soit parce qu’ils étaient malades, soit parce qu’ils prenaient des congés.

— Avez-vous demandé au commandant s’il existait à bord un lieu où quelqu’un serait susceptible de boucler une personne vivante ou morte ?

— Oui. Pas à sa connaissance. Lors de la troisième disparition, il a organisé une discrète équipe chargée de fouiller tout le bateau sous des prétextes de vérification de l’air conditionné. Toutes les cabines, absolument toutes, furent inspectées.

La musique s’arrête. Un coup de cymbale requiert l’attention générale. Un jeune officier chargé des réjouissances monte sur l’estrade pour annoncer que ça va être aux dames d’inviter les messieurs. A chaque coup de cymbale, la zizique s’interrompra, les couples se désuniront et les nanas fonceront inviter les matous. Banco ? Ouiiiii ! Yesssss ! Yaaaaa ! Siiiii ! que répond la foule.

Les gens, sur un barlu, faut coûte que coûte les amuser. Heureusement, ils sont plus faciles à distraire qu’à nourrir. Plus on leur propose des trucs glandus, plus ils prennent vite leur fade. Un coup de champ ou un double scotch par-dessus le blot et vous avez la soirée délectable entre toutes. Vous appelez ça « gala » pour que ça porte le comble. Vous saupoudrez de confetti. Vous liez le tout avec des serpentins.

Vous distribuez des petits bitos idiots et la grosse kermesse grimpe en mayonnaise. Le photographe du bord n’a plus qu’à intervenir pour fixer ces instants exceptionnels qui épastouilleront vos potes, au retour ! « Ça, c’est la soirée du commandant ! On a ri comme des fous ! Une réussite totale ! »

Un homme, pour l’amuser, faut l’étourdir. Le baigner dans de la musique, le remplir d’alcool, le pousser au frotti-frotta. Et puis lui soulager la glande belliqueuse surtout. Pour ça, la boule de papier constitue le défoulement idéal. Matez un peu leurs frimes haineuses, quand ils se bombardent. Le meurtre leur monte aux yeux. Ils s’imaginent balancer des grenades. Ah ! les fumelards criminels ! Ah ! les assassins de plumes ! Les dynamiteurs de coton ! Les génocides de papier !

Bon, passons. L’orchestre attaque une marche. Faut que ça les stimule, les enguerisse ! Et puis quoi, c’est facile à danser, une marche. Les mecs, dès leur naissance, on leur apprend à arquer au pas.

Bzininingggg ! font les cymbales. C’est la ruée au baba. Les gonzesses débridées se catapultent sur les mâles qu’elles guignaient. Elles les raflent avec frénésie. Parfois elles sont un essaim sur le même. Puis-je vous avouer modestement que c’est mon cas ? Une demi-douzaine de ravageuses me cernent, me happent, m’aspirent. Leurs visages surexcités me flanquent les jetons. On dirait un dessin de Gus Bofa. De la sueur colle leurs cheveux. Elle ont les pommettes enflammées, les yeux brillants, le fond de teint qui camemberte. Goulues ! Ignobles ! Le feu au derche ! Les lèvres retroussées, chiennes en chasse ! Leur sexe les escalade. Je me laisse gober par la plus forte. Etemel triomphe de la reine dans la ruche ! Je suis conquis de haute lutte par une belle brune un peu Carmencita qui ressemblerait à Fernand Cortez si elle ne se rasait pas tous les matins.

Dépitées, les autres se hâtent de foncer sur d’autres proies moins comestibles (toujours modestement). Mais la denrée de choix s’enlève en un clin d’œil. Reste plus que des rogatons (pléonasme ?) Du laissé pour compte ! La salle a été pillée d’hommes (pas français, mais m’en branle) par le raid des amazones. Tout juste si on dénombre dans la pénombre (oh ! que je rime riche !) un vieillard aveugle, un mongolien, un hémiplégique, un roi noir scrofuleux, un père missionnaire, et un Ecossais en costume national (il a été pris pour une femme).

On se trémousse, on se piétine. La marche, c’est impitoyable. J’ai juste le temps de palper le décolleté dorsal de ma pulpeuse cavalière, celui de subir les atteintes de son pubis affamé et un nouveau coup de cymbale sectionne le début de volupté qui se tissait entre nous.

— Dommage ! soupire-t-elle en s’ôtant de moi, comme une bande de sparadrap.

— Ce n’est que partouze remise, soliloqué-je.

J’ai pas le temps de dire ouf qu’une nouvelle vague de conquérantes m’agrippent (de Hong Kong). J’ai droit cette fois à une blonde, faussement timide, vraiment vicelarde, dont les yeux ressemblent à des orifices sexuels. Les garces se sont vengées de la loi salique par la loi phallique. J’avise Bérurier au creux de la tourmente gambilleuse, cramponnant une beauté rarissime. Cette souris, je l’avais retapissée déjà, me promettant de la rambiner à la première occase. On dirait une statue égyptienne. Mais elle doit être hindoue, ou alors bien faire semblant. Elle a le cheveu très noir, luisant, séparé par une raie médiane. Une mouche met une note d’exotisme au milieu de son front. Je raffole de son teint bistre, de son port de reine (Béru constituant son porc de reine) de sa bouche très large, gonflée à éclater et qu’on devine pleine de jus savoureux. M’est avis qu’elle doit aimer la graisse, car elle fait équipe avec un gros poussah sud-américain chauve et laid, pire qu’obèse, qui est le seul ce soir, les musiciens exceptés, à porter le smoking (car on ne s’habille jamais à bord le premier et le dernier soir).

Les gras-du-bide, probables, doivent favorablement impressionner les hindoues, écœurées par le fakirisme. Il pavane, le Gros, au volant de cette splendeur. Il est le roi de la fiesta, le prince élu. Il lui fait tout en dansant une cour expresse, dans un franglais délicat :

— It is un big plaisir for mézigue to danser avec you, my gosse ! Je have never vu again one pareille beauté of you !

Les méandres capricieux de la danse me font dériver loin de ce couple extraordinaire. Je me trouve soudain en bordure de la table du ministre. Tiens, on ne l’a pas invité à danser ? Comment se fait-ce ? Il est pourtant pas plus mal fichu qu’un autre. Je comprends les raisons de sa solitude en découvrant, posée contre sa coupe de roteux, une petite pancarte prélevée à la poignée de porte de sa cabine Do not disturb. Il me fait un signe impérieux en m’apercevant.

— Besoin de vous parler immédiatement ! me lance-t-il.

Je veux bien, à condition que l’entretien n’ait pas lieu entre quat’z’yeux.

Je dansote un peu sur place jusqu’au coup de buis attendu. Une fois séparé de ma cavalière, je refoule l’assaut des nouvelles solliciteuses d’un péremptoire :

— Je regrette, je viens de me donner une entorse !

Et je prends place à la table de l’Excellence.

— Vous semblez bien seul, monsieur le ministre !

— Evidemment, personne ne m’invite !

— Avec cet écriteau devant votre verre, ça n’a rien de surprenant.

— Ah ! oui, qu’est-ce qu’il signifie ?

— Vous ne parlez pas anglais ?

— Non ! Même qu’en apprenant la chose, le président voulait me nommer ministre des Affaires étrangères pour être sûr que je ne m’entendrai pas avec les Américains.

Je lui traduis le texte de la pancarte.

— Ah ! bon, c’est une blague, alors !

— Qui vous l’a faite ?

— Une petite fille avec deux tresses. Elle est venue jusqu’à ma table après que le commandant l’a eu quittée et elle a déposé sans un mot ce machin devant moi.

Vous penserez ce que vous voudrez, mais je trouve, pour ma part, que Marie-Marie se dévergonde de plus en plus. Vous parlez d’un petit fléau, cette gosse. L’accident de la caravane, l’émeute dans la salle à manger des mouflets, et maintenant elle colle le ministre en quarantaine ! Avec la nièce des Bérurier, il y a des déboires et à manger !

Le ministre de l’intérim joue avec le bristol qu’il fait tourniquer au bout de son index par le cordonnet servant à l’accrocher.

Je suis placé sous le signe de la solitude, petit ami, soupire-t-il. Faire son chemin dans l’existence signifie s’enfoncer dans l’isolement. Monter, c’est se séparer des autres.

Il rôdaille dans les faubourgs de la dépression, le cher bonhomme. Un excédent de champagne, peut-être ? C’est l’heure où l’âme du vin pleure dans le cœur des buveurs ayant de la bouteille. J’essaie de le réconforter.

— Vous possédez un idéal politique, monsieur le ministre.

Il hausse les épaules :

— Pfff, pour combien de temps ? Et puis, dans mon cas, un idéal c’est un billet de chemin de fer qui m’oblige d’aller à destination. Donc une contrainte. Le vrai idéal serait de n’en pas avoir. Je rêve parfois d’une complète liberté de pensée. Comme cela doit être bon, de se réveiller communiste, un beau matin, et de se coucher poujadiste, ou vice versa. Laisser dériver ses opinions, comme un bateau ivre, petit ami… Je vous promets qu’il m’arrive deux ou trois fois par nuit, au moins, de m’éveiller en sursaut, le corps trempé de sueur, le cœur en folie, en me demandant à toute volée : « Bontée divine, qu’est-ce qui se passe ? » La réalité m’est alors assenée comme un coup de trique derrière la tête. Je me réponds misérablement : « Ah ! merde, c’est vrai : je suis gouvernemental. » En pleine nuit, mon chou, c’est dur, une telle évidence. Lorsque le jour point, je me réconforte. Je me dis que je ne suis pas tout seul, après tout, que nous sommes provisoirement nombreux encore. Mais le nombre des porteurs n’allège pas toujours le fardeau. Vous buvez un verre avec moi, tendre ami ?

— Volontiers.

Je me racle le gosier ! Un grand élan d’altruisme me pousse à assister cet homme en détresse.

— Laissons l’idéal politique, vous avez un foyer, Mau-mau.

— Non, répond-il : une épouse. Et quelle épouse : vous l’avez vue ?

— Aperçue seulement.

— C’est bien suffisant pour s’en faire une idée. Elle est laide au point de ne pas s’en apercevoir. Grinçante comme une girouette. Vénéneuse comme l’amanite phalloïde. Tyrannique comme une vieille actrice. Décharnée comme l’hiver ! Oh ! comme je la hais bien si vous saviez. D’une haine toujours à l’incandescence qui m’aide à la supporter.

— Pourquoi diantre l’avez-vous épousée ? Surtout que j’ai cru comprendre que vous n’êtes guère féministe ?

Il bat tristement son champagne avec le bout de son doigt.

— Les jeunes hommes sont arrivistes. Ils sautent à pieds joints dans les conjonctures. Le père de ma femme était très riche et pétainiste, moi j’étais pauvre et gaulliste, nous étions apparemment faits pour nous entendre.

Il boit une gorgée, toussote et se penche sur la table pour me confier à voix basse :

— C’est justement à propos d’Artémise que je voulais vous parler…

Il ajoute, devant mon écarquillement d’yeux :

— Artémise, c’est ma femme, non la sœur d’Apollon. Vous vous rendez compte qu’en plus, elle se prénomme réellement Artémise ? Ah ! la vie est dure, monsieur, pour celui qui entend la conquérir.

Des larmes au Bollinger brut lui viennent au bord des cils.

— La plus grande sottise que puisse commettre un homme, balbutie-t-il, ça n’est pas de lutter contre ses idées, mais de lutter contre ses mœurs. Si je n’avais pas épousé cette guenon, je ne serais pas ministre et je vivrais heureux chez maman qui savait si bien me faire la vie douce. Vous dire, ami, ce qu’était l’existence avec elle ? Jusqu’à vingt-cinq ans j’ai cru au père Noël ! Il a fallu le régiment — j’ai eu une dispense — et encore, la merveilleuse créature a écrit au colonel pour le supplier de me laisser mettre mes souliers devant la cheminée de la caserne le 24 décembre. Il a refusé, le monstre et, bien au contraire, m’a convoqué pour se gausser de moi. C’est à cause de ce pénible incident que je n’ai pas voulu devenir ministre des armées. Ces gens sont des brutes ! Mais que disais-je ? Oh ! oui, Artémise…

Il regarde de gauche et de droite, saisit ma main, la presse et murmure :

— Elle a disparu, petit homme !

Je bondis si fort que le champagne tremble dans nos glass comme à la suite d’un roulis trop accusé.

— Quoi ! ! !

— Chut ! Je ne tiens pas à ce que la chose s’ébruite. J’ai dit au commandant qu’elle souffrait du mal de mer et j’ai affirmé à son garçon de cabine qu’elle, était à l’infirmerie. Il s’agit de gagner du temps. Vous mesurez d’ici ce scandale, mignon ami ? La femme du ministre de l’intérim disparaît en mer au cours d’une croisière ! Mais à l’Elysée cela ferait plus mauvais effet qu’un divorce !

— Depuis quand ne l’avez-vous plus revue ?

— Depuis le déjeuner. Votre horrible ami l’a, paraît-il, escortée jusqu’à son appartement. Il s’y serait quelque peu attardé, m’a-t-on dit, ajoute le perfide en me guignant du coin de la paupière, mais passons : grand bien leur ait fait ! Peu après, ma femme est sortie de sa cabine dans une de ces tenues simili-corsaires de couleur bleu pastel qui prouverait, si ce n’était déjà admis depuis longtemps, que le ridicule ne tue pas. Elle n’est pas revenue de sa promenade.

Il a un rire fortement denté.

— Une bonne âme l’aura poussée discrètement par-dessus la rambarde, je suppose. Si cette personne passe d’aventure aux Assises : et attrape une condamnation à mort, j’aurai la magnanimité d’intercéder personnellement auprès du Président pour implorer sa grâce.

Je ne l’écoute pratiquement plus. Je me sens terrassé par la vacherie du sort. Dès le premier soir, la série des disparitions a repris. Et qui a-t-on kidnappé ? La femme la plus importante du bord. Si j’emploie le mot « importante », les moins comateux d’entre vous auront compris que c’est par dérision ; car personne n’a d’importance. Personne : ni vous, ni moi, ni LUI ! Tous les bipèdes ballottés de la table au lit et de l’établi aux chiottes.

Le ministre force ma main pour m’obliger à écarter les doigts. Il croise les siens avec les miens, ce qui me fait réagir prompto.

— Eh, molo, Mau-mau !

— Vous ne me raccompagnez pas jusqu’à ma cabine, tendre ami ? Je suis tellement désemparé, pleumiche-t-il.

Ah non ! C’est pas le moment !

— Allez vous faire réemparer chez les Grecs, bougonné-je en me levant, moi, sauf votre respect, j’ai autre chose à foutre !

En regagnant notre petite étable (puisque cette table est également celle des Bérurier) j’avise le Mastar en pleine amitié avec le gros sud-amerlock et sa souris hindoue. Ils se portent force toasts en s’administrant des bourrades qui font bien augurer de leurs futures relations.

— Le Vieux n’est pas là ? m’étonné-je.

M’man et dame Pinuche secouent la tête :

— On est venu l’inviter à danser.

Je cherche ce très haut et très respectable fonctionnaire sur la piste et finis par l’apercevoir en train de convoyer une petite boulotte pétulante et un tantinet négroïde. Bien que les fanés de l’estrade interprètent une samba, Pépère la risque en slow, tramant les paturons sur le parquet ciré comme je le lui ai enseigné, sans se préoccuper des couples qui se déhanchent autour de lui.

Pinaud continue ses démonstrations dans les bras d’une nouvelle matrone anguleuse-saxonne et m’sieur Félix, kidnappé, lutte contre le mal de cœur en contenant les déhanchements d’une belle, jeune fille. Berthe est seule sur la piste, se déplaçant au côté du prof, le regard farouche, prête à intervenir au moindre geste équivoque de la donzelle.

— Tu as l’air tout contrit, mon Grand, observe Félicie.

— Mais non, M’man, tu te fais des idées.

— Pourquoi ne danses-tu pas ?

— Pas envie…

Je vois brusquement le tendre regard de ma Félicie devenir fixe. Elle mate quelque chose au-delà de moi. La chérie paraît incrédule.

Je me retourne.

C’est pas quelque chose, qu’elle regarde, M’man, c’est quelqu’un.

J’en crois mal mes falots.

— Hector ! s’écrie Mme Pinaud, sollicitée à son tour.

En effet, c’est bien le cousin Hector qui s’avance sur nous, impec dans un costar Cardin, bleu de nuit. Une grosse pochette de soie bouffe (pire que Béru) à la poche du veston.

Hector, en chair et en noces (car il ressemble à un marié).

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