LA VÉRITÉ RENTRE DANS LA BOUCHE DES ENFANTS

C’est en revenant de la salle de bains pour la première miction de la journée que j’aperçois le billet glissé sous ma porte. A en-tête de l’hôtel, il émane (céleste) de Bérurier.

Il dit :

Sana,

Vu qu’tu dors comm’ un poing fermé, j’sors faire un bout d’enquête av’c le môme. On se retrouvera sur les couilles d’midi pour jaffer. La bise.

Béru

Il est dix plombes of the morning et une ancillaire promène son aspirateur en laisse dans le couloir. Assez rude, la fille, car elle file des coups dans les lourdes comme si elle tenait à éveiller les clients qui en écrasent encore.

Je commande un pot de café noir et m’accorde une douche modulée.

Suis-je au point zéro ? Cela y ressemble. J’ai découvert des trafiquants de blanche, mais pas mon Toinet gentil. Non plus que la dame qui arma la main du pauvre Denis Fauboursin, mercenaire et martyr, que le Seigneur absoudra, je l’espère.

En me vêtant, je trouve le pistolet chromé du docteur. Si j’en crois la carte grise de sa ronfleuse (et pourquoi en douterais-je ?) il se nomme Léonard Devaincy et exerce fectivement la louable profession de docteur en médecine, rue de la Fondue Alpine, à Annemasse, 74.

Qu’il soit devenu l’amant d’une dame habitant Genève n’a rien de kolossalement surprenant, comme dit le chandelier Kohl. Mais ce qui me tarabate la coiffe, c’est cette arme étrange. Passons qu’il dispose d’un feu, compte tenu de ses visites nocturnes, bien que ce ne soit guère le genre de précaution que prend un toubib. Il aurait choisi un pistolet traditionnel, genre 6,35. D’autre part, sa maîtresse est l’épouse d’un mec qui vit de la drogue. Ça fait beaucoup de choses démangeantes, non ?

Oui ?

Je savais que tu serais d’accord !

* * *

Je passe la douane de « Mon Idée » et personne ne me demande quoi que ce soit. Le préposé suisse m’adresse un hochement de tête et y a pas de Français dans la guitoune suivante. Je pédale jusqu’au centre annemassien où je m’informe auprès d’un facteur de la rue de la Fondue Alpine (d’éléphant, pour changer ; d’ailleurs j’aime pas les bourrins, toujours prêts à t’allonger un coup de sabot dans les roustons quand tu les approximites, ou à t’envoyer aux marguerites quand tu les montes, ces cons).

La voie en question est située à promiscuité de la zone industrielle. Elle ne mesure qu’une cinquantaine de mètres et ne comporte pas de numéros impairs car elle est bordée sur tout un côté par l’arrière d’une grande surface. De l’autre, par contre, on trouve un lotissement à l’architecture plutôt gaie : briques ocre, boiseries en teck, vitrages abondants, jardinets style anglais où les habitants de goût mettent à s’ébattre les jolis nains de Blanche-Neige, l’une des pires saloperies que puisse reproduire un céramiste !

Que de fois, survenant chez des potes, j’avise ces merdes sur leur pelouse et me retiens de sortir mon bigorneur pour pulvériser ces messieurs hirsutes. Moi, je dirigerais la Société Disney, je tournerais une version porno de Blanche-Neige. On la montrerait en train de se faire tirer par les sept nains à la fois.

Je combine des postures kamasoutresques : Simplet dans sa moniche, Grincheux dans son fion, fellation à Prof, savonneuse pour deux autres que j’ai oublié leurs blazes. Merde, m’en resterait deux encore sur les bras ! N’importe, on leur trouverait bien une occupe d’attente : ils lui lécherait les doigts de pied, par exemple ? Pendant ce temps, la méchante reine se gratifierait le dito d’un petit solo de guitare, ou bien se ferait mettre par le Prince Charmant, qu’est encore plus con que tous les autres !

Ça ne serait peut-être pas hard en plein, mais cocasse, ça j’en réponds ! Je te garantis le succès. Pourquoi ne pas risquer le coup à une époque où des petits marles écrivent la suite des gros succès : Autant en emporte le vent, Rebecca ? Un de ces jours, je vais m’atteler à la suite des Misérables, moi ! Ressusciter le Jean Valjean, lui faire embroquer Cosette. Je suis pour le cul. Le serai jusqu’à la mort de ma sève et même encore après, si je survis à ma bite. Ce sera bien le diable qu’il me reste pas des petits retintons, les soirées d’hiver et les dimanches de pluie. De légères bandaisons tricotées au film « X ». Voire des cunnilinctus pas trop bavocheurs, style « Pépé mange ta soupe » ! Au besoin, pratiquer le « Sifflet voyou » avec deux doigts dans le nénuphar de la chérie. Je m’en tirerai toujours, je pressens, quitte à les manœuvrer au gode vibreur ! C’est la volonté qui importe, quand bien même il ne me sortirait plus que de la fumée du brichouard.

La maisonnette du docteur Devaincy est un peu plus vaste que celles des voisins car on a bâti un additif en moellons de verre, sur l’arrière : probably le domaine médical du toubib ?

Le garage attenant est ouvert et vide. Sur la plaque il est indiqué que les consultations ont lieu de 8 à 10 et de 14 à 18 heures. Dans les intervaux, le doc opère ses visites.

Je me pointe jusqu’à la lourde où brille une poignée de cuivre dûment fourbie. Sonnette. Son moderne, mélodieux pour pas rendre cardiaque le visité. Les premières mesures de Lara retentissent, exécutées par l’orchestre philharmonique de Budapest sous la conduite du maître Kracklamy.

Une diligente soubrette qui serait ravissante avec cinquante kilogrammes de moins, pas de tache de vin au cou ni de grosses verrues à pelage angora sur le menton, vient m’ouvrir. A cause de ses formidables lunettes de myope, en la regardant, t’as l’impression d’apercevoir le commandant Cousteau à travers la vitre de son bathyscaphe par deux mille mètres de fond.

Je lui demande après le docteur et elle me répond qu’il n’est point là. Un mensonge proféré avec aplomb lui donne à croire qu’il m’a recommandé de l’attendre. N’étant pas une personne à problèmes, elle me laisse entrer dans un salon meublé provençal, comme beaucoup de salons médicaux hautsavoyards, puis se retire dans sa cuisine où je l’entends actionner un sèche-salade à moteur.

Dès lors, comme j’aime à exprimer, je quitte le salon pour une visite induse de la demeure. La chose m’est aisée. Primo, il est clair qu’aucune femme autre que la servante ne l’habite, et deuxio, cette dernière est tellement gourde et miraude que quand bien même elle me trouverait devant le coffre-fort béant de son patron, il me suffirait de lui dire que je l’ai confondu avec les chiottes pour qu’elle me croie.

A propos des chiches, je trouve aisément le cabinet médical. Classique : bureau, bibliothèque aux livres techniques. Fouille des tiroirs. Ballepeau. Examen ensuite du soubassement de la biblio : des revues qu’ensevelit la poussière. La grosse mocheté n’est pas une fana du plumeau.

Du cabinet, je passe à la salle d’examens (l’additif cité plus avant). Le bigntz classique : appareil de radiologie, table d’auscultation gynéco, armoires métalliques, et une foule d’autres trucs-machins permettant de défier bronchites, chaudes lances, ulcères et le reste.

Mais ce matériel médical ne m’apprend rien. Je rebrousse chemin, repasse par le cabinet, vais pour sortir quand mon attention est attirée par un voyant lumineux rouge. Il s’agit d’un appareil enregistreur téléphonique branché. Je me penche dessus et lis sur un cadran que deux communications ont été enregistrées.

Depuis sa cuistance, la grosse chante un air d’Edith Piaf qu’on vient de fêter le trentenaire de sa mort. La chanson est du merveilleux Jean Constantin, l’un des grands coups de cœur de ma vie amitieuse : Mon manège à moi.

J’enroule la bande pour la remettre à zéro, branche. Première communication. Elle est d’Esther, la veuve de la nuit, toute neuve. C’est pour dire à son Léo superbe et généreux qu’elle a besoin de le voir avant le retour des Bergovici qui vont quitter Marrakech en fin de journée. Elle se trouve dans une grande détresse morale, il lui faut l’aide de son bien-aimé pour supporter la mort de l’époux : classique.

Le second appel me semble beaucoup plus intéressant. Voix d’homme, basse grasseyante, à la Mourousi. Il ne se nomme pas, preuve qu’il s’agit d’un familier.

Il dit :

« — Tu sais, Léo, je viens de réfléchir au truc de cette nuit et je dois te dire que je n’aime pas ça. Mais alors pas du tout ! Pour commencer, laisse tomber cette bonne femme, sinon elle va t’emmener aux pires catastrophes. En tout cas, j’en sais un qui va ruer dans les brancards en apprenant la chose. Ne te fragilise pas, Doc. Tu n’as pas besoin de ce genre de coups foireux en ce moment. Tu vois ce que je veux dire ? Bon, je passerai te prendre ce soir, à dix heures ; ciao ! »

Je réécoute cette musique de chambre à deux reprises, bien me l’entrer dans la boîte à comprenette. Ensuite je sors dans le couloir et hèle la bonniche.

— Décidément, je n’ai pas le temps d’attendre davantage, lui dis-je. Tenez, cette carte grise qui appartient au docteur, vous lui direz que j’ai omis de la lui rendre cette nuit.

— C’est de la part ?

— Il saura.

* * *

Midi, roi des étés, carillonne dans les estomacs béruréens quand je retrouve le fatal tandem. Il m’attend dans le hall de l’hôtel. Le Mastard me bondit sur les endosses quand il m’aperçoit.

— Allez ! vite, à la choucroute ! aboie-t-il. J’ai pu contenir Apollon-Jules jusque z’à présent, mais y d’vient plus t’nab’. L’concierge m’a indiqué une brasserie où qu’on en fait d’la chouette : tout du fumé, ça s’rote mieux.

Ils envahissent mon tilbury et l’énergumène me file un papelard sous le nez.

— Chauffeur, appuiliez, si vous voudrez un bon pourliche, plaisante-t-il.

— Qu’as-tu fait ce matin, Gros ?

— J’sus été chez les proprios d’ l’aut’ Audi.

— Je m’y étais déjà rendu hier.

— J’sais, la dame m’a dit. C’t’une gerce qu’a du répondant, non ?

— Qu’entends-tu par là ?

— Du temps qu’on causait, j’ai pris le tricotin. L’était en robe des champs, biscotte le morninge. N’a aperçu l’enflure d’mon bénouze et, Delors, n’a plus maté qu’ça. Fascinée, l’était. Si tant qu’à la fin, j’ai dit :

« — P’tite maâme, j’d’vine votre intrigance. Pas la peine d’tergir l’verset, l’temps d’tourner l’dos aux mioches et j’vous montre l’plus gros séquesse d’Paris et sa grande banlieue ! Juste à titr’ d’ vot’ informante, qu’vous mourreriez pas idiote. »

« J’y ai déballé l’bestiau ! Charogne ! J’ai cruve qu’é prenait un malaise. L’a pensé voir jaillir l’requin méchant des Dents d’ la mer ! N’a fait deux pas en errière avec signe d’croix incorporé.

« — C’s’rait pas d’not’ jeunesse, j’y ai-je dit, j’vous f’sais faire un peu d’monte à cru su’ le dos d’la bête ! »

« — Oh ! non ! Oh ! non ! qu’elle dénéguait, une chose pareille, c’est une anomalie ! »

« Comme si j’s’rais anomalien ! J’ai ri.

« — C’t’anomalie, ma puce, si toutes les dames qui l’a prise dans la Sainte-Barbe m’ filaient dix balles, j’s’rais riche comme Prépuce ! »

« Mais l’était trop terrorifiée pour qu’on allasse plus loin dans nos r’lations. N’a pas même voulu toucher, malgré mon insistance, la promesse qu’ça n’mordait pas. D’vait avoir peur qu’en m’ manipulant la torpille, ça la fasse déflaquer. C’est plein d’gonzesses qui s’gênent du sida à not’ époque d’merde ! Comme av’c ma chopine hors normes, si j’ mettrerais des capotes, faudrait qu’j’les commandasse chez Berbury, les timorées veuillent pas prend’ d’risques. »

— J’ai faim ! gémit l’impossible Apollon-Jules.

— Ça arrive, bout d’homme. T’vas l’avoir ta choucroute garnie, et plein d’ lard fumé n’av’c ! Pour c’qu’est du fumé, les Suisses sont imbattab’ ! Ça et les montres !

— Les montres, j’m’en fous ! déclare l’énergique bambin. J’ai pas b’soin d’heure pour manger.

— Mais t’as déjà becté le fricot du bébé à la dame ! C’tait quoi-ce, au fait ?

— Des coquillettes av’c du biftèque haché, plus des yogourts et d’la compote d’pomme, y a pas de quoi faire le malin !

— Tu l’y as rien laissé, à c’ pauv’ mouflet ?

— Pour quoi faire ?

— Moui, c’est vrai, admet ce père conciliant.

Et ouf ! nous voilà arrivés devant l’ancienne brasserie Guillaume Tell (Gessler, successeur). Le temps de trouver une table libre et un drame surgit, imprévisible. Apollon-Jules devient violet, hoquette, s’étouffe, vagit, se tord, écume, s’exorbite, bat l’air de ses bras en ailes de moulin néerlandais, frappe des pieds ; bref, donne en un clin d’œil les signes alarmants d’une crise fulgurante d’allergie pernicieuse dont la violence impressionne toute l’assistance, rameute garçons et patrons, fait s’évanouir de très vieilles dames impressionnables, bref, fout la merde dans un établissement honorable et généralement quiet !

— Pollon ! glapit le Gros ! Qu’est-ce y t’arrive, mon biquet bleu ? Nom d’ Dieu, mais y m’meurt d’vant, c’ p’tit con ! Y a-t-il un docteur ou un méd’cin dans la salle ? Vite ! Faisez quéqu’chose, tout l’monde ! V’n’allez pas laisser partir mon gosse comme ça, bande d’ branques ! Au s’cours ! J’ai qu’un enfant, moive !

A dire vrai, je partage silencieusement sa panique car le gamin violit et prend des cernes noirâtres sous son regard de bovidé.

L’agitation est à son comble dans la brasserie lorsqu’un petit homme jaune, dont nous saurons plus tard qu’il est chinois de Malaisie, se nomme Chi Dang Tong Li et exerce le métier d’acuponcteur, fend les badauds badeurs et prend l’initiative des opérations.

— Levez l’enfant en le tenant la tête en bas ! enjoint-il.

Béru n’a pas besoin de concours extérieur pour souscrire à cette demande. Il empoigne son rejeton par les chevilles et le tient à bout de bras. Alors, l’Asiate flanque un coup de poing très sec dans le ventre d’Apollon-Jules, à peu près au niveau du pylore.

L’agonisant émet un bruit de ressac contre une jetée bretonne et dégueule un flot de nourritures qui furent goinfrées bassement. Au centre de la flaque, j’aperçois un stylo-bille.

— C’est fini ! annonce le Chinois-Malais.

Fectivement, Apollon-Jules, replacé dans la bonne verticale, reprend souffle en bavant et en larmoyant, l’air sonné d’un boxeur qu’on vient de compter dix et qui ne sait plus s’il se trouve sur un ring ou dans la salle des pas perdus de Bécon-les-Bruyères.

— Il s’est étouffé en avalant ça ! déclare son sauveur safrané en désignant le stylo.

Bérurier ramasse la chose et l’essuie à ses vêtements.

— On l’garderera en souv’nir, décide le père, rasséréné. Tu peux dire qu’tu m’as filé les copeaux, fesse de rat ! Mais t’avais donc si tell’ment faim d’au point d’bouffer un estylo !

Il dépose l’objet sur la table. C’est un stylo à bille de couleur bleu foncé, avec des lettres d’or écrites dessus. Je lis « Orient-Express ». Et alors, je vais te dire, ce stylo, c’est moi qui l’ai acheté dans la boutique roulante de ce train de rêve au cours d’un voyage à Budapest[10] pour l’offrir à Toinet.

— D’où il sort ça ? coassé-je (car je suis né dans une ville dont les habitants sont surnommés « les grenouillards »).

— Ben, d’son estom’, comme tu l’as vu, rétorque Sa Bouffissure boulimique.

— Je te demande où il l’a trouvé, Container à merde !

— J’croive qu’il l’a s’coué au marmot d’la gonzesse qu’avait peur d’ma bite ! avoue ce père de délinquant juvénile. Y gribouillait n’avec.

Загрузка...