LE GRAND JEU EN PLUSIEURS PARTIES 4

Sur mon burlingue, un message de Béru à mon intention :

J’ai une communion d’la plus haute importation à t’faire. Viens m’voir, j’sus t’au chenil du 14 quai d’la Megésserie. Y a urgerie !

A.-B. B.

J’achève cette lecture en forme d’appel pressant et Toinet se radine, flanqué d’une jeunesse à qui je butinerais la case trésor sans me faire payer. Vingt piges, bien tournée, le regard vif et sombre, le cheveu châtain. Elle porte un kilt à carreaux noirs-blancs-gris, un chemisier blanc, une veste noire. Médaille de la Sainte Vierge entre deux délicieux seins gros comme des pêches et tout aussi veloutés.

— Claudette Bruyant, me la présente-t-il.

Je serre la menotte qui se tend, notant au passage l’humble montre du poignet.

Regard interrogateur à Toinet. S’agit-il d’un levage du jour ? Et si oui, pourquoi le drive-t-il à la Grande Cage plutôt qu’à l’Hôtel des Deux Hémisphères et de la Raie culière réunis ? A moins qu’il ne compte utiliser le studio du Vioque attenant au bureau ? Mais ça me surprendrait, Chilou se trouvant parmi nous, désormais.

Mon luron ajoute en me vaporisant une œillade aussi efficace qu’un gyrophare d’ambulance :

— Claudette est la fille de l’employé d’aéroport tué par un chauffard.

Vu !

— Mes condoléances, mon petit, murmuré-je gauchement, car s’il y a une chose qui me met dans mes petites godasses, c’est bien ça.

Je préfère les écrire, là je trouve des mots bien vibrants, humides et touilleurs de peines dont on pourrait faire un recueil générateur d’inspiration. Mais débiter du lacrymal à quelqu’un que tu ne connais ni des lèvres ni des dents a quelque chose de gênant.

Elle chuchote « Merci » et son regard s’emplit de larmes.

— Comme y a rien de plus dégue qu’un chauffard fuyant ses responsabilités, reprend le gars Antoine, je me suis livré à une petite enquête.

Toujours son regard sous-titreur.

— Tu as bien fait, mon garçon.

Il est joyce, le môme.

— Tu as découvert des choses intéressantes ?

— Je voudrais que Claudette te raconte quelque chose, c’est pour cela que je l’ai amenée.

— Eh bien, je vous écoute, petite fille, dis-je à la jouvencelle de l’abbé Soury.

Charmante môme que son chagrin rend davantage romantique, je pense (en anglais : I think).

Elle déclare :

— Le jour de sa mort, quelqu’un l’a demandé au téléphone, à la maison, entre midi et demie et une heure. J’ai répondu qu’il ne rentrait pas pour déjeuner. La personne qui appelait…

— Homme ou femme ? coupé-je.

— Homme.

— Donc, la personne a voulu savoir à quelle heure papa rentrait, et comment ?

— J’ai dit qu’il quittait son service à l’aéroport à 17 heures et se déplaçait à mobylette. On m’a remercié et on a raccroché.

— C’était quel genre d’homme, votre père, Claudette ?

— Quelqu’un de gentil, de tranquille. Il aimait le bricolage, les matchs de foot, la pêche à la ligne, ainsi que sa voiture qu’il bichonnait et appelait « la princesse ».

— Ses fréquentations ?

— Inexistantes. Il ne vivait que pour sa famille. De temps en temps, il voyait un de ses condisciples du Gers qui habitait non loin de chez nous, mais c’était tout.

— Vous ne vous rappelez pas quelques visiteurs inconnus ?

— Aucun.

— Des coups de téléphone inhabituels ?

Elle secoue la tête.

— Non plus. Je vous le répète, monsieur, il n’existait pas quelqu’un de plus rangé que papa.

Et puis soudain, elle fond en larmes, la pauvrette. C’est si récent, ce drame ! L’enterrement remonte à ce matin, tu mords ?

Antoine semble malheureux de ses larmes. Il voudrait tenter de la consoler, n’ose. Moi, je lui montre. Prends la gamine dans mes bras et la laisse humidifier mon plastron. Je lui caresse la nuque en chuchotant :

— Oui, petite fille ; oui… Je comprends. Pleurez, ça soulage…

Ça le fait chier, mon rejeton, de me voir si à mon aise dans le rôle du consolateur. D’autant qu’elle a pas l’air de trouver ça mal, Claudette. Son visage est enfoui dans les poils de mon poitrail. Je sens que, mine de rien, elle respire mon odeur de mâle, y prend un plaisir inconscient. C’est vraiment de la jolie brouette, cette gosse ! Je m’y attellerais volontiers. Peut-être d’ici quelques jours, quand sa peine lui fera moins mal ? A l’insu d’Antoine bis, œuf corse. Rien qui fasse plus chier un fils que quand son dabe lui embarque une souris à sa pointure sous le nez. L’inverse aussi fait tarter les pères, mais ils se font une raison, au bénéfice de l’âge.

Agacé, Antoine passe dans le studio des voluptés. Il en ressort dare-dare et me jette :

— Il y a des drôles de jetons à prendre par ici !

Je l’interroge des yeux.

— Le Vieux ! chuchote-t-il, en pleine dégustation, avec une paire de cuisses comme écouteurs !

Voilà pourquoi le Dirlo bis était absent. Rien de changé sous le soleil ! Malgré l’âge, il reste toujours opérationnel, notre Achille (mais prend-il encore des pieds légers, le bougre ?).

Comme la petite Claudette me désunit, il lui lance :

— Racontez à mon père, ce que vous avez remarqué, lors du coup de fil en question.

Comment qu’il a mis l’accent sur le « mon père » ! C’est « mon grand-père » qu’il aurait préféré balancer. Il ignore, ce jeune daim, que les femmes s’en torchent de la gueule et de l’âge des hommes. Elles ressentent le « toc toc » ou non. Quand elles l’éprouvent, le gusman peut avoir cent ans et une frime d’ablette, ça ne change rien à leur élan.

La Claudette jolie se tamponne les coquillettes avec un fin mouchoir (qui se tenait tranquille dans sa poche car il est de baptiste).

— Pendant que l’homme me questionnait sur papa, j’ai entendu que quelqu’un l’appelait, à la cantonade. Il a répondu : « Un instant, je téléphone ». Ça se passait dans un endroit bruyant. J’ai pensé à une cabine téléphonique donnant sur une rue à grosse circulation ou dans un hall de gare routière, et peut-être les deux à la fois.

— Quel nom a donné à votre correspondant la personne qui le hélait ?

— Ce n’était pas un nom, mais un sobriquet : « Zozo ».

Je répète : « Zozo ». Et une vieille chanson conne que chantait papa me revient : « Avez-vous vu, le nouveau chapeau de Zozo ? — C’est un chapeau, vraiment très rigolo ! » Ce genre de chef-d’œuvre le ravissait, mon vieux. Il était dingue de Maurice Chevalier. Son autre palefroi de bataille, c’était « Dis, c’est’y toi, qui t’appelles Emilienne ? C’est’y toi, c’est’y toi, ou c’est’y pas toi ? ». Il avait l’humour simpliste, mon papa. A « bon appartement chaud (Bonaparte manchot) » il se mettait à rigoler. Y avait de la candeur et un grand amour de la vie dans son cas. Un type merveilleux. Il est mort depuis lurette, quand j’étais mouflard, mais je le cherche encore ; le chercherai toujours. Jusqu’à ce qu’on se retrouve, sinon, ça servirait à quoi de vivre ?

— Faut que je raccompagne Claudette, dit mon vaurien.

— Non, non, laissez, déclare la môme, j’ai des livres à acheter chez Gibert Jeune, de l’autre côté de la Seine.

On presse ses jolies menottes, fraîches comme une aube de printemps, et sa révérence elle nous tire.

Après son départ, on se sent un peu désemparés, bizarrement, Toinet et ma pomme, comme si, brusquement, il nous manquait quelque chose.

— Elle est choucarde, non ? me demande-t-il, suspicieux.

— La beauté du diable, réponds-je en le regardant tranquillement.

— Elle te plaît ?

— La plupart des filles de son âge attendrissent les hommes du mien. Comment as-tu eu l’idée d’aller chez les Bruyant ? Je ne te l’avais pas demandé.

— J’ai lu un avis d’obsèques dans le journal en clapant un sandwich. Ça m’a donné envie d’aller chez le type qu’une chignole avait repassé. L’instinct !

— Suis-le toujours, mon grand, murmuré-je, il est notre fil conducteur à nous autres poulardins. Il faut lui faire confiance ; même quand il nous oblige à exécuter des détours, il finit par nous conduire à bon port !

Puis, apercevant le message de Béru, je me lève.

— Le Mastard m’appelle à la rescousse, fiston, et je suis là à palabrer ; c’est pas sérieux pour un dirlo.

Il dissipe mes scrupules.

— Je connais d’autres directeurs qui se font mâchonner la membrane au lieu d’agir, fait-il. C’est pire, non ?

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