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On a poursuivi les interrogatoires sur d’autres bases ; écrit tout ça noir sur blanc. Recueilli les aveux, les témoignages. Exploré bien à fond le logement secret ou Mémère et le second attendaient la terre promise. On a entendu le vieux, tout faiblard, avec une curieuse voix de grillon malade. On a interroge Hanne, lequel nous a bonni de laquelle façon elle lui avait germé au cours de vacances à Dekonos, l’idée d’un refuge paradisiaque pour pleins-aux-as débilités. Il a voulu reconstituer l’olympe, ce fan de la mythologie. Un olympe qui n’est certes pas à la portée de toutes les bourses, mais ou les épuisés, les désaimés, les mal-batis pouvaient attendre la mort en se berçant d’immortalité.

Dans le fond, c’était philanthropique comme combine, je trouve. Pas très orthodoxe, bien que ça se passât en Grèce, mais assez chouette d’intention.

On a questionné le commandant Rouston, lequel a offert immédiatement sa démission. Faut être gonflé, quand on est maîtraboraprédieu de son état, pour accepter les proposes d’un illuminé (moyennant finances) et faire bricoler le barlu à lui confié. Tu parles qu’elle était géniale, la planque. Quand on investigait à bord, on ne s’attardait pas dans le sauna. On cherchait pas à s’assurer s’il avait un double fond, le crématorium du Mer d’Alors. Un coup de périscope à la va-vite. Ça suffisait pour le réputer vide ; on passait à autre chose…

Donc, je vous dis, on se la mène en profondeur, l’enquête, parce qu’enfin il n’a pas tort, Béru : si on a retrouvé deux disparus, on conserve toujours deux meurtres à notre tableau d’échasse. C’était pas un rêve, ce double assassinat. Je les ai palpés, les cadavres. Je me suis salopé à leurs plaies. On nous les a fauchés, c’est exact, pourtant ils existent.

Dans sa soif de démasquer, il éclope tant et mieux, Bérurier. Métis, Raymond, Hanne, tout le monde dérouille ! L’ex-commandant idem ! Et puis Archimède encore chaud dans la couche de Mme du Gazon ! Mais ils nient, ces bonnes gens. Ne savent même pas de quoi et de qui qu’on leur cause ! Ne sont pas des assassins ! Bérurier décide de les boucler à tout hasard ! Il est épuisé par ses efforts. Il s’est trop consacré à la recherche de la vérité, le Mastar ; il en a les phalanges écorchées et une luxation du pouce droit. Voilà ce qui arrive quand on questionne trop fort des suce-pets.

A la fin, on se retrouve en famille pour supputer une nouvelle fois, autour de la table du commandant. Gaumixte, prévenu des derniers événements, n’a même pas voulu se déranger. Il reste dans ses extases, le cher homme ; s’en tambourine la prostate, de l’Eden de Dékonos. Il y est, lui, à l’Olympe, avec la déesse de son cru.

Berthy, en parfaite maîtresse de maison, préside la tablée. Elle a pris le chef mécanicien à sa gauche, car il est joli garçon, et Félix à sa droite, car elle continue d’en user. Au bout, tout là-bas, Alfred fait la gueule. Il crève de jalousie, le merlan. M’étonnerait qu’il ne contractât pas une jaunisse avant la fin de la croisière. Voyant sa rogne, Béru qui a fait le tour de la salle à manger pour souhaiter « bonne appétit » à tout son monde, lui glisse à l’oreille :

— Pousse pas cette frime funèbre, Freddo, tu sais bien que dans sa Ford intérieure tu restes son préféré !

— Messieurs, déclare Félix, tout de suite après le velouté à la queue et aux oreilles de taureau, je nous félicite pour la célérité avec laquelle nous avons mené à bien cette enquête. Songez que quarante-huit heures ne se sont pas écoulées depuis que nous avons quitté Cannes.

Il croise ses mains noueuses et continue :

— Il nous reste à lever l’hypothèque du couple trucidé. Je propose donc le plan d’action suivant : Petit a, retrouver les cadavres ; petit b, découvrir le meurtrier. En ce qui concerne la première partie du plan, il serait souhaitable, je pense, de procéder à une révision du facteur temps. Il m’est avis, messieurs, que, sur ce point, vous fûtes victimes d’une illusion collective, et que vous commettez une erreur en affirmant que ces deux morts furent escamotés en quelques secondes. Il est impossible d’extraire deux corps d’une malle et de les coltiner dans une coursive jusqu’à une cabine, fût-elle très proche de ladite malle, en un laps de temps aussi court. D’autant plus, messieurs, que les cleptonécromanes ne pouvaient pas prévoir que vous abandonneriez la malle en cours de transport. Imaginons qu’ils vous eussent suivis sans que vous vous en aperçussiez et qu’ils profitassent de l’occasion. Peut-on admettre qu’ils disposassent d’une cachette opportune dans la région même de l’ascenseur ? Je me garde d’accepter une telle version, messieurs ! Mon cartésianisme hériditaire s’y refuse ! Autre chose encore : ces personnages occultes se doutaient bien que vous conduisiez les défunts à la morgue. S’ils voulaient récupérer leurs dépouilles, ils eussent eu tout le loisir de le faire, postérieurement, en ce local désert. Par conséquent…

Le commandant Bérurier abaisse son assiette creuse qu’il portait à sa bouche pour en mieux absorber le contenu.

— Par conséquent, tu continues à nous cavaler sur l’haricot, Félisque, dit-il. Ce que tu bonnis là, on se l’est déjà dit, pas au subjonctif, mais on se l’est dit quand même. Le hic, dans ce turbin, c’est qu’a pas d’explication aucune ! Car on s’est pas berluré sur le temps. On a p’t’être pas des zézettes d’éléphants, nous autres, mais on possède des cervelles copieuses, le format grand garçon, mon pote ! Avec la manière de s’en servir. Et puis si, écoute, Félisque, d’esplication, y peut en exister une. Pas trente-six, ni trois, ni deux : juste une ! Seulement celle-là, ça me ferait trop tarter de la prendre en sidération, mon grand panais…

D’un commun accord, la tablée se récrie ! On veut la savoir, l’hypothèse du Gros. Il n’a pas le droit de nous cacher ça, Béru.

Il vide son verre, exhale un rot déguisé en soupir et déclare :

— Un moment, je m’ai dit que seul le Nègre avait eu le temps d’opérer. Tirer la malle, ouvrir un hublot, sortir les macchabées, les virer dans la tisane, refermer… Que tchi ! Même très fort, même très rapide, il pouvait pas, car jamais le copain Argentin serait pu passer par un hublot. Et puis les z’hublots sont vissés. Donc, reste une unique possibilité : que ça soye Alfred et toi qu’aient chouravé les viandes froides et que vous les eussiez planqué dans la penderie de la cabine où que vous opériez votre honteux trafique !

D’un autre accord commun, la tablée se re-récrié :

— Et quoi, Alfred et le professeur, impliqués dans un recel de cadavres ? Mais pour quoi, grand Dieu !

Béru toque son verre du couteau pour réclamer le silence.

— Si vous voudriez bien écraser un peu, m’sieurs-dames, je vous objecterai que j’ai prévenu à l’avance ! Je ne prends pas cette solution en sidération ! Il n’empêche, comme dit mon ami Melba, que c’est la seule, l’unique ! La porte de leur cabine était à côté de la malle et y z’étaient à deux ! Là-dessus on tire une traite sur la question et on cause d’aut’chose.

Comment causerions-nous d’autre chose après de telles paroles ?

Les deux incriminés ont beau s’indigner, leurs protestations ont des accents fêlés.

A la fin, devant notre mutisme, ils s’étouffent et se taisent.

Grande Soirée récréative

C’est écrit sur le journal du bord. A partir de 21 heures dans le grand salon, y est-il précisé. Le célèbre fakir hindou Tumla Skourà dans son numéro unique au monde. Le seul fakir qui soit authentiquement hindou et qui réussisse le nœud volant, le cimeterre sous la lune, le voile enchanté et la germination instantanée. On décide d’aller applaudir le phénomène. Officiellement, c’est pour distraire Marie-Marie. En réalité, on se pèle un peu, entre la jaffe et la dorme, et tous les expédients sont bons pour se divertir. Surtout que, depuis la suspicion soulevée par Béru à propos des deux camarades intimes de Berthe, ça flotte dans nos rangs. On évite de se regarder. On parle en baissant la voix, bref, on se sent tous un peu Judas et honteux de l’être.

Tumla Skourà, contrairement à la tradition, c’est pas un gros mec né natif de Romorantin qui s’enturbanne le cassis pour planquer sa calvitie. Ça se vérifie illico qu’il est hindou pour de bon, ce gus. Il s’est pas passé la frite au brou de noix, ni mis d’anneaux aux oreilles. Il porte pas une barbouzette d’astrakan taillée en pointe et collée à la gomme végétale. Il a pas un costar flottant, des futals à la plus-besoin-de-gogues, ni des manches gonflantes pour servir de planque à une basse-cour magique.

C’est un grand beau mec, bien découplé, comme on disait de votre temps, loqué d’un habit bleu nuit taillé impec. Il n’a ni barbe ni boucles d’oreilles. Sa morpho naturelle suffit pour l’accréditer. Son teint bistre, ses yeux de braise, ses sourcils « bien charnus », comme le fait observer Bérurier, sont autant de « labels d’origine ». Label et la bête, la belle bête que voilà !

Il travaille pas avec une partenaire, lui ; mais il a un petit boy de son pays, sorti d’un bouquin de Kiplinge. Le môme ne porte qu’un short blanc. C’est lui qui passe les ustensiles au Maître. Sur les prospectus préalablement distribués, ça raconte comme quoi il est fils de maharadjah, le fakir ! Un typhon a détruit son palais, ses éléphants blancs, balayé ses récoltes de bois sacré, anéanti ses serviteurs. Ne lui reste plus que le petit boy, miraculeusement rescapé du séisme. Son domaine, c’était le maharadjahra d’Akelbrakmahr, sur la gauche en sortant de Bombay, vous pouvez regarder la carte, il figure encore sur les éditions d’avant 1964. Ruiné, le vice-maharadjah a mis à profit ses talents de fakir diplômé de la Faculté de Tapis volants de Dassô pour subsister. Son but, c’est de le rebâtir un jour, le palais ancestral. Seulement, au prix qu’est le marbre rose de nos jours et le kilo d’éléphant blanc sur pied, il n’est pas encore au bout de ses peines.

Tout ce préambule pour vous expliquer qu’un courant de sympathie s’établit illico entre le fakir et le public. Les gens aiment bien les princes ruinés, les putains rédemptées, les voyous écrivains et les généraux sauveurs ! Ça les maintient dans les chemins du christianisme. C’est le merveilleux authentifié.

Tumla Skourà commence par un exercice passionnant : la pluie de roses ! Je ne sais si c’est la petite Thérèse de l’enfant Jésus qui lui a enseigné la technique, ou si, au contraire, la mignonne Sainte a utilisé celle de Tumla Skourà, mais c’est vachement féerique comme spectacle. Skourà tend ses deux mains. Il les ferme ; les ouvre : ptschof : une rose tombe. Toujours les bras tendus, il referme les mains, et quand il les rouvre, deux nouvelles roses vont au plancher. Ça se répète comme ça dix fois, quinze fois.

Y a un monceau de fleurs par terre. La salle applaudit. Tout le monde est content, bien disposé à la magie. D’autant que la tempête est complètement terminée et qu’on a retrouvé l’huile d’olive. La suite du numéro est du même tonneau. Tumla Skourà nous fait tour à tour : la lévitation sur coussin d’air, le chibroque horizontal, les colombins escamotables quand, enfin, le jeune second maître (le premier est de quart) préposé aux réjouissances, annonce qu’on va avoir droit à la plus stupéfiante expérience de magie de tout l’étang : à savoir le double escamotage à distance ! Vous parlez d’un beurre mes grenouilles !

Ça consiste qu’on met une malle sur la scène. On l’ouvre. Deux personnes préalablement choisies au hasard et rétribuées par la direction se placent de part et d’autre de la scène dans une cabine à rideaux noirs. On tire les rideaux. Le fakir prononce la formule cabalistique (comme je parle le sanskrit avec un très mauvais accent, vous me pardonnerez de ne pas vous la répéter), et « schproutzzz » les deux gus ont quitté les cabines pour passer dans la malle !

V’là qu’on coltine cette dernière. Elle est grande, lourde et rouge !

— Mais, mais, balbutie Pinuche, c’est la nôtre ! Celle de ce matin ! Pas d’erreur !

— Fectivement, admet Bérurier. Du reste, si tu te rappelleras, on l’avait piquée dans les coulisses du théâtre.

Moi, elle me fascine, cette immense malloche renforcée de ferrures. Dire qu’un instant elle a servi de corbillard pour les deux malheureux…

— Reusement que j’ai renlevé les roulettes en la remettant en place, fait le Gravos, ça risquait p’t’être de lui ratatiner son tour, au magicien.

Sur la scène, le fakir s’active. Il a recruté ses deux volontaires habituels, les a collés dans les cabines en tubes hâtivement dressées par son aide.

Le v’là qui se recueille, Skourà. Intensément. On sent qu’il ne bricole pas. C’est pas du charlatanisme pour foire aux bestiaux, mais de la véritable expérience scientifique. Reconnue par la faculté, et tout !

Y a même eu un reportage dans Planète à ce propos, signé de Louis Pauwel en personne, alors vous voyez ! Comme quoi le phénomène est dû à une décharge des ondes conférentielles qui, en interférant le plasma précurseur, provoque l’omniprésence déambulatoire et de ce fait permet aux carbaques moléculaires de se gougnafier dans les parties andémiques du flatulateur humoral. Il raconte toute l’expérience en détail, avec des graphiques et des photographies vibro-sensorielles, Louis Pauwel. Il paraît qu’aux Indes, ce tour est fait dans les écoles primaires de Fakir, on l’appelle le latin des magiciens tellement il est élémentaire là-bas.

Un recueillement fakirique, c’est long à réaliser. Faut qu’il se dévitalise, l’intéressé. Qu’il se dépote de son enveloppe charnelle. Son subconscient va faire un tour, lancebroquer où je ne sais, puis réintègre le bercail.

Enfin, le gus a la tremblote. Il lance un cri et dit la phrase clé, ce sésame du Savoir.

— Et hop ! hop ! hop ! conclut Tumla Skourà en montrant la malle à son boy.

— Yes, sahib, tout de suite, fait le môme qui parle aussi couramment que volontiers l’anglais, l’hindou et le français.

D’un geste expert, il fait sauter les deux fermoirs, puis il tire sur un levier secret au « braound ! » la malle se disloque. Se met à plat. Se déguise en un immense plateau sur lequel sont posés les cadavres ensanglantés de l’Argentin et de sa compagne.

Un malheur, il fait, Skourà. Tout le public hurle son admiration. Jamais vu un numéro de cette classe, personne ! Les deux « volontaires » qui se demandent pourquoi ils n’ont pas disparu écartent leur rideau afin de découvrir la raison de ces ovations.

Moi, mes amis, je suis allongé sur les genoux de ma Félicie. Je meurs de marrage. Ça me déchire la rate, me la broie. J’en peux plus. Je vais éclater. Voler en éclats de rire. C’est trop ! C’est inouï ! Le mystère, résolu. Les deux corps n’ont jamais quitté la malle ! Seulement la malle était truquée ! Comme elle était déjà lourde au départ, et montée sur roulettes, mes deux bons apôtres ne se sont rendu compte de rien, les truffes ! Ah ! Marie-Marie, ma fille, tu détenais la vérité avec ta petite boîte japonaise, miniaturisation de cette affreuse malle. Et tu le savais ! Et tu le clamais parce que si la vérité sort de la bouche des enfants, c’est parce qu’avant elle est entrée dans leurs petites têtes.

Tout à coup, les bravos stoppent. Que se passe-t-il ? Je me redresse, me décolique la rifouille. Là-bas, sur la scène. Tumla Skouà a sorti un poignard de ses basques et se l’est enfoncé dans la poitrine. Pas un ya à lame rentrante, mais un vrai, bien effilé ! Une tache rouge s’élargit sur son plastron blanc.

Les applaudissements reprennent de plus belle. L’imprésario amerloque qui voulait engager Berthe hurle qu’il va le signer tout de suite, le fakir ! En attendant, c’est le fakir qui se saigne !


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