13

Vendre le Mer d’Alors ? répète le Vieux en me coulant un regard qui en dit long comme un pensionnat de serpents en promenade. Et combien espériez-vous le vendre, Oscar ?

Gaumixte ressort de sa poche sa purée de Rafaël Gonzalès, la remodèle tant bien que mal, la rembouche, la rallume et fait semblant de la fumer.

— Discrétion discrétion, Achille ?

— Ben voyons !

— Juré ?

— Juré !

— On lui en demandait deux-cinq en espérant traiter à deux.

— Deux-cinq, quoi ? insiste le Dabe.

— Deux millions de dollars et demi, mon bon. Ça les vaut presque ! Si je vous faisais le prix de revient de ce bâtiment, c’est vous qui n’en reviendriez pas : de la moquette partout, vous avez remarqué ? Et il est entièrement ignifugé, ce barlu ! La planche a découper du Chef exceptée, rien n’est inflammable, ici ! Et les boutons de portes, dites, Achille : les boutons de porte, vous avez vu ça ? Non mais touchez, par curiosité, touchez ! En cuivre ! Enfin on dirait du cuivre… Je ne vous parle pas de la décoration ! Un tableau de maître dans chaque appartement de luxe. Signé ! Ça vaut une fortune, ces trucs-là. Je sais que la Samaritaine nous a fait des conditions étant donné le nombre de toiles acquises, mais nous l’avons senti passer. Vous avez remarqué l’orientation des cabines ? Tous mes hublots ont vue sur la mer, Achille ! Je ne vous l’avais pas dit ? Tous ! Regardez, regardez par le hublot, Achille, par curiosité. Qu’est-ce que vous voyez, hein ? Hein ? Ben dites-le, quoi, merde ! La mer ! ! !

Il s’éponge le front.

— Ah, il était coriace, le bougre ; dame : un milliardaire !

Il se plante devant l’énorme cadavre verdouillant de feu A.B.E.P.A. et murmure après un temps de contemplation :

— C’est malin : se faire assassiner avec tout ce pognon ! Compliments !

(Puis, à nous, éploré.)

— J’allais vendre, j’aurais vendu ! Il en avait envie du Mer d Alors, ce connard ! Il le voulait pour sa collection !

(Retournant à feu l’Argentin.)

— Ah ! c’est autre chose que nos pétroliers qui puent l’essence, hein, gros dégourdi sans malice ! Ça vous a une autre ligne que nos cargos poussifs qui ressemblent à des vaches pleines ! Ou que nos bananiers plus enfumés qu’un appartement Louis XIII !

(Frappant le plancher d’un talon rageur.)

– Ça c’est du bateau signé, mon p’tit Alonzo ! Il a été conçu Français, quoi, merde ! Il a un pedigree ! Le monsieur qui a dessiné la proue connaissait celui qui a inventé la poupe, oui, Môssieur ! Pas comme dans vos pays de carnavaux où les ingénieurs des chantiers navaux font la maquette d’un bateau avec le jeu des sept familles !

Nos navires, mon pauvre roi du Congelé, on les pense avant de les faire ! Et quand on les a faits, on les habille, et pas au Carreau du Temple, mais chez Balmain ou chez Coco Chanel. On les traite comme des gonzesses, NOUS !

(Se tournant pour nous prendre à témoin.)

— A deux millions de dollars je le lui laissais ! Avec les tapis, le plein de mazout, le commandant, tout ! J’emportais que ma brosse à dents !

(Se jetant contre la poitrine du Vieux.)

— Deux millions de dollars, Achille ! Le salut ! L’oxygène ! On allait pouvoir payer le gaz, régler la note de l’épicier, faire repeindre mon bureau ! Survivre, quoi, merde ! Le pavillon de la compagnie allait continuer de flotter au-dessus de la porte de nos agences. Voulez-vous que je vous dise ce qui nous tue ?

(Tendant le poing vers le ciel.)

— C’est ces fumiers, là-haut, avec leurs dégueulasseries de Caravelles, leurs saloperies de Boeings, leurs ignominies de Décès 8 ou 9 ! Vous savez ce qu’ils offrent aux gens, en guise de prime ? De la vitesse, Achille ! On ne peut plus lutter. Ce que nous accomplissons en jours, ils l’accomplissent en heures. Ils ont démantelé l’unité de temps, ces vaches ! Nous promenons nos contemporains, eux les transportent ! Ils leur ratatinent la planète ! La minusculisent ! La Terre, vous voulez que je vous dise ? On se cogne déjà aux murs ! On s’y tient sur un pied ! C’est une pastille en train de fondre ! J’ai essayé de me battre, notez. Ma publicité ? Le bien-être du bord ! La douceur de vivre d’AUTREFOIS ! Le Soleil… Parfaitement, j’ai pris mes risques : je leur ai promis même le soleil à ces nigauds, Achille. Pas la lune : je dis bien, le soleil ! Eh ben, ils s’en foutent ! Ils ont des appareils à se faire bronzer chez eux. Quant à la table trois étoiles, ça leur fait peur. Tous au régime ! La trouille de l’infarctus, le souci de la ligne, du cholestérol, de la rate, du foie, du gésier. Vous vous intéressez à votre cholestérol, vous, Achille ? Moi pas, je l’emmerde ! J’aime la langouste, moi ! Je préfère un foie d’oie au mien. Je ne pisse que du résidu de Chambertin ou de Dom Pérignon, moi ! Je ne suis pas n’importe quel fossoyeur ; je creuse ma tombe avec mes dents, moi ! Chez moi, les bascules ne servent qu’à faire des confitures ! Car je dorlote mon diabète, moi. Je choie mon albumine, je mignarde mon urée. J’ai l’héroïsme de la jouissance ! Je suis le Bernard Palissy de la gueule ! Je déguste l’existence ; je ne la vis pas à travers un ordonnateur de pompes funèbres ! Regardez un peu mon ventre, Achille !

(Il écarte son veston et soulève le devant de sa chemise.)

— C’est pas beau, ça ? En comparaison, la chapelle Sixtine, c’est de la chose en bâton !

(Se laissant tomber dans un fauteuil.)

— Mais maintenant ça va changer, hélas. Lui aussi va péricliter ! O, mon ventre que j’aimais si fraternellement ! Mon compagnon de tous les bons instants ! C’est fini… Regarde !

(Il désigne le cadavre du Sud-Américain à son nombril.)

— Notre avenir gît là. Il va falloir faire faillite et perdre du poids !

Il se prend la tête à deux mains. Il serait bouddha, il se la prendrait à six mains tant est immense son accablement.

J’attire le Vieux dans le fond de la pièce.

— Dites, Patron…

— Oui, murmure le Vioque, je sais à quoi vous pensez : au chèque de Bérurier, n’est-ce pas ?

— En effet. Avant sa mort, le gros Argentin a cru acheter le navire et il l’a payé.

— Seulement la vente ne tient pas puisqu’il l’a acheté à un monsieur auquel le Mer d’Alors n’appartenait pas. Il s’agit d’une escroquerie aux yeux de la loi. Officiellement on enverrait Bérurier en prison et le marché serait déclaré caduc.

— Seulement comme l’acheteur est mort, il ne pourrait re signer un nouvel acte d’acquisition, non plus qu’un nouveau chèque.

L’arrivée de Béru et Pinaud met provisoirement un terme à nos divagations. Les joyeux compères coltinent une gigantesque malle dont le couvercle leur arrive à la poitrine.

— Vide, elle pèse déjà une tonne, gémit la Vieillasse. Il faudra que tu nous aides, San-A.

— Où avez-vous trouvé ce monument ?

— Dans une réserve, derrière la salle de cinéma.

L’union faisant la force, comme le disait si pertinemment quelqu’un dont je n’ai pas très bien retenu le nom, nous chargeons le cadavre d’A.B.E.P.A. dans la malle, puis celui de la belle hindoue. Ces funèbres opérations accomplies, nous nous rendons alors compte qu’il est impossible de transporter ce fardeau de coursive en coursive jusqu’à la morgue.

— Il faudrait un diable ! dit le Boss. Pourriez-vous nous en procurer un, Oscar ?

— Où voulez-vous que je le prenne ! Je ne suis pas porteur à la gare du Nord !

— Bougez pas, j’ai notre affaire, déclare aimablement Béru.

On dira ce qu’on voudra de lui, mais il est ingénieux par moments, le Balourd. En moins de deux (de deux quoi ? je me le suis toujours demandé), il a sorti de leur rail les portes coulissantes de la penderie. Ce sont de forts panneaux massifs munis de roulettes à leur partie supérieure.

— Aidez-moi à basculer la malle !

On suit les directives du contremaître. Bricoleur-né, la Gonfle a tôt fait de visser quatre roulettes à chaque angle de son immense coffiot.

— Et maintenant en route, décide-t-il.

Nous quittons les lieux du drame.

Les roulettes caoutchoutées ne grincent pas. On va poussivement le long des coursives. De temps à autre on croise des touristes qui se plaquent aux cloisons pour nous laisser passer.

— Je peux vous aider, messieurs ? s’inquiète un steward.

— Surtout pas, rebuffe le Gros, c’est ma collection de verre filé, je préfère la casser moi-même.

J’ai bien renouché le parcours avant de m’embarquer. Il existe un trajet discret qui nous permet d’accéder à un monte-charge réservé au service. Le hic, c’est que la cage d’icelui est juste aux dimensions de la malle. Nous devons donc fourrer cette dernière dans la cabine et descendre les quatre étages de ponts par l’escalier pour actionner l’appareil.

Naturellement, ma vélocité me permet d’arriver au pont-batterie le premier et j’ai le privilège d’appuyer sur le bouton d’appel.

A ma grande surprise, les voyants lumineux indiquant la position de l’ascenseur ne s’éclairent pas. Aurions-nous mal refermé la porte du monte-charge ? Furax, j’appuie violemment sur la pastille noire. Enfin les petits rectangles de verre s’éclairent l’un après l’autre, nous rendant compte de l’approche de notre colis. Un zonzonnement de mécanique bien stylée retentit. Boum ! La porte s’ouvre automatiquement.

— Et deux viandes froides, deux ! s’écrie Béru paré pour la réception.

Il demeure les bras ballants en voyant un gros costaud de Noir, vêtu d’un maillot cerclé, sortir de la cabine. L’homme coltine une caisse de bouteilles vides. Il est athlétique, luisant, tout en sourire.

— Hé dites, bredouille Pinaud, vous n’auriez pas aperçu une malle ?

— Excusez-moi ? lui demande le Noir.

— Une malle ! clame Bérurier, tu capito ? Undestand well ? Pigé, yes, mon pote ? Malle ! Bigouze malloche, grande commak ! Peinte en rouge ! Rosso, red ? Tu mords ce que je cause ! Même chose une caisse mon z’ami ! Y’a bon, grande caisse, Coffiot ! With roulettes ! Une box very mahousse ? Vu ? It is allritche ?

— De grâce, ne vous mettez pas dans un état pareil, monsieur, déclare le Noir, s’il s’agit de la forte malle qui encombrait le monte-charge, rassurez-vous, elle n’est pas perdue. Ignorant ce qu’elle faisait là, je l’ai tout bonnement retirée de la cabine et l’ai poussée contre le mur.

Il s’incline et s’éloigne sans s’être départi de son beau sourire.

— Bon, faut que je regrimpe charger ces messieurs-dames, lamente le Gros en gravissant l’escalier.

— Je vais t’aider, renchérit Pinaud en empruntant l’ascenseur, car il a l’esprit beaucoup plus vif que son ex-collègue.

— Y seront bien, ici, déclare Bérurier en essuyant le ruban intérieur de son chapeau ; si tu voudras mon avis, la morgue est plus confortable que le dortoir où qu’on nous a mis dormir.

Effectivement, l’endroit offre l’agrément d’une fraîcheur appréciable en cette matinée d’été méditerranéen.

Le Gravos montre les quatre immense bacs réfrigérés montés sur rail.

— C’est bien, mais ils sont pas outillés pour les épidémies. Encore deux meurtres et on affiche complet, faudra ensuite se rabattre sur le congélateur des cuisines.

Pinuche s’affaire sur les rabats de la malle qui semblent s’être coincés. Mais, patient comme un cruciverbiste ou comme une tricoteuse qui élèverait des petits chats, il vient à bout des deux ferrures. Il soulève le couvercle, émet un léger cri de poulet assommé et tombe assis simultanément sur le parquet et sur ses fesses en gousses d’ail.

— Ben, qu’est-ce qui t’arrive, César ! m’exclamé-je.

Sa moustache mitée ressemble à deux pinceaux qu’on aurait oublié de nettoyer à l’essence de térébenthine : elle est pleine de vilains grumeaux et de poils indisciplinés.

Pinaud émet une plainte d’oiseau nocturne.

— Yzi, yzi, yzi, yzi… couine-t-il lamentablement.

— Ben reste avec nous, Pépère ! lui lance Béru ; t’es en pleine méno, mon pote !

— Yzi, yzi, y z’y sont plus ! articule enfin la Viocharde.

On se regarde, Alexandre-Benoît et moi, comme vous regardez votre sœur lorsque votre beau-frère se met brusquement à uriner dans le piano.

Pourtant, comme il y a un saint Thomas en sommeil dans le cœur du plus grand poète, je m’approche de la malle ouverte.

Pinuche n’est pas maboul, mes frères : elle est laide et bien vide[16].

Vous m’objecterez qu’après les vingt-quatre plombes que nous venons de vivre, un sortilège de plus ou de moins ne devrait pas affecter notre moral, néanmoins, cette malle béante me file davantage le vertige que le grand Canyon du Colorado.

— On nous a barboté les cadavres ! tonne Bérurier.

— Ta bouche, A-B B ! lui dis-je.

Je me concentre intensément. Dans des situations pareilles, s’agit pas de se laisser voguer sur les nerfs, mes colombes, sinon on a vite fait de se retrouver sur le seuil d’un asile, sa valise à la main, et la lettre de son psychiatre dans là poche.

— Qu’est-ce que tu branles ? demande l’irrévérencieux, vachement désinvolte depuis que je ne suis plus son supérieur (ou plus exactement, depuis qu’il n’est plus mon subordonné).

— Je pense, Gros !

— Pense tout fort, qu’on en profite. Et puis ça nous évitera de penser nous-mêmes.

— On a mis trente secondes au plus pour descendre les trois étages. Quinze secondes pour attendre l’arrivée de la cabine. Quinze autres pour parler avec le marin noir. Vous en avez mis une trentaine pour retourner chercher la malle. Par conséquent elle n’est pas restée hors de notre surveillance plus d’une minute et demie. En 90 secondes, il a fallu que quelqu’un la ressorte du monte-charge, la pousse jusque dans un coin peinard, sorte les deux corps et la remette à côté de l’ascenseur. C’est une fameuse prouesse, ça, mes canards !

Ils vont pour parler, mais ensemble, heureusement, ce qui leur neutralise l’envie.

— Nous tenons le bon bout, les mecs !

— Tu crois ? balbutie Pinaud en se remettant à la verticale.

— Yes, Baron ! Cette fois, voilà du vrai positif bien réel ! Le Noir de tout à l’heure est fatalement dans le coup, sinon cet escamotage ne pouvait pas avoir lieu, ça devenait trop juste. Je vois le topo ainsi, les gars : depuis nos investigations chez Alonzo nous étions surveillés. On nous a magistralement filés lorsque nous sommes partis avec la malle. Ils ont profité de la première occasion venue pour récupérer son contenu. Seulement, il leur a fallu utiliser un local situé très près du monte-charge.

— Pourquoi avaient-ils besoin de mettre la main sur les corps, alors qu’ils ont eu une bonne partie de la nuit pour en disposer ? objecte le Bêlant.

— Question pertinente, Votre Honneur, mais que vous voudrez bien laisser en suspens jusqu’à nouvel ordre. Allez remettre cette malle où vous l’avez prise, enlevez-lui ses roulettes et venez me rejoindre.

— Où ça ? demandent-ils en cœur.

A la cabane, bambou, bambou ! A la cabane bambou, bou ! chantonné-je, je vais de ce pas interroger l’aimable Sénégalais de l’ascenseur. Je suppose que je le dénicherai aux cuisines !

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