TRAVAILLER POUR LA GALERIE

Une galerie immense, Grand-rue. Moderne, malgré l’ancienneté de l’immeuble. Grands murs blancs bordés de projecteurs. Toiles uniformément encadrées de chêne clair.

On y expose Lerond-Dubay (sponsorisé par le Râ d’Adda qui protège les lettres et les lézards des artistes gay).

Les œuvres sont vachement percluses dans une géométrie atrophiée. Cela s’inspire du graffiti de pissotière et du vermicelle chinois non cuit. Les couleurs se cantonnent dans le mauve et le violet, avec, çà et là, jaillissante, une giclée de carmin provenant du coup de talon que le peintre a donné à son tube dévissé. Un fascicule consacré à l’artiste explique que l’idée de cette peinture — dite spontanée — lui est venue durant son adolescence, un jour où, mis en retenue avec un camarade, ils s’étaient masturbés face au tableau noir afin d’évaluer leur pression génitale.

A mon entrée, une dame d’un âge agréable, à la chevelure bleu des mers du Sud, pourvue d’un collier de chien en poils d’éléphant, marche à ma rencontre, souriante.

Je lui dis que je viens de parcourir des kilomètres pour visiter l’exposition de Lerond-Dubay. Elle approuve une telle démarche, devinant illico en moi le pigeon éclairé.

Elle a un imperceptible accent slave, celui des aventurières de tout poil ou des vieilles joueuses qui flambent maigrement aux tables des casinos pendant les heures creuses.

La personne me fait l’honneur des zœuvres du Maître (plus « mis » que « maître », vu ses mœurs). Je feins de m’intéresser à une toile représentant un cercle avec des pustules sur une ligne horizontale, intitulée « Le Peuple s’emparant des Tuileries ». Le tableau ne coûte que cent douze mille francs suisses, ce qui est donné quand tu penses qu’une Ferrari début de gamme en vaut facilement le double.

Sa comparaison avec la Ferrari m’offre l’ouverture du Palais des Congrès pour aborder le chapitre de l’Audi. Tu penses que je m’y engouffre (de Padirac).

— Il me semble, fais-je, vous avoir aperçue au volant d’une magnifique Audi bleue décapotable, hier ou avant-hier ?

Elle pouffe.

— Sûrement pas : je ne sais pas conduire. Mais peut-être étais-je en compagnie d’Ariane qui, elle, en a une.

— Qui est Ariane ? fais-je d’un air qui semble sortir de chez le teinturier[6].

— La propriétaire de cette galerie.

— J’ai connu une Ariane qui « faisait » dans le commerce de la peinture, c’est Ariane comment ?

— Ariane Bergovici.

Là, je trémouille. Bergovici est le nom de la plantureuse propriété où je n’ai pas osé pénétrer.

— Mon Dieu ! exclamé-je-t-il, n’a-t-elle pas un merveilleux chalet à Corsier, en bordure du lac ?

— Exactement, dit la Slave aux cheveux d’azur.

A la vitesse du son, je me dis qu’un truc cloche : comment le Service des autos mentionne-t-il deux immatriculations différentes pour une même bagnole ?

Mais un génie de ma trempe ne demeure pas longtemps dans l’expectative.

— Mme Bergovici posséderait-elle deux mêmes autos ?

Elle opine.

— En effet : son mari en a acheté deux pour leur anniversaire de mariage, au printemps, et les a commandées de la même couleur. L’une est à son nom, l’autre à celui de la galerie qui appartient à Ariane.

Elle cesse de sourire et réprime un léger sursaut.

— C’est étrange, dit-elle. Un jeune garçon est venu me poser la même question hier.

Cher Toinet ! Comme il a bien su remonter la filière, le bougre !

Cette fois, elle ne pense plus à me vendre un Lerond-Dubay, malgré son prix « souple ». Son instinct l’avertit que je ne suis pas le nonchalant qui passe, mais que je me dore au soleil de ses projos dans un but déterminé.

— Qui êtes-vous ? me demande-t-elle sèchement en reculant de deux pas comme si je revenais de Tchernoville.

A quoi bon ergoter ? La franchise est dans ma nature.

— J’appartiens à la police, avoué-je en montrant fugacement ma carte (je tiens l’index appliqué sur la barre tricolore, ce qui me permet de laisser entendre que je peux fort bien être policier suisse).

« Les autorités françaises nous ont demandé d’effectuer un contrôle à propos d’une Audi bleue décapotable qui aurait provoqué un accident à Paris, voici quelques jours. »

— Ce n’est certainement pas celle d’Ariane, assure la dame qui slave des pieds à la tête. Elle est au Maroc, ces temps-ci, avec son époux. Marrakech, la Mamounia !

— C’est un couple uni, on dirait ?

— Douze ans de bonheur !

— Que vous a demandé le jeune homme d’hier ?

— A peu près la même chose que vous.

— Et que lui avez-vous répondu ?

— Mais… la même chose qu’à vous.

— Notre amie Ariane se rend souvent à Paris ?

— Naturellement. La plupart des peintres qu’elle expose habitent la France, excepté quelques artistes suisses comme Grossmüll et Pétardosch.

— Que fait son époux ?

Là, elle se fige. Puis, d’un accent décuplé :

— Ecoutez, moi je suis seulement manager de cette galerie. Si vous avez des questions à poser aux Bergovici, c’est à eux que vous devez vous adresser.

— Eh bien, c’est ce que je ferai, chère madame.

Je sors.

Le môme en a fait autant hier. Et ensuite, où est-il allé ? Tiens, au fait, la charmante Muguette n’a pas mentionné sa visite. Capital ! Si elle ne l’a pas vu, ça signifiera que c’est sur la piste Bergovici qu’il a achoppé, mon Antoine bis. C.Q.F.D.

Un bistrot proche m’abreuve de trois décis de fendant et m’offre son téléphone à pièces. Je trouve sans mal sur l’annuaire, le biniou des Strengerïnzenaïte à la rubrique « Grand Saconnex ».

Je me dis, me répète :

« C.Q.F.D. : si la petite maman baiseuse n’a pas vu Toinet, c’est qu’il n’a pas eu besoin d’aller chez ce proprio d’Audi décapotable ! Et s’il ne s’est pas rendu chez eux, c’est parce qu’il avait déjà trouvé ce qu’il cherchait, mon brave gosse ! »

— Strengerïnzenaïte ! annonce Muguette, observant en cela la coutume suisse qui fait qu’un correspondant se nomme avant celui qui le demande.

Et moi, la voix noyée :

— Douce Muguette ? C’est moi.

— Qui, vous ?

— Celui qui vient de vous quitter après avoir vécu un instant de rare bonheur à nul autre pareil !

— Je ne comprends pas ce que vous dites ! fait-elle. C’est une farce ou une erreur ?

Je visionne ma tocante. Merde, son vieux est de retour du charbon et je la fous dans la merdoche avec mon turlu.

— Comment, rattrapé-je, vous n’êtes pas Mme Huguette Gradelame ?

— Pas du tout, ici Strengerïnzenaïte Muguette.

— Veuillez m’excuser.

Je raccroche.

Merde, va falloir que j’attende demain, à présent que le gapian est rentré à la niche ! Pourquoi les cocus ne se contentent-ils pas d’être cocus sans déranger ? Faut qu’ils se montrent inopportuns, en suce ! Et ce n’est pas une race en voie d’extinction, espère !

Je vais finir ma carafe de trois décis. Ce fendant est léger, fruité à souhait, comme la plupart des vins blancs suisses.

La sommelière est une bonne grosse, enceinte d’une poche à monnaie. Chemisier blanc, jupe noire, permanente à la débandade.

— Il vous plaît ? me demande-t-elle en montrant le flacon.

— Oui, mais moins que vous ! fais-je, car je suis incorrigible.

Elle a un sourire en comparaison duquel celui de la Vache-qui-rit sur sa boîte ressemblerait presque au sourire de la Joconde.

— Il n’y a pas grand monde ? noté-je.

— Parce que nous allons fermer.

— J’ai le temps de passer un autre coup de téléphone ?

— Y a pas le feu au lac !

Chère et émouvante expression qui a dépassé depuis lurette les frontières helvètes et a investi la francophonie en attendant d’aller coloniser d’autres continents !

Le feu au lac ! Le feu au cul !

Le téléphone se situe entre les chiottes et la cuisine, ces deux pôles de la vie courante. L’annuaire de Genève repose sur une tablette, flambant neuf. Chez nous, ses homologues sont froissés, déchiquetés, graffités, effeuillés sans vergogne !

J’y trouve aisément les Bergovici à Corsier.

Une voix d’homme a l’accent portugais me répond :

« Non, missiou n’est pas là. Madame non plou. Estons en v’yage au Moroco. Né rentreront qué la semanou prochaine. »

Cette confirmation du voyage des maîtres me sied.

La sommelière (telle est l’appellation réservée aux serveuses de bistrot en Suisse) est en train de désarmer le navire. Elle s’est désharnachée de son sac ventral et semble moins grosse.

Je lui souris par habitude. Je souris toujours aux femmes ; à toutes les femmes, qu’elles soient jeunes ou vieilles, belles ou laides, car je me sens de connivence avec toutes les femelles de la création.

— Vous êtes rudement belle, lui susurré-je.

Comme ça, tout le temps, l’Antonio. Avec les pires mochetés. Et le plus monstre c’est qu’elles le croient dans l’instant. Pas une femme qui ne possède au moins une bonne raison de se faire baiser. Avec cette luronne, si je ne venais pas de donner, ce serait la troussée cosaque sur l’une des tables du troquet, le nez dans ses mamelles guerrières, pas si flasques que ne le laisse craindre leur volume.

Du téton rural, ça, mon vieux. Avec des embouts plus gros que des ventouses à déboucher les éviers ! Bien sûr, ça ne réagit pas voluptueusement et leur tablier de sapeur est en crin. Mais ça te subit les pires assauts soudards sans broncher. Ah ! les plantureuses bougresses ! Ne pas les négliger surtout ! Conserver le contact avec ces fortes gaillardes michues, nichues, ventrues, cuissues et si passives dans l’amour. Graines de filles mères ! Pardon : de mères célibataires, comme on dit en notre époque de non-voyants, de malentendants, de handicapés moteur et de gens de couleur. Une plongée épisodique dans leur moulasse dodue te ramène aux temps des liaisons sur meules de paille, des enfilades verticales et express, de l’embroque au dépourvu qu’elles acceptent sans grand plaisir mais avec la satisfaction de se montrer femmes pour de bon !

Elle m’inspire, cette houri qui sent confusément la saucisse de veau aux reuschtis, le parfum de grandes surfaces, le propre et l’aisselle surmenée.

— Vous êtes chineur ! risposte-t-elle.

— Non : amateur de jolies filles. Vous êtes seule pour tenir ce café ?

— Les patrons sont à la noce d’une parenté.

Allons bon ! Voilà que mister Braque me tire par le bout du slip ! Il cherche à m’alerter. N’a pas eu sa ration, avec la mère Muguette, probable à cause de son chiare dont la présence refrénait mes ardeurs. On est vulnérables, nous autres bandeurs !

— Vous me donneriez un bec ? j’interroge-t-il, car je parle le romand à mes heures.

— Faut d’abord que je ferme le café.

Et c’est parti. Seulement, ma pomme, ça ne fait pas ma botte. Dans ce genre de circonstance, c’est comme avec les beignets vendus sur les trottoirs : si tu ne les consommes pas illico, ils refroidissent et tu n’en as plus envie.

Effectivement, mister Braque cesse de jouer les majorettes et se met à flasquer dans sa niche.

Ce que constatant, je dis à la sommelière que la fête à ses miches, ce sera pour une autre fois, et me casse par la Grand-rue déjà déserte, l’abandonnant à sa cruelle déception.

Je descends à pince en direction du centre et trouve un taxi devant la bijouterie Cartier. Me fais driver à la raie au porc où je loue une tire. J’eusse dû commencer par là, un flic devant assurer avant tout la liberté de ses déplacements.

Trente minutes plus tard, me voici de retour à Corsier, près du vaste chalet des Bergovici. Je laisse ma Mondeo de louage dans un renfoncement propice et pars en campagne.

Mon côté « chien de chasse » a pris le dessus. Désormais, rien ne pourra m’arrêter.

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