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L’inconvenient, lorsqu’on loge dans une pièce dépourvue de fenêtre ou dans une cabine sans hublot, c’est que, pour savoir s’il fait jour, on est obligé de consulter sa montre. Et encore faut-il se méfier de la durée de son sommeil, car on peut fort bien se gourrer d’un tour de cadran. Les chiffres de ma Difor, à la clarté de l’ampoule grillagée, me révèlent qu’il est sept heures que je suppose du matin.

— T’es déjà réveillé, Antoine ? remarque placidement Marie-Marie.

Perchée sur une couchette supérieure, elle se tient à plat ventre pour avoir une vue plongeante sur la couchette inférieure où Berthe dort farouchement en pesant de toute sa triperie sur le chétif m’sieur Félix.

— C’est fou ce que tante Berthe a comme poils, enchaîne la fillette dont les tresses effilochées ressemblent ce matin à des oreilles d’épagneul. Je me demande si un c… d’homme est aussi tellement velu que le sien. Dis, t’as remarqué comment qu’ils sont noirs et bouclés ? On dirait de la fourrure d’estragon ; mémé avait un col commak à son manteau des dimanches. Elle racontait comme quoi ça valait une fortune, c’te denrée-là. Tu crois que si on y rasait le dargeot, à tante Berthe, on pourrait confectionner un col de manteau, quéqu’un qui serait fourreur, hein, Antoine ?

Je suis embarrassé pour répondre, car cela impliquerait un examen préalable de la surface pileuse en vue d’une estimation honnête. Mais de l’amoncellement mammaire, la petite voix grinçante du professeur d’histoire nous parvient.

— L’une des principales caractéristiques de la jeunesse actuelle, c’est son côté pratique, souligne Félix à travers l’Himalaya de glandes qui le submergent. Jusqu’à la génération précédente encore, une enfant de neuf ans, en découvrant le postérieur d’une personne adulte, eût été en proie à une confusion légitime, tandis que maintenant, vous le voyez, non seulement Marie-Marie se complaît dans la contemplation du postérieur de sa parente, mais les réflexions que ce charmant spectacle lui inspire sont d’ordre purement utilitaire. Qu’évoque pour cette petite la partie velue de Mme Bérurier ? La perspective de la mettre en exploitation afin d’en obtenir un col de manteau. Nous fonçons à une allure météorique vers un matérialisme quasi animal, mon cher. L’homme redeviendra singe, il en a la vocation !

— Pour tante Berthe, c’est presque fait, ricane l’impertinente. Tu parles d’une broussaille !

Elle se met à chanter à tue-tête un vieux succès du folklore estudiantin.

La p’tite Amélie

M’avait bien promis

Trois poils de son c… pour en faire un tapis.

Les poils sont tombés, l’tapis est foutu.

La p’tite Amélie n’a plus de poils au c… !

— Et ça ! dit-elle au professeur, ça ne prouve pas qu’ils étaient encore plus pratiques que nous, les mômes de vot’époque, m’sieur Félisque ? C’était pas un col de fourrure qu’ils voulaient faire, eux, mais un tapis !

L’argument laisse le prof songeur. Comme tous les orateurs pris de court, il s’en tire en faisant dévier le sujet.

— Je n’aime pas cette chanson, déclare-t-il doctement.

— Vous la trouvez trop salée ou trop dessalée ? rigole la môme.

— Il ne s’agit pas de cela, mais de son aspect négatif, déclare Félix, lequel, après de savantes reptations, est parvenu à se dégager de sa gangue de graisse.

— Qu’entendez-vous par négatif ? fait le Vieux, réveillé par ce bavardage matinal.

— Il y a rupture de ton abusive, explique le pédagogue. Cette chanson-histoire débute d’une façon poétique. Cette petite Amélie, on la devine juvénile, malgré son système pileux précoce, fraîche comme le printemps, et d’une gentillesse infinie. Consentir à l’ablation de trois de ses poils, alors qu’étant donné son jeune âge elle ne doit pas en posséder beaucoup, dénote chez cette adolescente un cœur d’or.

« Petit « b », continue Félix, sur la poésie se greffe un côté féerique. Il est bien certain que pour un esprit cartésien il est hors de question de confectionner un tapis, fût-il de dimensions modestes, avec seulement trois poils. Néanmoins une grande naïveté d’expression nous fait admettre ce postulat. En trois vers nous sommes donc conditionnés pour entendre une ravissante et délicate aventure. Or, soudainement que se produit-il ? La plus sombre, la plus désinvolte des ellipses. Sans même se donner la peine de nous en préciser la cause, on nous annonce que la petite Amélie est devenue glabre.

« Petit « c » ! clame notre ami.

— C’est le cas de le dire, pouffe miss Tresses.

— Me copierez dix fois la leçon, grommelle le distrait Nimbus. Petit « c », dis-je, tout en versant dans le réalisme le plus sordide, on fait bon marché de la logique, car enfin, si tous les poils ont chu du c… de cette jeune Amélie, la réalisation du fameux tapis devient beaucoup plus aisée puisqu’on dispose dès lors d’un excédent de matière première. Eh bien non, il nous est affirmé tout net que le tapis est foutu. Il y a là un pessimisme délibéré qui est exprimé vigoureusement dans la dernière strophe : la p’tite Amélie n’a plus de poils au c… ! On sent une philosophie du désespoir sous-jacente. On devine cette malheureuse Amélie désenchantée au sommet de son pubis désertique, comme une âme égarée sur la lande, et n’ayant même pas la consolation d’avoir permis l’exécution de la plus humble des carpettes. Bref, Amélie a été dépoil-decultée GRATUITEMENT ! Messieurs, convenons-en : cette chanson est sartrienne !

Pendant la démonstration du professeur, Ross s’est éveillé, levé et vêtu. Il profite du silence revenu pour demander au Vieux :

— Sir, est-il extravagant d’espérer que, si nous sommes privés de confort, nous ne le sommes pas pour autant de breakfast ?

— La chose n’a point été précisée, Ross, murmure le Vieux. Voulez-vous aller vous renseigner à ce sujet ?

Ross s’incline et sort. Il réapparaît positivement tout de suite et s’approche de la couchette patronale :

— Sir, murmure-t-il, Bérurier est couché dans le couloir, dois-je l’enjamber ou souhaiteriez-vous que je l’amène dans le dortoir ?

— Il est mort ? s’égosille le gars Pinaud dont la lucidité vient de rejoindre la nôtre.

— Cela n’est vrai qu’à moitié, Mister Pinaôte, répond péniblement (parce qu’en français) le chauffeur. Je le croirais plus volontiers ivre mort.

On s’empresse.

Il est dans un pénible état, le Gravos. Cramoisi et la figure constellée de rouge à lèvres, rebarbifié par l’aurore ; il porte son slip par-dessus son pantalon et sa chemise par-dessus son veston, ce qui indique qu’il s’est déshabillé au cours de la nuit, puis rhabillé en sens inverse. Il pue l’alcool et le clapier. Sa cravate a été renouée à même son cou taurin, il a sa chaussure gauche au pied droit et inversement, ce qui donne à sa silhouette gisante un aspect désarticulé, comme celui de certains défenestrés.

– Ç’est du beau, murmure le Vieux. Dire que cet individu a une carte d’inspecteur dans sa poche. Vous me ferez penser à la lui réclamer lorsqu’il aura recouvré une apparence de lucidité, San-Antonio.

— Pourquoi voulez-vous la lui reprendre, monsieur le directeur ? s’effare Pinuche.

— Parce que, depuis hier soir, ce porc sanieux ne fait plus partie de la police, mon bon, rétorque le Vieux. Des années durant j’ai fermé les yeux sur ses répugnantes frasques, sur ses excès dégradants, seulement, comme l’écrivait Louis Aragon dans Minute pas plus tard que la semaine dernière : « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se cache ! »

Pinaud chancelle. Il est obligé de s’adosser à la cloison. Une teinte vert-épinard envahit son visage fripé.

— Monsieur le directeur, vous ne pouvez pas faire une chose pareille !

— Ah non ? grince le Chauve-chauve.

— J’en mourrais, chuchote César dans un souffle.

— Hé, oh ! M’sieur Pinaud, lance Marie-Marie depuis sa couchette, faites-nous pas une infra-structure du mocarde, vous savez bien qu’y plaisante, le Dirlo ! Y aurait pas m’n’onc dans sa firme, les recettes dégringoleraient drôlement.

— De quoi me mêlé-je ! sermonne le Vieux dont je crois bien qu’un œil rit déjà.

— Ben, de ce qui nous regarde justement, rétorque la gamine. Mémé me disait toujours : « Y’a pas plus de différence entre ton onc’Bérurier et un goret qu’entre un député et un aut’député, mais faut lui reconnaît’ses capacités de flic. » Dans son genre, elle ajoutait, mémé, il est meilleur poulet que toute la Bresse réunie. Et pourtant, poursuit Marie-Marie, elle aimait pas les flics, Mémé. Elle disait toujours que ça et bistrotier, c’est des boulots de feignasses.

Parallèlement à ce plaidoyer touchant, nous sommes parvenus à coltiner le Dodu sur une couchette disponible et à l’éveiller par quelques beignes judicieusement appliquées. Il ouvre des yeux injectés de sang et promène sur le louche décor environnant un regard qui se déplace sur la pointe des pieds.

— C’est pas ma cabine ! il profère, depuis le fond d’une bouche aussi suave qu’un champ d’épandage.

Il nous considère mornement.

— Paraîtrait qu’on nous a déménagés ? C’t’un mataf qui m’a dit quand t’est-ce que j’ai rejoint ma cabine…

Le cher homme clapote de la menteuse.

— Quelle soirée ! J’vous jure ! Des comme celle-là, je croyais pas que ça pouvait exister !

— Qu’est-ce que tu as fabriqué ? demande Pinaud.

— La foirinette, avec mon gars de Bonnot-Zaire et sa souris ! On est été dans leur cabine finir la soirée. Ce qu’on a pu écluser, mon neveu ! Des trucs, des bricoles, des machins que je pouvais même plus lire leurs étiquettes. Et puis après, la môme Kankoppachouta m’a entrepris. Yayaï ! Au bout de cinq minutes je me rappelais plus la couleur du cheval blanc d’Henri IV ! Cette technique ! Ces inventions !

Ces accessoires ! Brèfle, c’téducation sexuelle ! Paraît-il qu’on l’a éduquée pour, depuis toute petite. Elle est prêtresse de l’amour dans son patelin. Ah ! dis donc, quand je pense qu’on envoie encore des gosselines s’éduquer au pensionnat des Zoiseaux ! T’aurais vu cette fête des paires, Pinuche !

— Et le Monsieur ? s’inquiète Pinuche.

— Oh ! lui, il roupillait. Groggy, bourré, terminé. Et heureux ! Il nous invite tous à prendre la crème à Hyères aujourd’hui. Ce sont été ses dernières paroles.

— Pendre la crémaillère ! s’étonne Hector qui ne s’est pas encore manifesté car il a des réveils progressifs.

— Ben oui, parce que…

Bérurier se tait et s’assied sur son séant.

— Mince, c’est vrai !

Pressentant une nouvelle couennerie du Gros, je m’approche de lui.

— Quoi donc !

Il relève sa chemise pour fouiller ses poches frénétiquement, un affolement surprenant chez cet être plutôt bovin se manifeste. A la fin, il sort un rectangle de papier rose, tout fripé, de sa vague de pantalon.

— Ah bon, ouf, j’ai eu chaud, dit-il en riant de contentement.

— Qu’est-ce que c’est que ce faf ? demandé-je.

— Un chèque !

— De qui ?

— De monsieur le senor…

Bérurier lit laborieusement le nom libellé au bas de son papier.

— … Alonzo Bystrô E Pinton Agiorno, articule-t-il. C’est mon Sud-Amerlock !

— Dis voir, c’est un beurre, ce mec. Il te refile sa technicienne du radada et en plus il rémunère tes prouesses !

— C’est pas mes éprouesses qu’il a munéré.

Là, Béru semble avoir quelque difficulté à se mettre à jour.

— Tu permets, dis-je en lui prenant le chèque aux doigts.

Je lis la somme portée sur le rectangle rose et les lampions m’en dégoulinent du crâne.

— Quoi ! m’exclamé-je, trois millions de dollars ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

Acculé (de frais) dans ses ultimes retranchements, la Gonfle plonge pour une confession publique.

— Tu sais que pour vanner un peu, j’y avais prétendu que c’était moi le grand pédégé de la compagnie Pacqsif ?

— Oui, et après ?

Le Mastar renifle sa contrition.

Ben, une chose en amenant une autre, et comme il insistait, je lui ai vendu le Mer d’Alors.

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